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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 

DE   PARIS. 


REVUE 

DE  PARIS. 

ÉDITION    AUGMENTÉE 

DES     PRINCIPAUX      ARTICLES     DE      LA 

REVUE 

DES  DEUX   MONDES. 

TOME    V. 


MAI   1855. 


6rujreUeô, 

H,   DUMONT,   LIBRAIRE-ÉDITEUR; 


1835. 


LES  PRÉDICATEURS 

DU  CA^RÊME. 


»I.  I,  ABBE  DU  GUERRY. M.  L  ABBE  CŒUR. M.  L  ABBE 

LACORDAIRE. 


—  Quand  je  passe  devant  une  petite  (église  de  village  et  que 
rette  église  est  délabrée,  moussue,  ruineuse;  que  la  porte  en 
est  fermée  toute  la  semaine  et  fermée  une  partie  du  dimanche  ; 
que  l'orgue  a  été  vendu  pour  subvenir  aux  frais  de  réparation  ; 
que  les  vitraux  donnés  par  un  seigneur  de  l'an  1200  sont  rem- 
placés par  des  carreaux  Jaune-blanc  de  verre  de  Bohème;  que 
la  moitié  du  clocher  est  enlevée ,  que  la  cloche  est  fêlée ,  et  que 
toutes  les  marches  sont  revêtues  de  vieux  lichens  et  cassées  en 
vingt  endroits  ,  ce  spectacle  me  semble  l'un  des  plus  tristes  du 
monde,  .le  vois  lA  le  cadavre  d'une  religion  :  le  cadavre  d'une 
religion ,  c'est  le  cadavre  d'une  société.  Temples  des  capitales , 
que  m'importent  vos  souveraines  pompes!  Vous  trouverez  tou- 
jours des  ambitions  |)ieuses  (jui  vous  feront  surgir  de  vos  cendres , 
plus  brillans ,  plus  étincelans ,  plus  grandioses.  Dans  les  villages 
dont  Paris  est  environné ,  on  rencontre  encore  je  ne  sais  com- 
bien de  petites  églises  délabrées.  C'était  le  centre  et  le  foyer 
social  des  populations.  Depuis  un  temps  immémorial ,  les  hommes 
y  avaient  prié  ,  pleuré ,  espéré,  tremblé.  Toute  la  politique, 
toute  h  vie  morale  et  même  physique;  naissance,  mort,  sym- 

TOME  V.  1 


G  REVUE  DE  FAlllS. 

pathie,  amour,  mariage;  reposaient  sur  celte  base  unique: 
—  répjlise  de  la  paroisse. 

»  Et  voici  la  pierre  angulaire  détruite;  le  centre  commun  — 
anéanti! 

))  .le  le  répète ,  le  cadavre  d'une  église  fait  peine  ;  c'est  le 
cadavre  d'une  société,  n 

Ainsi  me  parlait  un  jeune  homme,  un  enfant  delà  génération 
nouvelle,  un  de  ces  étranges  produits  de  la  civilisation  la  plus 
complexe  qui  fut  jamais.  Bonaparte;  et  les  cent  jours  ;  et  la  con- 
grégation ;  elles  pamphlets  de  la  restauration  ;  et  le  néo-catholi- 
cisme ;  elles  théories  de  llallanche  ;  et  celles  de  Hegel  ;  et  le  roman- 
lisnie,el  le  saint-simonisnie,  et  le  magnétisme,  hiiavaientlaissé 
leur  empreinte.  Ce  n'était  pas  une  intelligence  confuse;  mais  il 
était  de  notre  temps ,  il  en  avait  reçu  toutes  les  influences .  Le  doute 
et  la  critique  dans  lesquels  il  avait  été  élevé  commençaient  à  ne 
plus  lui  suffire.  11  reconnaissait  le  vide  et  le  faux  de  la  plupart 
des  nouvelles  théories  ;  toutes  ces  voix  prétenlieuses,  qui  psal- 
modient si  tristement  leur  hymne  de  régénération  sociale,  ren- 
daient à  son  oreille  un  son  fêlé  ,  lugubre  et  misérable.  Soit  orgueil, 
soit  force  d'esprit,  il  ne  pouvait  se  rejeter  aveuglément  au  sein 
des  superstitions  anciennes  ;  ses  préjugés  conlre  le  catholicisme 
s'étaient  augmentés  et  envenimés  par  un  long  séjour  dans  les 
contrées  proleslantes.  Il  avait  besoin  d'unité  ;  il  voulait  croire  : 
mais  il  ne  prétendait  pas  abdiquer  sa  raison  ;  et  comme  il  était , 
avant  tout ,  homme  d'impressions  naïves ,  comme  il  ne  reculait 
devant  aucune  émotion  noble,  devant  aucune  pensée  forte,  il 
était  malheureux  de   celle  désharmonie. 

J'aimais  à  l'entendre  :  il  me  représentait  merveilleusement 
cette  époque ,  sans  lest  et  sans  gouvernail ,  qui  n'est  pour  ainsi 
dire  amarrée  à  aucun  point  solide,  et  qui  vogue  de  folies  en 
folies  et  de  grandes  idées  en  grandes  idées,  sans  trouver  de 
havre  qui  lui  convienne.  On  aurait  pris  mon  ami  lanlôt  i)0ur  un 
catholique,  tantôt  pour  un  disciple  de  Bayle,  quelquefois  pour 
un  byronien  désespéré  ou  pour  un  piélisle  proleslanl.  M  élail 
de  son  temps,  je  le  répèle,  ù  une  seule  exception  près  :  l'affec- 
tai ion  lui  manquait;  il  ne  prétendait  pas  à  de  hautes  et  profondes 
convictions  ;  il  laissait  à  d'autres  le  masque  d'un  enlhonsiasme 
factice  et  la  parodie  de  la  sublimité.  Aussi  quand  il  me  parlait, 
feroyais-je  entendre  l'écho  ingénu  des  secrètes  pensées  qui  agitent 


REVUE  DE  PARIS.  7 

ce  temps-ci.  .le  rapporterai  quelques-unes  de  ses  paroles  les  plus 
caractéristiques. 

Nous  venions  d'assister  à  je  ne  sais  quelle  inauguration  néo- 
chrétienne  : 

(1  .lainierais  mieux ,  me  dit-il  ,  une  indifférence  complète 
qu'un  essai  absurde  de  régénération  religieuse.  Quand  la  piété 
se  confond  avec  le  mélodrame,  et  cpie  l'on  monte  une  église 
comme  un  théâtre ,  quel  espoir  reste ,  je  vous  piie ,  à  la  religion 
du  cœur? 

)>  Nous  avons  vu  mille  petites  religions  essayer  de  naître;  la 
putréfaction  del'arhre  donnait  nourriture  à  cette  végétation 
parasite.  Aucune  de  ces  communions  ne  s'appuyait  sur  une 
hase;  elles  trahissaient  toutes  une  maladie  sociale;  et,  comme 
symptômes,  elles  avaient  leur  intérêt  de  curiosité:  les  unes 
s'épuisaient  en  cérémonies  ;  les  autres  renouvelaient  quelques 
souvenirs  du  moyen  âge.  On  voyait  renaître  la  discipline  de  la 
Trappe,  régie  par  les  doctrines  philo,sophiques.  Tous  ces  apôtres, 
parmi  lesquels  des  hommes  de  talent  s'étaient  enrôlés  ;  ces 
Mahomets  et  ces  Christs  desreligionsnouvellesvousont-ilsassez 
fait  rire?  Comme  ils  se  disaient  et  même  comme  ils  se  croyaient  con- 
vaincus lÉvangiles  improvisés,  bibles  corrigées  et  augmentées, 
intrépidité  d'inspirations  et  prophéties  sans  miracles!  Enfantdu 
dix-neuvième  siècle,  jeniaudissais  mon  doute;  je  comparaisma  vie 
inquiète  à  cette  béatitude  rayonnante ,  à  ce  beau  sang-froid 
d'affirmation  qui  caractérisent  tous  les  Messies  de  l'époque! 
Mais  cette  foi  que  je  leur  enviais,  l'avaient-ils  donc?  D'où  leur 
fùt-elle  venue?  n'étaienl-ils  pas  à  la  fois  dupes  et  trompeurs? 
J'attendais  qu'on  m'éclairât,  et  je  n'attendais  i)as  long-temps. 
Tous  ces  fondateurs  de  religion  passaient  et  ne  revenaient  plus; 
en  quelques  mois  ils  étaient  oubliés:  c'en  était  assez  pour  me 
prouver  qu'ils  n'avaient  point  d'avenir.  Puis  eux-mêmes,  quand 
je  les  reconnaissais  sous  leur  nouveau  maintien  ,  ils  me  i)arais- 
saient  plus  sceptiques  dans  la  foule  des  sceptiques ,  qu'ils  ne 
m'avaient  paru  croyans  à  la  tête  descroyans.  Ils  avaient  dit,  et 
vous  savez  sur  quel  ton:  »t  le  Christianisme  a  fait  son  temps,  et 
1  voici  un  culte  qui  vous  convient;  les  prêtres  ne  peuvent  plus 
i>  rien ,  nous  leur  succéderons  ;  la  société  ne  va  plus  au  seruutn, 
:>  nous  lui  ferons  la  chasse  et  elle  nous  écoutera.  i>  Ils  avaient 
dit  ces  choses  et  bien  d'autres  encore;  et  cet  anti(iue  christia- 


8  REVUE  DE  PARIS. 

iiisme ,  qu'ils  insultaient  par  leurs  généreux  égaixls  ,  n'élevait 
point  la  voix  pour  témoigner  de  sa  vie  !  Nous  prenions  son 
silence  pour  un  signe  d'agonie,  nous  qui  supposions  que  le  fracas 
était  la  force,  que  les  protestations  étaient  les  croyances  ,  et 
que  la  prise  de  possession  était  le  nec  plus  ultra  de  la  con- 
i}uète  ! 

1)  Cependant  le  temps  a  marché  ;  nous  nous  sommes  trouvés 
plus  pauvres  de  nos  richesses  nouvelles.  Toutes  ces  croyances 
n'aboutissaient  qu'à  détruire  le  dernier  débris  du  lien  social! 

î)  Pourquoi  avait-on  prêté  l'oreille  à  ces  apôtres?  C'est  que 
l'on  s'ennuyait  horriblement  :  c'est  que  le  vide  delà  |)olitique 
sans  cœur  commençait  à  se  montrer.  On  commençait  à  sentir 
que  le  bonheuretmème  le  bien-être  ne  sont  pasdansde  grandes 
et  interminables  disputes;  que  cet  éternel  et  furieux  mugisse- 
ment des  partis  en  présence  ne  rapporte  rien  à  personne.  Et 
voilà  Tespèce  humaine  qui  reprend  sa  voie  ordinaire  et  natu- 
relle; elle  se  rejette  dans  son  vieux  et  double  domaine;  ici  le 
corps  cherche  la  volupté  à  tout  prix  ;  là ,  l'ame  demande  des 
croyances.  L'ame  a  soif  de  repos  etde  paix  religieuse,  pendant 
que  le  corps  demande  à  tous  les  arts  des  jouissances  effrénées. 
Tel  est  l'étrange  spectacle  qui  nous  est  donné. 

)>  Voyez  en  effet  ! . . 

»  Il  y  a  aujourd'hui  un  carême  et  un  carnaval...  deux  clioses 
qui  n'existaient  pas  depuis  long-temps.  Le  carnaval  a  relevé  la 
tête;  bruyant,  orgiaque,  emportant  toutes  les  classes;  il  a  ouvert 
les  battans  de  tous  les  salons,  enflammé  des  milliers  de  bougies, 
fait  resplendir  les  glaces  de  tous  nos  banquiers,  animé  la 
verve  de  nos  jeunes  gens  ;  je  vous  le  dis ,  en  vérité ,  je  vous 
le  dis,  il  y  a  eu  Carnaval.  C'est  un  changement  de  mœurs 
notable. 

»  Qui  n'admirerait  cette  révulsion  ! 

»  Pendant  que  l'orgie  redevient  populaire ,  le  christianisme 
occupe  les  meilleurs  esprits.  Sainte-Beuve  et  Lamartine,  une 
foule  de  noms  aimés  et  féconds ,  marchent  dans  une  voie  chré- 
tienne. En  vain  des  écoliers  en  cheveux  blancs  essaient  encore 
de  se  moquer  de  tout.  Noire  génération  sérieuse  et  juste,  qui  se 
dit  toujours  incrédule  ,  porte  dans  son  doute  une  tristesse  qui 
est  presque  de  la  foi.  Elle  comprend  trop  pour  oser  rire.  Elle  a 
vu  le  néant  de  tant  de  gloires  !  elle  a  été  loin  en  i)hilosophic  , 


REVUE  DE  PARIS.  9 

en  histoire  ,  en  études  d'art  ;  elle  a  fait  précipitamment  le  pro- 
cès de  Dieu ,  du  monde ,  de  la  monarchie ,  de  la  i-épublique  ! 
—  <i  Une  foi!  donnez-moi  une  foi!  :>  s'ccrie-t-elle.  11  lui  échap- 
pe des  paroles  navrantes  et  confuses  qui  jettent  la  société  dans 
les  trouhles  de  Tattente.  Poésie,  art,  roman,  tout  atteste  ce 
besoin  aveufïle  d'une  conviction  chercîiée.  Le  siècle ,  c'est  le 
Cyclope  qui  a  perdu  la  vue  et  qui  talonne,  en  hurlant,  dans  la 
profonde  obcurité  de  sa  caverne. 

1»  Cette  réaction  ,  il  y  avait  lori{}-lemps  que  l'art  l'avait  com- 
mencée, il  a  tenté  de  nous  rendre  tout  le  passé  ;  l'art  veut  vivre 
de  ce  qui  a  vécu.  11  nous  a  donné  du  moyen  âge  à  grands  tlots; 
il  nous  a  rendu  le  Christ,  les  anges,  les  saints,  les  démons,  l'enfer 
et  tout  le  ciel,  en  peinture  et  en  musique,  La  splièrede  l'art  s'est 
repeuplée  dépensées  chrétiennes  ;  et  l'on  aurait  pu  prendre  ce 
symptôme  pour  une  dernière  victoire  du  doute!  Lorsque  les 
croyances,  en  effet,  deviennent  Mythologie,  leur  mort  semble 
assurée. . ,  .  i> 

Partant  de  cette  donnée ,  mon  ami,  toujours  logique  dans  ses 
déductions,  toujours  incertain  quant  à  ses  prémisses ,  me  prou- 
vait savamment  que  la  Religion  avait  chanté  son  liymne  funèbre 
en  devenant  poétique.  11  ne  s'apercevait  pas  qu'il  se  contredi- 
sait lui-même  et  qu'il  attestait  la  mort  de  la  Foi  dont  il  venait 
d'admirer  la  vie.  Il  ressemblait  à  ce  monstre  de  Shakspeare  , 
qui  avait  quatre  jambes  et  deux  voix ,  l'une  flatteuse ,  l'autre 
tonnante  (1).  En  accusant  son  siècle  de  contradiction,  il 
oubhait  (ce  qui  arrive  toujours)  que  lui-même  offrait  le  plus  naïf 
exemple  des  défauts  qu'il  avait  signalés.  11  fallait  l'entendre  plu- 
sieurs jours  après ,  pendant  que  nous  nous  dirigions  vers  Saint- 
Roch  où  M.  l'abbé  Cœur  devait  prêcher.  Comme  il  faisait  le 
procès  à  ce  siècle  dont  il  n'était  que  le  résumé  et  l'image  ! 

(1  Le  grand  événement,  le  grand  étonnement  des  salons, 
disait-il,  c'est  la  vogue  de  quelques  prédica teins.  Leur  voix  a 
retenti ,  plus  forte  que  celle  de  nos  députés  !  Les  aboiemens  de 
la  politique  —  vraiment!  —  sont  vaincus  :  la  politique  s'en  va  î 
En  1855  ,  que  pouvions-nous  voir  de  nouveau?  Nous  ne  l'eus- 
sions jamais  deviné  ! 


î;  Tempesl.  Acl.  2. 

1. 


10  REVUE  DE  PARIS. 

)>  Le  voici  : 

»  Fatigués  du  présent,  et  rebattus  de  l'avenir  que  l'on  a 
voulu  nous  faire,  on  se  cramponne  à  queliiues  débris  du  passé. 
On  commence  à  rejeter  tous  les  maîtres  qui  s'imposaient  à  la 
société  de  vive  force;  hommes  iiosilifs  ,  qui  manient  et  rema- 
nient l'occasion  ;  gens  qui'vculent  faire  du  moment  une  éternité; 
hommes  industriels  et  industrieux  qui  transforment  la  vertu  en 
lingots  ;  personnages  aventureux  qui  ne  vivent  que  de  la  vie 
(fu'ils  n'ont  pas  encore,  et  tiient  la  société  en  croyant  la  faire 
naître  ;  fabricans  d'expériences  ortiiopédiques  qui  doivent  re- 
dresser le  monde  :  tous  ces  messieurs  ont  joué  leur  long  rôle 
avec  un  ridicule  délicieux  !  Qu'ils  abandonnent  la  scène  !  —  L'é- 
j)oque  a  conquis  toute  l'indépendance  de  l'ennui  et  tout  l'ennni 
de  l'indépendance.  La  voilà,  pauvre  époque,  qui  se  retourne 
tout  simplement  vers  le  passé  qu'elle  avait  fui  ! 

Il  Pour  que  rien  ne  manque  à  celte  révolution  chrétienne, 
nous  avons  nos  prédicateurs  à  la  mode  :  M.  l'abbé  du  Guerry, 
qui  se  constitue  le  Bridaine  de  l'Assomption  et  naguère  de  Saint- 
Thomas  d'Aquin  ;  M.  l'abbé  Cœur ,  le  Massillon  de  Saint-Roch; 
et  M.  l'abbé  Lacordaire,  le  Bourdaloue  de  Notre-Dame.  Tous, 
ils  ont  leurs  prosélytes.  Les  croyans  du  faubourg  Saint-Ger- 
main ne  laisseraient  pas  attaquer  rabl)é  du  Guerry  ;  l'abbé  Cœur 
jouit  d'un  immense  succès  féminin  ;  l'abbé  Lacoidaire  a  conquis 
une  partie  notable  de  la  jeunesse  en  moustaches  ;  il  compte 
des  lieutenans  et  des  colonels  parmi  ses  adeptes,  » 

Avant  de  comparer  les  prédicateurs,  voyons  les  églises..  C'est 
quelque  chose  de  très-propre,  de  très-soigné,  de  très-confor- 
table ,  mais  de  peu  grandiose  que  l'église  centrale  du  faubourg 
Saint-Germain.  Quoique  l'Assomption  ait  possédé  cette  aimée 
l'abbé  du  Guerry,  c'est  Saint-Thomas  (jui  a  commencé  sa  re- 
nommée ;  le  prédicateur  et  l'église  sont  associés  dans  ma  pen- 
sée ;  je  ne  les  désunirai  pas. 

Saint-Thomas  d'Aquin  est  une  toute  petite  basilLqjue ,  qui  n'a 
''air  de  rien  au  jtremier  coup  d'œil.  Elle  est  neuve  et  insigni- 
liante.  Point  de  souvenirs  ,  rien  de  noble  et  d'imposant  ;  des 
formes  contournées  et  prétentieuses.  Artiste  ou  dévot,  vous 
êtes  scandalisé  de  la  mesquinerie  de  ce  pied-;Vterre  de  Dieu  ; 
vous  accusez  l'architecte  d'athéisme.  Ariétez-voussur  les  degrés. 
Le  spectacle  est  curieux  ;  un  souvenir  de  la  monarchie  vit  en- 


REVUE  DE  PARIS.  Il 

cor-c  là.  De  beaux  équipaffes  se  pressent  dans  l'étroite  enceinte 
<le  la  place  ;  de  {{lorieuses  et  antiques  existences  s'y  réunissent 
à  plaisii'.  Tout  cela  va  tenir  dans  cette  église  où  vous  étouffiez. 
Voici  des  duchesses .  des  princesses  ;  des  ducs  et  des  princes. 
La  vieille  aristocratie,  qu'on  enterre  en  effigie ,  respire  encore 
à  l'aise,  soyez-en  certains  ;  elle  a  conservé  son  admirable  faci- 
lité, sa  grâce  parfaite  de  ton,  et  vous  la  reconnaissez  de  loin. 
Les  pensées  mondaines  s'infiltrent  et  s'insinuent  dans  cette 
société  spéciale  ;  et  il  y  aurait  bien  quelques  observations  à 
faire  sur  la  double  rangée  de  ces  nobles  jeunes  gens  qui  resleni 
en  dehors  ,  élégans  de  tournure  et  de  costume ,  dandies ,  obser- 
vateurs ,  et  aussi  religieux  tout  au  moins  que  dans  l'église  même. 
L'aristocratie  et  le  clergé  se  tiennent  mutuellement  attachés 
par  des  liens  inxjiossibles  à  détruire  ;  la  foi  est  le  dernier  bastion 
<le  la  légitimité. 

Au  surplus ,  ces  jeunes  gens .  ces  duchesses ,  ces  hommes  de 
l'ancien  monde  ont  raison  :  et  les  intelligences  superficielles  peu- 
vent seules  croire  cfiie  le  prédicateur  moderne  soit  sans  influence! 
Dans  une  société  où  tout  tend  à  se  diviser  ,  réunii-  en  groupe 
quelques  auditeurs ,  faire  circuler  autour  d'eux  un  souffle  qui 
Les  anime  de  la  même  pensée ,  fondre  leuis  aines  dans  une  même 
<;onviction  ,  c'est  un  grand  service  rendu  !  Le  catholicisme  a 
long-temps  été  chargé  de  la  conservation  de  la  société;  Dieu 
sait  qu'il  a  souvent  manqué  à  l'appel  que  lui  faisait  la  Destinée. 
Combien  de  fautes  commises  par  lui  !  Aujourd'hui  ,  s'il  peut 
créer  des  centres ,  s'il  peut  faire  renaître  une  unité  sociale  ;  s'il 
peut  nous  apprendreà  croire,  à  aimer,  à  savoir  enfin  tout  ce  qui 
nous  manque  ;  il  sera  deux  fois  béni.  Cette  société  qui  meurt, 
qui  se  dissémine ,  qui  se  trouve  déchiquetée  en  mauvais  lam- 
beaux épars  ,  se  laissera-t-elle  relier  et  rassembler  par  son 
ancien  protecteur?  —  Je  ne  sais. 

J'estimais  peu  le  christianisme  de  parade  ,  (juand  la  dévotion 
menait  cà  tout,  quand  les  maréchaux  allaient  à  la  procession  ,  et 
que  le  confesseur  mettait  le  grand  visa  aux  affaires  de  la  cour. 
Mais  Charles  X  est  à  Prague  ;  et  s'il  y.  a  en  France  une  seule 
ombre  de  Louis  XIV  et  de  son  temps,  c'est  à  Saint-Thoni<»s 
d'Aquin  qu'il  faut  chercher  cette  ombre.  Le  culte  des  souvenirs 
est  beau:  il  nous  affranchit  du  présent,  il  nous  apporte  cette 
poésie  triste ,  ces  images  lointaines  qui  donnent  à  lame  une 


lu  REVUE  DE  PARIS. 

sorle  d'énergie ,  sans  laquelle  elle  languirait  et  s'éteindrait  au 
milieu  des  intérêts  vils  du  moment.  L'attachement  du  faubourg 
Saint-Germain  pour  le  vieux  catholicisme  est  à  la  fois  chose  con- 
venable et  nécessaire.  Quel  pouvoir  a  fait  la  noblesse  grande 
dans  l'ancienne  France?  Quel  pouvoir  a  fondé,  pour  ainsi  dire, 
la  constitution  féodale?  Le  pouvoir  religieux.  Ne  nous  étonnons 
pas  de  retrouver  ces  deux  ordres  d'idées  sous  le  même  dra- 
peau. 

L'aristocratie  a  poussé  la  générosité  jusqu'à  faire  une  haute 
réputation  à  im  oiateur  plus  puissant  par  la  voix  que  par  la 
pensée,  à  l'abbé  du  Guerry. 

L'abbé  du  Guerry  est  un  homme  grand  et  vigoureux  ;  sa  voix 
formidable ,  ses  cheveux  relevés  bizarrement ,  son  geste  fou- 
droyant, n'expliqueraient  pas  ses  succès  à  Saint-Thomas  d'Aquin, 
si  Saint-Thomas  n'était  résolu  à  l'admiration  de  son  prédica- 
teur. Maintenant  que  la  religion  a  cessé  d'être  théâtrale  (  au 
faubourg  Saint-Germain  surtout  ) ,  les  dispositions  du  public 
suppléent  heureusement  à  ce  qui  manque  au  prédicateur.  L'abbé 
du  Guerry  crie  comme  quatre,  et  s'agite  comme  quarante.  Il 
étouffe  dans  la  chaire,  il  étouffe  dans  l'église.  On  dirait  qu'il 
veut  émouvoir  les  absens  plus  que  les  présens.  Ses  invectives, 
ses  éclats ,  ses  grands  coups,  tombant  sur  de  jeunes  duches- 
ses pâles  et  sur  des  fils  de  famille  (  dont  les  vices  et  les  crimes 
sont  apparemment  d'une  nature  délicate  et  spéciale)  produisent 
l'effet  d'un  contre-sens.  Ne  croyez  pas  que  l'abbé  du  Guerry 
soit  dépourvu  de  mérite.  Il  possède  l'Écriture ,  il  la  cite  en  prê- 
tre, plutôt  qu'en  professeur  de  rhétorique  :  il  fait  trop  de  bruit, 
il  est  vrai ,  mais  il  se  croit  obligé  d'en  faire  beaucoup.  On  finit 
par  s'habituer  à  1?.  raonotomie  de  ce  vacarme ,  dont  on  a  souri 
d'abord. 

C'est  un  prêtre  zélé  ;  son  malheur  est  de  prêcher  en  Hercule  ; 
sa  vigoureuse  musculature  l'éloigné  de  la  sensibilité  et  du  na- 
turel. Il  n'est  pas  né  pour  le  pathétique;  mais  il  le  cherche 
avec  une  droiture  et  avec  une  vigueur  qui  en  tiennent  peut-être 
lieu,  et  qui  vous  ôtent  le  courage  de  le  critiquer. 

Retournez-vous  vers  son  auditoire.  Ce  ne  sont  ])lus  des 
femmes  simples  et  pauvres,  que  la  misère  et  l'ignorance  pré- 
parent doublement  à  la  soumission  ;  ni  des  enfans  condamnés  à 
être  clu'étiens  jusqu'à  la  première  communion  ;  ni  des  vieillards 


REVUE  DE  l'ARlS.  13 

ennuyés  qui  clierclient  dans  la  prière  les  distractions  qu'ils  ne 
savent  plus  où  trouver.  Je  vous  l'ai  dit:  c'est  la  fleur  de  la 
société  féminine,  tout  ce  que  Paris  possède  de  yràce  et  de  di- 
{înité.  Tout  cela  croit,  prie  et  s'incline.  L'abbé  du  Guerry 
déclamerait  plus  bruyamment  encore ,  on  s'inclinerait  devant 
lui  :  on  a  Ijesoin  de  foi.  Le  déclamateur  qui  gouverne  un  moment 
cette  assem!)!ée  représente  la  puissance  de  cette  foi  que  Ton 
cherche.  Généreuse,  naïve  et  singulière  illusion!  Ces  femmes 
qui,  dans  un  roman  moderne,  découvrent  du  premier  coup 
d'œil  le  faux,  l'affecté,  l'emphase  ,  le  mauvais  ton  ;  ces  femmes 
à  qui  pas  un  ridicule  n'échappe,  qui  savent  marquer  d'anathème 
une  note  fausse  de  Tambnrini  (  si  Tamburini  jiouvait  chanter 
faux)  et  un  mot  de  mauvais  aloi,  une  phrase  de  mauvaise  com- 
pagnie dans  le  conte  à  la  mode;  ces  femmes  sentent  qu'il  y  va 
de  grands  intérêts,  et  que  l'abbé  du  Guerry  doit  être  un  grand 
homme.  Elles  le  font  grand  homme  :  il  est  grand  homme!  Ce 
qu'elles  vénèrent  en  lui ,  c'est  le  passé  ,  c'est  le  sacerdoce,  c'est 
le  souvenir,  c'est  la  piété,  c'est  le  monde  d'autrefois,  c'est  l'Évan- 
gile ,  c'est  le  christianisme.  Si  vous  leur  disiez  que,  dans  l'objet 
de  leiu"  admiration ,  il  y  a  quelque  chose  du  soldat  aux  gardes 
et  de  l'avocat  qui  plaide,  elles  ne  vous  croiraient  point,  et  vous 
blesseriez  leur  foi  exquise.  Respectez  une  erreur  plus  belle  et 
plus  aimable  que  la  vérité.  Croyez-moi,  ces  illusions  ne  sont 
jamais  ridicules;  elles  honorent  celles  qui  s'y  livrent ,  plus  que 
ceux  <iui  les  inspirent. 

Traversons  la  rue  du  Bac,  et  la  Seine  et  les  Tuileries.  Nous 
voici  à  Saint-Roch  ,  église  dont  les  souvenirs  ne  remontent  pas 
très-haut;  mais  sur  ses  pierres  je  lis  des  enseignemens  redouta- 
bles; j'y  vois  gravés  les  noms  de  Donaparte,  de  Chameroy,  de 
Talma,  de  Voltaire.  11  me  semble  que  ces  colonnades  ont  lutté 
contre  tous  les  orages  du  dix-huitième  et  du  dix-neuvième  siè- 
cles. Disons  adieu  à  l'aristocratie  pure  :  voici  une  aristocratie 
mixte,  un  chaos,  un  pêle-mêle  bourgeois  ,  prétentieux,  parfai- 
tement actuel!  A  Saint-Roch,  l'abbé  Cœur  domine.  L'abbé 
Cœur  est  aussi  frêle  que  l'abbé  du  Guerry  est  vigoureux.  Un 
geste  de  l'un  tuerait  l'autre.  Placez-les  dans  deux  chaires  voi- 
sines :  que  l'abbé  du  Guerry  déploie  sa  voix  d'oigue  :  il  empê- 
chera l'abbé  Cœur  de  faire  entendre  une  syllabe. 

L'abbé  Cœur  est  délicat  et  débile.  Il  y  a  des  larmes  dans  ses 


14  -  REVUE  DE  PARIS. 

yeux.  Ce  prêtre  a  souffert ,  il  a  prié,  il  aime  :  voilà  ce  qu'on  se 
dit  quand  il  vient  à  paraître.  11  i)arle,  et  d'abord  vous  n'entende/ 
rien.  Mais  vous  contemplez  cette  douce  et  triste  fiyure;  etquand 
sa  voix  s'élève  et  remplit  enfin  une  partie  de  la  nel',  vous  vous 
affligez  de  l'entendre  déclamer  aussi.  Vous  rej^reltez  l'espèce 
de  rêverie  que  son  demi-silence  vous  avait  procurée. 

<t  Comment!  disait  mon  compagnon,  de  la  déclamation,  des 
efforts  de  geste,  de  la  psalmodie!  Tout  à  l'iieure,  il  y  avait  un 
honimme  vieilli  d'avance  par  les  pensées  du  sanctuaire;  un  vrai 
prêtre,  dont  l'épuiseuient  n'était  pas  du  Byronisme;  dont  la 
pâleur  et  l'air  mélancolique  n'étaient  pas  l'uniforme  d'une  dou- 
leur à  la  mode ,  mais  bien  l'indice  d'une  ame  plus  vivante  que 
son  corps!  Quoi!  ce  personnage  si  rare  et  si  neuf  a  disparu  ! 
Je  ne  trouve  plus  _qu'un  prédicateur  ;  quelque  chose  qm  n'est 
ni  le  professeur,  ni  l'apôtre!  Pourquoi  me  forcer  à  redevenir 
critique,  à  faire  l'inventaire  d'un  discours,  et  ni'enlever  ce 
bonheur  si  rare,  si  plein,  de  me  perdre  lout-à-fait,  de  ne  savoir 
plus  si  c'est  moi  qui  parle  ou  moi  qui  écoute  !  La  voix  tonnante 
de  l'abbé  du  Guerry  l'atiguait;  la  voix  fadileet  déclamatrice  de 
l'abbé  Cœur  fatigue  autrement.  Si  rab!)é  du  Guerry  l'essemble 
quelquefois  à  une  doublure  tragique,  s'il  est  sec  et  faux,  sa 
force  physique  le  dispense  d'avoir  de  l'ame  :  ses  ouailles  en  auront 
pour  lui.  Mais  l'abbé  Cœur  est  mourant,  ce  qui  promet  trop  à 
ses  auditeurs.  Qu'il  reste  lui-même,  qu'il  se  livi'e.  ([u'il  nous 
dise  ses  larmes  secrètes,  qu'il  nous  raconte  ses  secrètes  pensées  ; 
qu'il  soit  apôtre  dans  ses  discours  comme  il  l'a  été  dans  sa  vie  ; 
qu'il  répudie  la  rhétorique.  Ce  qu'il  nous  faut  aujourd'hui,  à 
nous,  malheureux  blasés,  c'est  une  forte,  une  haute,  une  pro- 
fonde conviction.  i> 

—  n  Soyez  plus  juste  :  répondais-je  :  l'abbé  Cœur  n'est  pas 
toujours  hors  de  l'époque  ;  il  ne  supjjose  pas ,  comme  l'abbé  du 
Guerry,  ([ue  son  auditoii'e  est  celui  de  Massillon  ou  de  Bourda- 
loue;  de  temps  à  autre,  cette  grave  et  sainte  physionomie  ac- 
compagne bien  des  paroles  modernes  et  actuelles.  Quelquefois 
il  se  souvient  qu'il  est  à  Paris,  à  cinquante  pas  du  Palais-Royal, 
entre  la  Bourse  et  la  Chambre  des  Députés.  Quelquefois  il  compte 
en  lui-même  les  incrédules  que  Dieu  voit  dans  l'auditoire,  et  il 
s'occupe  un  peu  de  leur  instruction.  Par  malheui',  ce  soin  es! 
passager.  Pourquoi  se  rejette-t-il  dans  de  vagues  lieux  com- 


REVUE  DE  PARIS.  15 

muns,  d'où  l'aiiclitoire  redescend  avec  la  chiile  re^îiiliwe  de  sa 
voix  el  de  son  jjesle  ?  i> 

Saint-Rocli  mérite  observation.  La  pompe,  et  nne  pompe 
mondaine,  y  règne  bizarrement.  On  dirait  qnescssurintendans 
ont  comi)ris  l'ornement  et  l'arrangement  du  lieu  saint  comme 
M.  Véron  a  compris  TOpéia.  ,I'ai  vu ,  dans  cette  église  toute 
parée,  loiile  belle,  toute  coquette,  le  même  mouvement,  le 
même  mélange  que  les  stalles  et  les  loges  de  l'Académie  royale 
de  musique  offrent  aux  regards  :  bourgeoisie  tiére  de  sa  richesse, 
enthousiasme  factice  et  grands  noms  perdus  dans  la  foule;  ici 
dfs  peintres,  là  des  princesses  ;  plus  loin  Lamartine  et  Derryer. 
C'est  un  public  moins  ferme  dans  la  foi,  plus  parisien,  plus 
mêlé,  jilus  équivoque  que  celui  de  Saint-Thomas.  La  figure 
sacerdotale  de  l'abbé  se  dessine  étrangement  au  milieu  de  tous 
ces  visages  du  dix-neuvième  siècle.  Comme  dans  le  quartier 
même  où  Saint-Roch  est  situé,  tous  les  contrastes  viennent  se 
donner  rendez-vous  dans  cette  église;  femmes  riches  et  bril- 
lantes; quelques  nobles,  exilés  dans  le  faubourg  Saint-Honoré; 
beaucoup  déjeunes  gens  et  d'oisifs  :  tous  (comme  c'est  la  cou- 
tume aujourd'hui)  ne  cherchant  qu'à  se  mettre  en  relief  le  plus 
vivement  possible,  et  à  faire  brillamment  ressortir  leur  indivi- 
dualité. A  Saint-Roch  étincellent  les  vanités  bourgeoises,  amou- 
reuses des  distinctions  que  donne  la  paroisse  à  la  mode.  Là  se 
trouvent  la  finance  qui  aime  les  lustres,  les  dorures,  les  couleurs 
fraîches,  et  que  l'on  sait  prendre  par  son  faible  ;  et  le  commerce, 
qui  étouffe  en  boutique  pendant  six  jours  de  la  semaine,  et  qui 
croit  respirer  le  grand  air  en  consacrant  au  Salut  de  Saint- 
Roch  les  heures  de  dimanche  qui  restent  après  la  vente;  entin 
des  commis,  des  étudians,  des  élèves  de  l'École  Polytechnique  : 
minorité  importante  ,  sévère,  difficile,  qui  prend  des  forces  en 
marchant.  Cette  réunion  est  plus  difficile  à  manier  que  celle 
de  Saint-Thomas  d'Aquin,  et  l'abbé  Cœur  est  supérieur  à  l'abbé 
du  Gnerry. 

Il  nous  reste  un  troisième  public  à  connaître,  public  indépen- 
dant et  fort,  mais  incertain  et  dédaigneux;  un  public,  tout 
semblable  à  cet  interlocuteur  que  j'ai  mis  en  scène;  plein 
d'idées  et  ne  sachant  pas  où  il  va;  qui  ne  pardonne  rien,  qui 
ne  demande  pas  d'indulgence  ;  qu'on  ne  gagne  point  par  des 
solos  de  trompette  à  piston  et  par  des  décorations  d'église  ;  c'est 


16  REVUE  DE  PARIS. 

oelui  qui  se  rapproche  le  plus  du  jeune  homme  dont  j'ai  repro- 
duit les  discours;  il  est  l'expression  de  la  France  nouvelle  :  il 
ost  triste,  inquiet,  éclairé  et  ennuyé. 

C'est  dimanche.  11  accourt  à  Noire-Dame,  dans  cette  belle  et 
triste  église.  La  cathédrale  du  moyen  âge  était  étrange  pendant 
le  carême  de  1835.  Ne  nous  arrêtons  point  devant  son  portique. 
N'admirons  point  sa  majesté  sans  effort,  sa  puissante  ordonnance, 
ses  caprices  de  heauté,  la  sainte  sévérité  de  son  maintien.  Ne 
commentons  pas  les  i)ensées  qui  prirent  une  telle  forme.  Ce  qui 
me  frai)pe  avant  tout,  c'est  cette  foule  du  dix-neuvième  sciècle, 
jeunes  gens  encore  pâles  de  travaux  et  de  plaisirs.  Voici  deux  mille 
curieux  en  hahit  noir  ;  puis  quatre  mille  ;  puis  tout  ce  que  l'éghse 
en  peut  recevoir!  Tous  ces  gens  ont  lu  Voltaire;  j'ai  vu  la  plu- 
part d'entre  eux  dans  les  salons  et  dans  les  danses  rapides  !  C'est 
une  assemhlée  élevée  à  l'école  de  Bonaparte ,  de  Byron  et  de 
l'ennui  !  elle  est  fière  et  dédaigneuse  :  elle  se  possède  à  mer- 
veille, et  vous  l'examinerez  long-temps  avant  de  reconnaître  en 
elle  la  furie  poétique,  la  verve  de  l'enthousiasme,  la  profon- 
deur ou  même  la  capacité  de  la- foi.  Je  parie  que  plusieurs  de 
ceux  qui  m'entourent  ont  apporté  leur  Rousseau,  leur  Molière, 
leur  Lamartine ,  leur  Byron,  leur  Shakspeare.  Les  uns  tournent 
le  dos  à  l'autel  et  lisent.  Vous  diriez  des  chrétiens  exilés  dans 
une  mosquée.  D'autres  causent  opéra,  chevaux  et  femmes  ,  sans 
vouloir  être  impudens  ou  impolis.  Quelques-uns  ,  c'est  le  très- 
petit  nomhre ,  lisent  l'Eucologe  et  ne  lèvent  les  yeux  que  pour 
regarderie  célébrant  d'une  messe  basse ,  qui  monte  à  l'autel  une 
demi-heure  avant  l'arrivée  de  l'ahbé  Lacordaire.Ils  se  détachent 
singulièrement  parmi  cette  foule  qui  ne  croit  pas  qu'on  puisse 
croire. 

La  nef  se  remplit,  les  bas  côtés  s'encombrent,  pour  satisfaire 
une  telle  assemblée  ,  on  souhaite  à  l'abbé  Lacordaire  la  voix  de 
l'abbé  du  Guerry  et  la  belle  figure  de  l'abbé  Cœur.  Bossuet  est 
monté  dans  cette  chaire,  et  il  y  a  pleuré  de  vraies  larmes  sur  la 
gloire  de  son  ami  Coudé.  Bossitet  alors  avait  devant  lui  tout  le 
sciècle  de  Louis  XIV  ;  il  envoyait  durement  à  confesse  ces  femmes 
si  Hères ,  qu'on  aimait  en  les  trompant;  ces  seigneurs  qui  fai- 
saient de  la  royauté  quand  le  roi  n'en  avait  pas  le  loisir;  et  ces 
écrivains  qui  nous  ont  conservé  le  souvenir  d'une  France  pres- 
que orientale. 


REVUE  DE  PAIUS.  17 

Voici  l'aI)lH'  Laoordaire.  Ce  n'est  pas  un  évéque  de  soixante-dix 
ans,  consolé  d'une  gloire  opiniâtre  par  une  longue  habitude  de 
vertus  naïves,  et  prêt  à  porter  à  son  diocèse  les  restes  d'une  voix 
qui  tombe  et  d'une  ardeur  qui  s' éteint.  Lejeunehomme  monte 
en  chaire,  en  face  de  M.  de  Ouélen,  qu'il  regarde  tiinidt^ient  :  on 
se  demande  ce  qu'il  va  devenir.  H  entr'ouvre  les  lèvres  en  s'incli- 
nant  vers  farchevèque  ;  mais  je  n'entends  rien. 

L'abbé  du  Guerry  parlait  haut  ;  TablMi  Cœur  parlait  à  demi- 
voix;  l'abbé  Laccordaire  murmure  à  peine. 

Il  est  fluet,  il  iK>rte  sa  tète  en  novice  ;  son  maintien  est  gêné, 
sa  voix  n'est  pas  une  voix.  Que  va-t-il  dire  à  six  ou  huit  mille 
lètes,  qui  ont  orne  les  cours  des  facultés,  les  avenues  du  bois  de 
Boulogne  et  le  balcon  de  l'Opéra  ?  Toutes,  elles  se  tournent  vers 
cette  tête  de  séminariste  ;  il  se  fait  un  silence.  Ses  regards  s'af- 
fermissent, ses  gestes  deviennent  moins  timides,  ses  yeux  redes- 
cendent vers  l'immense  auditoire  ;  le  prêtre  remplace  l'homme. 
«  Entrela  nouvelle  France  sceptique  et  les  souvenirs  de  ces  grandes 
voûtes,  que  va-t-il  devenir?  me  demanda  mon  ami .  Comment 
maniera-t-il  cet  auditoire,  qui  vient  chercher  une  des  grandes  émo- 
tions qu'il  ne  sait  plus  où  trouver  et  dont  on  lui  fait  un  besoin? 
N'a-t-il  pas  couru  les  théâtres,  comptant  sur  les  promesses  des 
affiches  et  sur  les  apostilles  des  feuilletons?  et  n'est-il  pas  sorti 
froid,  honteux,  interdit,  ne  sachant  plus  s'il  y  avait  de  l'art  dans 
le  pays  de  Molière  et  de  Racine  ?  Une  autre  fois ,  n'a-t-il  pas 
espéré  que  la  politique  le  remuerait  puissamment  ?  Les  chambres, 
les  journaux,  les  salons  des  trois  Frances  que  nous  avons  à  Pa- 
ris ,  ne  l'ont-ils  pas  laissé  plus  mort  que  la  veille  ?  Quelle  détresse 
d'arae  est  celle-ci?  La  philosophie  s'est  levée  d'un  sommeil,  dont 
elle  seule  ne  s'apercevait  pas  ;  elle  a  crié  :  —  >'  Me  voici  .je  pré- 
pare mes  destinées  et  les  tiennes  ;  seulement  laisse- moi  le  temps 
d'arriver.  i>  — Eh  bien  !  de  problème  en  iiroblème,  d'ol)scuritéen 
obscurité, qu'a-t-elle  obtenu?  Elle  s'estdémenée  entre  des  abiraes  ; 
allant  du  bord  de  celui-ci  au  bord  de  celui-là,  sans  les  sonder  ni 
les  franchir  ,  jusqu'à  ce  qu'un  beau  jour ,  lasse  d'être  debout  et 
en  vue,  elle  s'est  couchée,  faisant  la  morte,  et  gagnant ,  par  ce 
dernier  acte  de  modestie ,  indulgence  plénière  pour  toutes  ses 
fautes.  i> 

Revenons.  Figurez-vous  cescentainesdejeunes  gens,  d'hommes 
.encorejeunes,devieillardsencorehommes.qui,  après  avoir  assisté 

2 


18  REVUE  DE  PARIS. 

à  nos  mille  déconvenues ,  après  avoir  vu  tous  nos  désapi>oinle- 
inens,  rentrent  dans  '.'église.  C'est  le  public  de  M.  l'abbé  Lacor- 
daire,  un  redoutable  public  apparemment.  Il  ne  vient  pas  parce 
qu'il  croit,  mais  parce  qu'il  voudrait  croire.  Il  a  d'avance  et  en 
réserve,  par  devers  lui,  tous  les  argumens  de  Bayle  et  toutes  les 
théories  de  Kant.  Il  est  si  individuel,  si  exigeant,  si  peu  simple . 
si  complètement  de  son  temps,  si  douleur,  si  peu  crédule,  qu'en 
le  voyant  vous  avez  l'idée  d'un  moyen  âge  intellectuel ,  d'une 
transition  presque  effrayante  entre  un  passé  dont  les  funérailles 
ne  pouvaient  se  faire  à  i)eu  de  frais ,  et  un  avenir  dont  l'inau- 
guration est  inconnue. 

L'abbé  Lacordaire  passe,  les  yeux  baissés ,  et  la  figure  pâle  , 
sous  la  colonnade  qui  mène  à  la  chaire.  J'aime  sa  peur,  sa  jeu- 
nesse ,  sa  modestie.  Avec  un  courage  qui  est  de  la  prudence,  il 
s'avise  d'être  commun  d'abord  ;  sans  façon,  sanscérélnonie,  quoi- 
que sans  laisser-aller  ;  il  commence  bonnement  et  simplement  ; 
de  ce  ton  de  tranquillité  qui  |)révient  tout  démenti ,  et  qui  est 
souverain  dans  la  chaire,  comme  il  le  serait  dans  un  salon  ,  dans 
la  rue,  partout  où  l'iiomme  agit  sur  l'homme,  .l'ai  été  iieureux 
des  incorrections  de  l'abbé  Lacordaire ,  surtout  de  celles  du  com- 
mencement, parce  que  ce  sont  celles  qu'on  espère  témoins  ren- 
contrer ;  précieuses  fautes,  qui  donnent  de  la  naïveté  au  talent, 
qui  font  passer  les  plus  hautes  maximes,  en  ùtant  à  l'homme  qui 
les  professe  une  fâcheuse  importance,  à  celui  qui  les  écoule  l'idée 
de  résister  à  ce  qui  n'est  plus  une  attaque.  L'abbé  Lacordaire  a  ce 
mérite;  l'orateur  d'une  assemblée  de  six  mille  hommes  me  plaît 
quand  il  oublie  les  intérêts  de  son  amour-propre, quand  lisait  ne 
l)as  attendre,  pour  s'aventurer  un  peu  ,  que  le  flot  du  discours, 
réchauffement  du  sang,  et  la  sympathie  générale, lui  impriment 
un  commencement  de  vertige.  De  temps  à  autre,  l'assemblée  s'a- 
gite, un  l)ruit  flatteur  s'élève  vers  le  jeune  prêtre.  lU'a  entendu,  il 
devient  plus  humble  encore,  il  laisse  ce  succès  à  qui  s'en  con- 
tente, aux  avocats,  aux  professeurs,  aux  députés.  Il  pense  à  quel- 
que chose  de  plus  solennel.  Il  veut  qu'on  écoute  sa  foi  et  son 
Dieu,  il  (juilte  les  hauteurs  philosophiques  où  vous  le  suiviez  avec 
incpiiélude,  et  tombe  dans  une  familiarité  pieuse  et  tendre.  Il  y  a 
de' la  candeur  et  de  la  majesté  dans  cet  homme. 

Ne  me  demandez  pas  si  M.  Lacordaire  est  fort  de  raisonnement 
et  de  style,  s'il  est  pour  le  progrès,  s'il  a  sa  théorie  toute  prèle  ; 


REVUE  DE  PARIS.  VJ 

cil  iiii  mot  si  l'abbé  Lacordaire  est  un  réformateur.  Il  croit  et 
fait  croire. 

n  Le  catholicisme  me  presse  de  toutes  parts ,  me  disait  le 
jemie  homme  qui  m'accompagnait  :  autour  de  moi  et  dans  toute 
la  nef  ou  est  remué  profondément,  et  de  toutes  les  idées  qui  cou- 
rent à  travers  les  âmes,  il  se  forme  comme  une  seule  hymme  si- 
lencieuse. L'abbé  Lacordaire  est  l'orateur  du  siècle.  Il  vient  de 
poser  une  grande  pierre  d'attente.  Ses  conférences  n'ont  pas  été 
un  effort ,  malgré  leur  hardiesse.  11  n'a  point  un  christianisme 
d'amateur,  un  enthousiasme  de  régime,  et  ce  luxe  de  misère  phi- 
losophique, qui  donne  à  l'art  nouveau  la  i)ompe  elles  mensonges 
du  sépulcre.  C'est  le  seul  homme,  depuis  très  longtemps,  qui  ait 
propagé  l'émotion  rehgieuse.Sa  voix  est  frêle;  il  tremble  et  fré- 
mit d'impatience,  lin  a  rien  d'apprêté  ni  de  concerté  ;  il  se  baisse 
tristement  vers  son  auditoire.  Il  est  orateur.  i> 

Celle  naïveté  d'impression  et  cettesympalhie  pourles  grandes 
pensées  qui  fait  honneur  à  un  temps  blasé,  beaucoup  de  personnes, 
les  partageaient  autour  de  nous.  N'est-ce  pas  un  vrai  symptôme 
■de  vie  inleilecluelie?  Nous  n'entrons  ici  dans  aucun  débat  dog- 
matique: nous  disons  seulement  que  notre  siècle  mort  a  donné 
signe  de  vie;  le  cœur  vient  de  battre,  les  lèvres  s'entr'ouvreut, 
le  regard  a  parlé.  Le  christianisme  se  relèvera-t-il  ?  Renouvellera- 
t-il  l'époque  ?  A-t-il  assez  de  chaleui-  pour  la  vivifier  ?  Ces  ques- 
tions mérilent  d'être  solennellement  dél)attues  ;  je  ne  les  résous 
point. 

L'aiibé  Lacordaire  est-il  destiné  à  rétablir  notre  unité  perdue, 
et  l'effet  de  ses  conférences  ne  s'alîaibiira-t-il  point?  L'abbé 
Lacordaire  est  avant  tout  une  ame  jeune  et  passionnée.  Qu'elle 
conserve  le  feu  sacré;  que  les  prêtres  aillent  l'entendre  et  le 
comprendre.  Ils  seront  étonnés  de  son  succès,  car  il  n'a  point  ce 
qu'ils  appellent  le  talent  de  la  chaire  :  il  divise  et  il  oublie  ses 
divisions,  il  ne  se  drape  et  ne  pose  jamais;  il  ne  sait  guère  com- 
ment il  gesticule ,  il  ne  prêche  point  pour  lui.  L'irrégularité  de 
son  discours,  et  les  fautes  déjeune  homme  qui  abondent  dans 
sa  diction ,  leur  causeraient  un  véritable  chagrin  ;  ils  le  renver- 
raient au  séminaire,  ou  même  au  collège;  cependant,  voyez 
l'intérêt  ardent  et  presipie  désavoué  qu'inspire  ce  petit  prêtre, 
simple,  fier  de  sa  simplicité,  et  qui  ne  veut  jeter  que  son  ame 
dans  une  carrière  où  d'autres  cherchent  à  mettre  tout  leur  talent. 


20  REVUE  DE  PARIS. 

L'abbé  du  Guerry ferait  sourire,  l'abbé  Cœur  impatienterait, 
s'ils  parlaient  après  Taljbé  Lacordaire.  M.  du  Guerry  aurait  l'air 
d'un  acteur,  et  il  serait  perdu  dès  qu'on  voudrait  le  comparer 
à  ce  faible  séminariste ,  qui  ne  promet  rien  et  qui  donne  tout, 
qui  semble  d'abord,  au  milieu  de  Notre-Dame  et  devant  celte 
foule,  une  petite  ombre  anéantie  dans  l'espace,  et  qui  prend  du 
corps,  s'élève,  s'étend  et  agrandit  encore,  par  son  ame,  le 
spectacle  immense  où  il  n'était  rien.  L'abbé  Cœur  aurait  le  mal- 
heur de  donner  des  espérances  :  sa  tournure  sacerdotale ,  sa 
noble  tristesse  et  ce  reste  de  crainte  humaine  qui  relève  le 
courage  du  prêtre ,  tromperaient  l'auditoire.  J'ai  dit  quelle  mal- 
heureuse habitude  rhétorique  privait  l'abbé  Cœur  de  sa  puis- 
sance, en  le  ramenant  aux  habitudes  convenues  de  la  déclama- 
lion.  Pourquoi  ne  se  souvient-il  pas  plus  de  son  sacerdoce  que 
de  sa  prédication?  L'abbé  Lacordaire  surprend  par  son  élo- 
quence, et  c'est  ce  qui  en  double  le  prix.  L'abbé  Cœur  sur- 
prend davantage  par  son  emphase  inattendue;  il  force  sa  voix, 
il  contraint  ridiculement  son  geste.  Tout  en  quittant  le  bonnet 
carré  pour  avoir  plus  d'aisance,  il  est  à  la  fois  élève  et  profes- 
seur de  rhétorique  :  élève  par  l'insupportable  timidité  de  son 
maintien ,  professeur  par  la  fausse  assurance  qu'il  reprend  tout 
à  coup. 

Telle  est  l'impression  naïve  que  m'ont  laissée,  à  moi  profane, 
frappé  de  toutes  les  souffrances  de  mon  siècle,  mais  sympathisant 
avec  lui ,  les  trois  hommes  qui  ont  réveillé  dans  cette  année  l'é- 
motion chrétienne  en  France.  S'il  y  a  un  apôtre  du  catholicisme 
moderne,  je  l'ai  dit ,  c'est  l'abbé  Laccordaire  ;  c'est  lui  qui  jette 
avec  franchise  le  gant  à  tous  les  argumentateurs  du  siècle,  lui 
qui  ne  craint  pas  la  lutte ,  qui  enlace  et  étreint  ses  adversaires, 
lui  qui  se  montre  noble  et  vigoureux  athlète.  Depuis  quelques 
années  le  christianisme  avait  remis  le  jned  dans  les  théâtres  et 
dans  les  romans  ;  la  musique  et  la  poésie  lui  avaient  demandé 
l'aumône.  L'impression  produite  par  l'abbé  Lacordaire ,  et  l'é- 
motion secondaire  obtenue  par  les  al)l)és  Cœur  et  du  Guerry, 
attestent  la  réalité  d'une  révulsion  religieuse. 

Le  mouvement  intellectuel  est  là  ;  il  n'est  point  à  la  cham- 
bre, ni  dans  les  journaux,  ni  dans  les  procès  politiques;  le 
mouvement  de  la  société  est  un  mouvement  de  réparation, 
de  retour  de  tendance  vers  l'unité.  Elle  veuu  se  reconstituer , 


REVUE  DE  PARIS.  21 

elle  veut  croire,  elle  veut  aimer  ;  elle  n'oublie  rien  pour  se  prou- 
ver ù  elle  -  même  qu'elle  est  ou  qu'elle  sera  religieuse.  Y  parr 
viendra-t-elle  ?  Je  l'ignore.  Ce  qu'il  y  a,  dans  ce  retour  religieux, 
(le  moral  et  de  consolateur  se  mêle  de  quelques  teintes  burles- 
ijucs.  Avez-vous  entendu  retentir  l'orgie  des  Variétés?  Avez- 
vous  vu  à  Paris ,  sur  les  boulevarts ,  celte  poésie  bâtarde  du 
mardi-gras?  Avez-vous  assisté  à  ce  pêle-mêle  de  bals  de  l'Opéra 
(jui  ont  recommencé  leurs  lirillantes  saturnales?  Que  dites-vous 
de  celle  véhémence ,  de  cette  àpreté  aux  plaisirs ,  de  tous  ces 
salons  ouverts,  de  tous  ces  raouts  frénétiques,  de  toute  cette 
verve  de  licence  ?  N'avez-vous  pas  réfléchi  sur  ce  double  élan 
vers  la  volupté  physique  et  vers  la  croyance,  vers  la  foi  et  vers 
le  cynisme? 

Temps  confus ,  temps  bariolé ,  temps  dégingandé ,  temps  ab- 
surde, dont,  si  j'avais  ce  loisir,  je  léguerais  à  nos  enfans  l'in- 
croyable portrait  !  Comme  nous  marchons  tous  dans  cette  foule 
extravagante,  pressés  et  portés  par  elle,  nous  ne  la  voyous  pas.  Je 
voudrais  que  mes  contemporains  se  retirassent  un  moraenteneux- 
mêmes ,  —  et  qu'ils  apprissent  combien   ils  sont  burlesques  ! 

Par'  exemple ,  si  j'élais  assez  oisif  ou  assez  vain  pour  écrire 
un  jour  mes  Mémoires  (comme  on  dit  maintenant)  et  jeter  dans 
l'oreille  inatlentive  de  l'avenir  mes  confessions  ,  mes  repentirs  , 
mes  regrets,  le  journal  inutile  de  mes  actions  et  de  mes  pensées , 
je  peindrais  d'un  seul  Irait  l'hiver  de  1835. 

ic  C'était ,  dirais-je  (et  ce  fragment  d'autobiographie  serait 
un  fragment  d'histoire) ,  c'était  à  une  heure  et  demie;  le  bal  de 
l'Opéra  était  en  pleine  activité  :  les  dominos  tourbillonnaient  ; 
les  femmes  triomphaient  de  leur  esprit  et  de  leur  artifice.  Le  pro- 
vincial était  placé  sous  la  pendule  et  le  dandy  se  dandinait  sur 
une  jambe;  l'homme  politique  coudoyait  le  marchand  d'huile, 
elles  grosses  célébrités  du  temps  causaient  avec  la  grisetle  pro- 
tégée par  l'incognito  du  salin  noir  et  la  délicatesse  menteuse 
de  la  chaussure.  Je  commençais  à  me  fatiguer  de  ce  bruit  vide, 
(|uand  j'aperçus  dans  la  cohue  un  jeune  conseiller  d'état ,  spiri- 
tuel, homme  du  monde,  tenant  à  l'aristocralie  par  sa  famille,  à  la 
jeunesse  studieuse  par  ses  premières  anées.  au  gouvernement  par 
sa  itosilion.  Nous  causâmes  ,  appuyés  sur  je  ne  sais  quel  piédes- 
tal de  marbre  faux,  que  la  somjduojité  de  l'Opéra  laisse  là 
comme  type  de  son  luxe  spécial.  Nous  causâmes;  les  d<tniin<»> 


22  REVUE  DE  PARIS. 

venaient  chuchoter  à  notre  oreille.  Et  nous  causions  toujours , 
ou  plutôt  il  causait  :  et  il  m'entretenait,  non  de  chevaux  et  de 
femmes,  mais  du  renouvellement  du  chirstianisme,  des  théories 
allemandes ,  de  la  religion  des  Hiddons  et  de  ses  rapports  avec 
la  foi  chrétienne,  des  œuvres  du  Germain  Savigny  ,  des  systè- 
mes de  Herder  et  de  la  grande  philosophie  de  Hegel.  —  u  Oui, 
me  disait-il,  la  pensée  religieuse  travaille  en  ce  moment  la  so- 
ciété... (Puis,  se  retournant  vers  un  mascpie  :  —  Tout  à  l'henre, 
je  suis  à  toi...,)  —  Il  est  certain  qu'il  y  a  lassitude  et  que  nous 
cherchons  une  croyance.  —  (.le  connais  cette  femme;  c'est  une 
comtesse!...  )  Des  groupes  se  sont  formés  dans  la  jeunesse  ,  et 
tous  ils  marchent  à  la  conquête...  (Voici  un  domino  qui  m'in- 
téresse! Ah!  veuillez  attendre  un  peu.) — La  politique  n'est 
rien;  la  croyance  est  tout,  .le  connais  des  jeunes  gens  conscien- 
cieux, intellectuels,  courageux,  éclairés,  qui  marchent  sous 
une  bannière  à  la  fois  religieuse  et  savante...  Les  idées  de  Schel- 
ling  sur  la  philosophie ,  combinées  avec  la  pensée  catholique... 
—  Mais  pardon,  pardon, je  suis  o!)ligé  de  vous  quitter;  on  m'ap- 
Itelle  !  à  revoir  ! 

Le  néo-chrétien  avait  disparu  dans  le-tourbillon  des  masques 
noirs.  Et  ce  jeune  homme  n'était  pas  plus  ridicule  que  celui  dont 
je  vous  parlais  tout  à  l'heure.  Cette  conversation  folle  et  multi- 
ple ,  rêveuse ,  mystique ,  symbolique  ,  décousue  au  milieu  du 
bal  de  l'Opéra  n'avait  rien  d'extraordinaire  aujourd'hui.  C'était 
le  résultat  naturel  de  toutes  les  idées  et  de  tous  les  désirs  qui 
fermentent  et  bouillonnent  dans  la  grande  chaudière  de  cette 
époque.  La  société  s'en  tiendra-t-elle  à  cette  situation  d'ame  et 
de  pensée?  Refera-t-elle  ses  croyances?  Conservera-t-elle  pour 
types  mes  deux  personnages,  que  je  n'ai  pas  inventés  :  le  jeune 
philosophe  et  le  jeune  homme  politique.'  —  De  plus  hardis  son- 
deront l'avenir.  —  ,Ie  ne  sais  voir  que  le  présent  dont  je  viens 
de  montrer  une  des  faces  les  plus  extraordinaires. 

Mais  de  quel  côté  marche  la  société  ? 

Dites-le,  dites-le,  vous  qui  ne  doulez;(ie,rien,  vous  qui  avezreçu 
du  ciel  toutes  les  inspirations  prophétiques.  Tacite,  sousTrajau, 
ne  devinait  i)as  le  christianisme.  Shakspeare  et  Bacon, sous  .lac- 
ques  1"='',  ue  devinaient  pas  l'avéneinent  de  la  liberté  |)olitiqne.  0 
mes  illustres  contemporains,  plus  puissans  ([ue  Shakspeare, 
Tacite  et  Bacou,  éclairez-moi  sur  noire  avenir,  si  vouspouvci! 


REVUE  DE  PARIS.  25 

Pour  moi ,  jo  ne  sais  qu'une  chose  :  l)énir  et  remercier  ceux  , 
philosopiies ,  orateurs ,  cliréliens,  poètes,  hommes  iwlitiques , 
artistes,  qui  rendront  le  sens  moral  à  cette  société  pleine  de 
souffrances,  qui  la  ramèneront  à  la  dignité  et  à  l'unité,  qui 
combattront  l'égoïsme  matériel  et  Tindividualité  grossière  des 
intérêts,  si  âpres  dans  leur  combat,  qui  nous  détacheront 
de  notre  polémique  hargneuse,  ({ui  feront  planer  sur  la  sphère 
intellectuelle  la  moralité  détruite  par  soixante  ans  de  naufrage. 
L'attention  donnée  aux  prédications  dont, j'ai  i)arlé  est  un  signe 
heureux  et  bienfaisant.  Bientôt  sans  doute,  si  l'on  marche  dans 
la  même  voie,  on  ne  permettra  plus  ni  à  la  vie  réelle  d'être 
ignoblement  i»ositive,  basse,  intéressée,  rampante  et  menteuse 
comme  elle  est  aujourd'hui;  ni  à  la  poésie  d'être  furieuse,  folle, 
désespérée  comme  l'ennui ,  dépravée  comme  le  désespoir.  Que 
le  sacerdoce  chrétien  profite  du  bon  mouvement  de  la  société  et 
qu'il  s'en  empare ,  non  pour  l'exploiter  au  profit  des  intérêts 
spéciaux  du  clergé,  mais  pour  apaiser  les  douleurs  de  tous.  Que 
tous  les  hommes  dignes  d'exercer  le  sacerdoce  de  la  pensée  se 
joignent  à  ce  mouvement.  Il  y  a  de  belles  paroles  dans  un  livre 
peu  connu  de  Mirabeau. 

Les  voici  : 

•1  Ah  !  si  tous  ceux  qui  prennent  la  plume  se  dévouaient  légale- 
;.  menlaumétierd'èlreutiles  !  si  leur  indomjitable  amour-propre 
!•  pouvait  composer  avec  lui-même  et  sacrifier  la  gloriole  à  la 
»  dignité!  Si,  aulieu  de  s'avilir,  de  s'entre-déchirer,  de  détruire 
).  réciproquement  leur  influence,  ils  réunissaient  leurs  efforts 
)'  et  leurs  travaux,  pour  terrasser  l'ambitieux  qui  usurpe,  l'im- 
'>  posteur  qui  égare,  le  lâche  qui  se  vend;  si,  méprisant  le  vil 
)•  métier  de  gladiateurs  littéraires,  ils  se  croisaient  en  véritables 
3.  frères  d'armes  contre  les  préjugés,  le  mensonge,  le  charlata- 
î.  nisme,  l'intérêt,  la  tyrannie  delà  pensée  et  de  l'action;  en 
Il  moins  d'un  siècle ,  la  terre  serait  changée  !  » 

PhilarèteChasles. 


THÉÂTRE-FRANÇAIS. 


ANGELO  MALIPIERI 

PAR  M.  YICTOR  HUGO. 


C(*  que  nous  allons  dire  n'est  pas  pour  reprendre  ceux  qui  lien- 
nent  la  plume  du  feuilleton  ;  mais  il  nous  semble  qu'en  général 
ils  traitent  Fart  avec  trop  peu  d'égards  etdejustice  ;  ilss'asseient 
deux  heures  durant  en  face  d'une  pièce  qui  a  coûté  à  son  auteur 
six  mois  d'études  spéciales ,  deux  mois  de  style  et  de  ciselure , 
des  réflexions  et  des  fatigues  morales  à  l'infini;  et  c'est  tout 
l'effort  qu'ils  consentent  A  faire  pour  l'étudier,  la  comprendre, 
ia  juger.  En  deux  autres  heures ,  leur  sentence  est  dressée ,  véri- 
table verdict  de  cour  d'assises,  sans  appel:  relâché  ou  pendu; 
après  quoi  le  juge  dîne  et  se  promène.  Si  nous  comprenons  I)ien 
les  fonctions  de  la  critique ,  il  nous  semble  qu'elles  sont  plus 
graves.  Il  ne  faut  pas  que  l'intelligence  et  l'ardeur  des  artistes 
puissent  se  plaindre  de  son  insouciance  et  de  sa  légèreté.  Qu'on 
se  trompe,  c'est  un  liscpie  universel;  mais  qu'au  moins  on  tra- 
vaille la  question  débattue.  On  n'est  pas  tenu  d'être  profond  ; 
mais  on  est  tenu  d'être  juste. 

Pour  noire  pari,  nous  mel  Irons  en  ceci  ici  deux  seules  choses 
qui  dépendent  de  nous  ,1e  temps  et  la  bonne  volonté.  La  manière 


REVUE  DE  PARIS.  25 

dont  M.  Victor  Hugo  conçoit  et  exécute  le  drame  exige  impé- 
i-ieusement  qu'on  s'enquière  d'elle ,  toutes  les  fois  qu'il  en  pro- 
duit un  nouveau ,  parce  que  la  pensée  générale  d'un  artiste,  qui 
en  aune,  est  le  commentaire  le  plus  net  de  ses  productions.  Pour 
bien  comprendre  ce  qu'il  fait,  sachez  ce  qu'il  veut.  Cependant 
nous  séparerons  de  cet  article  tout  ce  qui  est  théorie ,  pour  y 
levenir  prochainement.  Le  public  a  ses  habitudes  littéraires 
ainsi  prises ,  qu'il  exige  qu'on  l'informe  sur-le-champ  du  fait 
lui-même,  donnantles  mainsà  ce  qu'on  ajourne  l'idéequiaconçu 
le  fait  et  qui  l'a  dressé  sur  ses  pieds.  Cet  article,  qui  vient  le 
premier,  devrait  donc  logiquement  ne  venir  <iue  le  second; 
mais ,  nous  le  répétons,  ce  n'est  pas  notre  faute.  De  notre  temps , 
l'usage  est  roi ,  aussi  bien  que  du  temps  d'Horace.  Nous  allons 
donc  exposer  aujourd'hui  une  pièce:  nous  expliquerons  le  drame 
de  M.  Victor  Hugo  une  autre  fois. 

L'avenlurequi  faitle  sujet  A'Angelo  est  censée  se  passer  à  peu 
j)rès  vers  l'année  1354.  Hernani,  le  Roi  s'amuse ,  Lucrèce 
Borgia,  Marie  Tudor,  sont  également  placés  dans  le  seizième 
siècle ,  poui'  lequel  M.  Victor  Hugo  paraît  avoir  une  sorte  de 
prédilection.  C'est,  en  effet,  le  plus  magnifique  siècle  des  temps 
modernes ,  celui  qui  a  les  plus  grands  artistes ,  les  plus  grands 
chefs-d'œuvre,  les  plus  grands  rois. Le  poète  y  est  plus  à  l'aise 
pour  asseoir  son  action  ;  le  grandiose  factice  qu'il  faut  à  l'art  s'y 
trouve  dans  la  nature  elle-même.  Il  fournit  l'éclat  des  costumes, 
la  magnificence  des  fêtes ,  la  noblesse  des  manières  et  la  beauté 
du  langage,  lly  a  même  un  certain  ordre  défaits  qui  sont  simples 
et  naturels  à  cette  époque,  et  qui  seraient  impossibles  aujour- 
d'hui. Les  grands  actes  de  violence  et  d'oi)pression ,  qui  sont  une 
sourcede  terreur  et  de  pitié ,  ont  tout-à-fait  disparu  des  sociétés 
actuelles,  où  le  procureur  du  roi  et  le  gendarme  ont  tuéla  tragé- 
die. La  vertu  persécutée  n'est  plus  qu'un  nom ,  depuis  qu'il  y  a 
des  commissaires  de  police.  Le  pouvoir ,  qui  était  amoncelé  entre 
les  mains  d'un  petit  nombre ,  s'est  aujourd'hui  distribué  entre 
les  mains  de  tous.  Il  n'y  a  pas  aujourd'hui,  comme  au  seizième 
siècle,  un  homme  qui  puisse  tout  et  un  homme  qui  ne  puisse 
rien.  La  société,  qui  était  raboteuse,  qui  avait  à  sa  surface  des 
montagnes  et  des  vallées,  est  devenue  tout-à-fait  plénière.  On  y 
marche  plus  à  son  aise  ;  mais  les  horizons  y  ont  moins  de  variété 
et  moins  de  poésie. 


20  REVUE  DE  PARIS. 

Tous  les  moyens  de  drame  qui  sont  tirés  de  cette  nature 
iiK'gale  delasociétédu  moyen  âge  sontdonc impossibles  aujour- 
(l'iuii.  Dans  le  Roi  s'amuse ,  Triboulet ,  qui  loue  un  assassin  de 
profession  poiu"  tuer  François  1<"",  s'adresse  tout  simplement  à 
lun  des  membres  de  la  société  des  bravi,  qui  existait  encore  à 
Paris  sousllenri  III.  Maintenant  Triboulet  seraitobligé  d'assas- 
siner lui-même ,  à  la  barbe  de  la  brigade  de  sûreté,  ce  qui  l'em- 
j)ôcherait  probablement  de  faire  l'admirable  monologue  du 
dernier  acte,  et  ce  qui  exigerait  d'ailleurs  que  le  plan  du  drame 
fût  entièrement  modifié.  Aujourd'hui,  s'il  existait  encore  une 
femme  aussi  criminelle  que  Lucrèce  Borgia  ,  il  n'y  aurait  pas  de 
piincesse  Négroni  |)our  lui  prêter  son  palais,  et  de  couvent  de 
Snut-Sixte  pour  lui  prêter  ses  moines  :  l'article  du  code  pénal 
tuu-  la  complicité  s'y  oppose.  Aujourd'hui  enfin ,  des  reines  comuie 
Marie  Tudor ,  comme  Marie  Stuart ,  comme  Christine ,  ne  seraient 
plus  -dans  la  réalité.  L'inflexible  niveau  de  la  loi  pèse  également 
surtoutes  les  têtes;  les  couronnes  n'y  font  plus  rien,  et  lepoète 
qui  trouvait,  sous  Henri  IV,  que  la  garde  du  Louvre  empêchait 
tout  d'entrer , excepté  la  mort,  trouverait,  à  l'heure  présente , 
que  cette  garde  n'arrête  plus  rien ,  ni  l'injure ,  ni  la  calomnie , 
ni  la  morgue  railleuse  des  grands ,  ni  l'ignoble  inquisition  de 
la  populace.  Le  vœu  de  Valérius  Publicoia  est  rem])li:  aujoui- 
d'hui  les  maisons  et  les  palais  sont  de  verre. 

C'est  donc  par  fa  connaissance  qu'il  a  acquise  de  la  constitu- 
tion de  la  société ,  au  seizième  siècle,  que  M.  Victor  Hugo  a  été 
porté  sans  doute  à  y  placer  la  plupart  de  ses  drames.  Sa  pensée 
grandiose  s'y  retourne  mieux.  Il  doit  se  plaire,  hardi  comme  il 
est,  à  toucher  dans  la  main  des  ducs  couronnés ,  qu'il  fait  revivre 
dans  toute  leur  splendeur  d'autrefois.  Angelo  Malipieri  est  encore 
un  de  ces  personnages  superbes ,  de  la  taille  de  Da  Sylva  et  du 
duc  Alfonse.  Il  a  ceci  de  particulier  et  de  neuf  parmi  les  autres, 
qu'il  est  un  tyran  qui  a  peur ,  une  sorte  de  visir  qui  a  sous  son 
pied  la  ville  de  Padoue ,  et  sur  sa  tète  le  i)ied  du  Doge.  Délégué 
du  sénat  vénitien  ,  il  fait  trembler  et  il  tremble,  il  guette  et  il 
est  guetté;  il  sait  qu'on  espionne  son  espionnage,  et  il  est 
rempli  lui-même  de  la  terreur  qu'il  répand.  La  sérénissime 
république  lui  a  donné  sur  un  pauvre  territoire  vassal  toute 
sa  puissance  souveraine  ;  il  est  sorti  du  conseil  des  Dix,  saturé 
de  pouvoir,  comme  un  fer  rouge  sort  du  foyer,  saturé  de  feu; 


REVUE  DE  PARIS.  27 

s'il  veut  cmbrasor  quelque  chose,  il  n'a  qu'à  y  poser  la  main; 
mais  il  sent  (jne  hii-mème  il  peut  être  fondu.  Enfin  .  il  est  entre 
Venise  et  l'adouo  comme  ces  conducteurs  métalliques  qui  don- 
nent passage  à  la  foudre  pour  descendre  du  nunfje  sur  la  terre, 
et  que  le  fluide  électrique  i)rise  et  dissout  quand  il  est  trop  vio- 
lent. Cette  situation  ori[jinales  et  encore  inexpérimentée  au 
théâtre  est  le  cadre  même  du  drame  A'/lngelo  ;  il  se  développe 
sous  l'intluence  de  cette  donnée  générale;  mais  ,  du  reste,  elle 
n'en  est  pas  la  matière  même,  laquelle  est  tirée  d'événemens 
beaucoup  moins  exceptionnels ,  et  prise  dans  des  passions  tout- 
à-fait  Inimaines  et  universelles,  comme  l'amour,  la  jalousie, 
l'autorité  maritale. 

Nous  croyons  qu'il  importe  beaucoup  de  distinguer  ainsi 
dans  le  drame  ce  qui  en  est  la  matière  premièie,  immédiate , 
d'avec  ce  qui  en  est  la  circonstance  spéciale  et  personnelle.  La 
matière  première  ou,  comme  on  disait  dans  l'école,  niaten'a 
ex  qnâ,  ce  doivent  toujours  être,  à  notre  avis,  les  seritimens 
humains  et  les  passions  universelles,  ce  qui  est  comi)ris  partout 
et  de  tous,  comme  l'amour,  la  jalousie .  la  maternité,  le  respect 
filial,  la  reconnaissance;  ensuite  vient  la  situation  particulière, 
qui  douiie  à  ces  senlimens  et  à  ces  passions  telle  ou  telle  direc- 
tion ,  telle  ou  telle  étendue,  qui  les  développe  ici .  les  restreint 
là-bas,  les  fait  parler,  agir,  selon  les  temps,  les  lieux,  les  per- 
sonnes et  les  circonstances;  car  le  cœur  humain  est  comme  le 
bronze  en  fusion,  quii)rend  les  formes  infinies  des  moules  infinis 
où  on  le  verse.  La  colonne  et  le  boulet  sont  toujours  du  bronze; 
mais  quoi  de  plus  opposé  qu'une  colonne  et  un  boulet?  Avec 
de  l'amour  et  de  la  jalousie,  différemment  combinés ,  différem- 
ment développés,  différemment  exaltés,  on  peut  faire  un  million 
de  drames  très-divers  et  très-neufs,  l'im  ajjtès  l'autre;  le  tout 
est  de  trouver  des  circonstances  particulières,  (pii  impriment 
une  tournure  nouvelle  à  ce|  fonds  trivial  de  passions; de  même 
que  c'est  l'affaire  des  décorateurs  et  des  architectes  de  décou- 
vrir des  façons  spéciales  de  combiner  les  lignes  ,  pour  couler  en 
formes  originales  ce  bronze  monotone  ,  matière  sempiternelle, 
que  l'on  tourmente  depuis  trois  ou  quatre  mille  ans,  et  que  l'on 
tourmentera  probablement  jus(pi'à  la  fin  des  siècles. 

La  matière  du  drame  d'^«(;c/o  est  donc,  comme  nousdisions. 
tout-à-fait  commune  et  universelle.  Angelo  a  une  femme  et  une 


28  REVUE  DE  PARIS. 

maîtresse  :  il  aime  et  il  est  jaloux;  mais  il  faut  voir  dans  quelles 
circonstances  cet  amour  et  cette  jalousie  se  développent  :  c'est 
là  le  domaine  du  poète.  Il  n'a  pris  au  cœur  humain  que  deux 
passions  vulgaires ,  comme  le  statuaire  ne  prend  à  la  carrière 
qu'un  bloc  grossier;  ce  qui  en  sort,  dieu  ou  monarque,  c'est 
son  ciseau  (lui  l'a  créé.  Angelo  est  un  grand  seigneur  de  Venise, 
un  gouverneur  de  Padoue ,  comme  nous  l'avons  dit.  Sa  femme 
appartient,  comme  de  raison,  à  une  famille  illustre;  car,  au 
seizième  siècle ,  la  loi  politique  obligeait  les  nobles  Vénitiens  à 
se  marier  entre  eux,  ou  à  n'épouser  au  dehors  que  des  personnes 
souveraines.  Sa  maîtresse  est  une  comédienne.  Angelo  ^L^lipieri 
et  Catarina  Bragadini,  sa  femme,  sont  deux  personnages  réels, 
historiques  ;  la  comédienne  Tisbé  est  un  personnage  d'inven- 
tion. Avant  d'aller  jdus  loin ,  faisons  remarquer  que  M.  Victor 
Hugo  ne  met  jamais  au  théâtre  de  l'histoire  réelle,  mais  de 
l'histoire  possible  ;  il  prend  deux  ou  trois  noms  propres,  et  il 
s'en  sert  comme  d'un  point  d'appui  pour  y  rattacher  toute  la 
charpente  de  son  drame.  Il  n'y  a  de  réel  dans  celui-ci  que  le 
nom  d'Angelo  et  celui  de  Catarina,  comme  dans  Marie  Tudor, 
que  les  noms  des  nobles  personnages  qui  s'y  trouvent  ;  comme 
dans  Lucrèce  Borgia ,  que  ceux  des  seigneurs  vénitiens ,  du 
duc  Alfonse  et  de  Lucrèce  ;  tout  le  reste  est  l'œuvre  du  poète , 
fiction.  Quelle  est  la  valeur  de  cette  manière  d'employer  l'his- 
toire au  théâtre?  C'est  ce  que  nous  examinerons  prochainement. 
Aujourd'hui  nous  la  constatons  et  nous  passons  outre. 

Deux  autres  personnages  également  fictifs  ,  Rodolfo  et  Omo- 
dei ,  complètent  le  drame  :  Rodolfo,  un  jeune  homme  ;  Omodei, 
un  espion  de  Venise  déguisé.  Pour  indiquer  en  deux  mots  la 
marche  du  drame,  Angelo  aime  la  Tisbé  qui  ne  l'aime  pas,  la 
Tisbé  aime  Rodolfo  qui  ne  l'aime  pas  non  plus  ;  Rodolfo  aime 
Catarina  qui  l'aime.  Angelo  se  trouve  ainsi  pressé  entre l'indiffé- 
rence  de  sa  maîtresse  et  la  passion  coupable  de  sa  femme,  entre 
ses  appréhensions  d'amant  et  son  honneur  de  mari. 

De  raconter  le  drame  scène  à  scène ,  nous  avouons  que  nous 
n'en  avons  pas  le  courage.  Triste  métier  (jue  de  refaire  avec  de 
l'argile  le  Jupiter  olympien  que  Phidias  avait  fait  d'ivoire  et 
d'or  !  Du  reste,  à  quoi  bon  un  pauvre  récit,  auquel  nous  per- 
drions tous,  lui,  vous  et  moi?  Paris  verra  la  pièce,  la  province 
la  lira. 


REVUE  DE  PARIS.  29 

C'est  donc  entre  Angelo,  Catarina,  Rodolfo,  la  Tisbé  et  Omo- 
dei  que  se  passe  le  drame  ;  ce  sont  ces  cinq  pei-sonnages  bien 
tranchés,  bien  individuels ,  placés  au  milieu  du  seizième  siècle  , 
dans  une  petite  cité  italienne ,  sorte  de  fief  de  Venise ,  qui  don- 
nent une  tournure  spéciale,  propre,  la  tournure  que  vous  savez, 
aux  deux  ou  trois  [)assions  communes  et  vulgaires  qui  les  ani- 
.nent.  Leur  manière  d'aimer,  de  haïr,  de  se  venger  ,  résulte  du 
temps  où  ils  vivent ,  du  rang  qu'ils  occupent ,  du  pays  qu'ils 
habitent.  Changez  ce  temps,  ce  rang,  ce  pays,  vous  aurez,  non 
pas  d'autres  passions,  mais  d'autres  formes  des  mêmes  pas- 
sions, d'autres  scènes,  un  autre  drame.  C'est  comme  ce  que 
nous  disions  tout  à  l'heure;  le  même  bronze  fait  un  boulet  ou 
une  colonne,  selon  le  moule. 

Le  premier  travail  de  M.  Victor  Hugo,  c'a  donc  été  de  se  bien 
rendre  maître  du  terrain  où  il  plantait  son  drame ,  d'en  bien 
connaître  et  déterminer  le  temps ,  le  lieu  et  les  personnes  ;  car 
de  ce  temps,  de  ce  lieu  et  de  ces  personnes,  allaient  dépendre 
le  caractère  des  passions,  la  direction  des  idées,  la  nature  des 
catastrophes.  Il  y  a  beaucoup  d'artistes  qui  se  mettent  peu  en 
peine  de  cette  difficulté,  sans  doute  parce  (ju'ils  ne  la  compren- 
nent pas  ;  ils  créent  des  personnages  généraux,  que  vous  pouvez 
transporter  dans  tous  les  pays,  dans  toutes  les  époques,  et  qui 
sont  partout  et  toujours  les  mêmes ,  aussi  vrais,  aussi  faux.  Ils 
jirocèdent  absolument  comme  l'un  des  plus  singuliers  statuaires 
de  notre  époque,  31.  Foyatier,  lequel  s'amuse  avec  un  grand 
sang-froid,  depuis  quelques  années,  à  faire  avec  du  marbre  des 
hommes  nus  pour  le  compte  du  gouvernement,  qui  les  paie  el 
les  expose  avec  un  sang-froid  non  moins  remarquable.  On  leur 
attache,  quand  ils  sont  faits,  une  étiquette  quelconque,  Spar- 
tacus,  Cincinnatus,  à  volonté;  rien  n'empêche  que  Spartacus 
soit  Cincinnatus,  ou  que  Cincinnatus  soit  Spartacus;  même,  si 
l'on  était  pressé  d'un  Annil)al  ou  d'un  Massinissa  ,  il  n'y  aurait 
aucune  bonne  raison  pour  ne  pas  s'en  servir;  et  nous  n'attribuons 
qu'à  la  pudeur  de  M.  Foyatier  la  réserve  qui  l'a  empêché  d'ap- 
peler ces  statues  de  son  propre  nom,  lequel  y  pouvait  figurer 
aussi  bien  qu'un  autre. 

Il  y  a,  comme  nous  disions,  beaucoup  de  poètes  qui  font  à  la 
scène  des  hommes  nus,  comme  M.  Foyaliei',  et  quileur  mettent 
des  étiquettes.  ,Ie  me  souviens  d'avoir  vu  re[)réscnter  à  Tou- 

3 


30  REVUE  DE  PARIS. 

lotise,  il  y  a  deux  ou  trois  années ,  une  espèce  de  drame  sur  la 
révolution  de  Juillet,  lequel  avait  été  fait  primitivement  sur 
Denis  à  Corinthe.  Le  tyran  de  Sicile  était  devenu  M.  delà  Fayette, 
€t  ses  écoliers  des  élèves  de  l'École  polytechnique.  De  cette 
manière  déplorable  de  tracer  des  caractères  en  l'air,  de  créer 
des  peisonnages  abstraits,  aujourd'hui  malheureusement  si 
commune,  naissent  cette  déclamation  qui  remplit  les  théâtres, 
et  ces  insupportables  lieux  communs  qui  laissent  flotter  deçà  , 
delà,  les  passions,  les  caractères  et  le  langage.  Il  est  clair  qu'un 
personnage  qui  n'est  pas  nettement  arrêté  pour  le  temps ,  le 
lieu  et  les  circonstances,  ne  peut  faire  et  dire  que  des  choses 
communes,  générales  ,  sans  aucune  propriété.  Ce  n'est  pas  que 
le  travail  ne  devienne  ainsi  très-facile  ;  une  lamentation  sur  la 
mort  d'un  fils  peut  servir ,  en  changeant  le  nom ,  pour  la  mort 
d'un  père;  mais  que  devient  l'art  au  milieu  de  cette  facilité? 
Qu'y  est  devenue  surtout  la  critique?  Habituée  à  ces  ritournelles 
générales,  à  ce  fonds  trivial  et  absurde  de  caractères  et  de  pas- 
sions sans  réalité  ,  sans  individualité  ,  dès  qu'elle  se  trouve  en 
face  d'un  artiste  qui  poursuit  chaqueidée  dans  sa  pente  spéciale, 
chaque  passion  dans  sa  direction  individuelle ,  chaque  caractère 
dans  sa  nature  exclusive ,  elle  ne  comprend  plus ,  elle  est  dé- 
pistée ,  elle  s'écrie  que  le  poète  crée  des  exceptions  :  comme  si 
vous,  moi,  chacun  de  nous  n'était  pas  une  exception  ;  comme  si 
chaque  homme  n'avait  pas  une  manière  propre  et  à  part  de  voir, 
de  sentir,  de  comprendre  et  d'exposer  les  choses  ;  comme  si  les 
généralités  n'étaient  pas  des  entités  métaphysiques  créées  par 
l'esprit  pour  la  commodité  «lu  raisonnement,  mais  du  reste 
parfaitement  étrangères  à  la  réalité  historique ,  morale  et  litté- 
raire. 

Un  procédé  que  M.  Victor  Hugo  ne  quitte  jamais ,  c'est  d'indi- 
quer nettement  la  valeur  individuelle  de  ses  personnages ,  et  de 
les  i)oursuivre  chacun  dans  la  direction  propre  à  son  caractère, 
à  ses  idées,  à  son  éducation  ,  à  ses  i)réjugés.  Ne  vous  demandez 
jamais  si  vous  feriez  ce  (ju'ils  font ,  qui  est  une  mauvaise  ma- 
nière de  raisonner  ;  demandez-vous  si,  étant  ce  qu'ils  sont,  ils 
doivent  agir  comme  ils  agissent.  Il  est  possible  que  vous  ne  fis- 
siez pas  mourir  votre  femme  sur  un  soupçon ,  comme  Angelo; 
mais  tâchez  de  vous  rappoitor  au  temps  où  vivait  cet  homme  , 
supposez  que  vous  êtes  ce  <iu'il  fui ,  qu'il  y  a  dans  votre  famille 


REVUE  DE  PARIS.  51 

les  traditions  qu'il  y  avait  dans  la  sienne ,  et  alors ,  si  le  poète 
Vu  créé  selon  la  vérité  historique ,  il  est  évident  <iue  ,  vous  sup- 
posant lui,  vous  n'agiriez  pas  autrement  que  lui. 

C'est  ainsi  qu'il  faut  raisonner  i)ar  rapport  aux  cinq  rôles  du 
drame  :  transportez- vous  par  l'étude  et  par  la  pensée  à  Tannée 
]jô4,  dans  la  ville  de  Padoue  ;  reconstruisez  en  esprit  l'exis- 
tence dune  comédienne  comme  Tisbé,  d'un  gouvernein- comme 
Angelo.  d'un  espion  comme  Omodei,  d'une  pauvre  grande 
dame  sacrifiée,  comme  Calarina  Rragadini,  d'un  grand  seigneur 
déguisé  comme  Rodolfo ,  et  voyez  si ,  les  choses  ainsi  supposées, 
le  drame  est  possible  et  réalisable  dans  les  conditions  où  il  se 
développe.  Voyez  si  tout  est  bien  exact,  si  chaque  personnage 
est  vrai  de  la  vérité  de  son  époque.  Ne  cherchez  pas  si  cela  est 
réel ,  n'allez  pas  aux  biographies  ;  vous  n'y  trouveriez  rien  :  ce 
drame  est  une  fiction,  comme  tous  les  drames  de  M.  Victor 
Hugo.  Pour  qu'il  soit  tel  que  son  auteur  a  voulu  le  faire ,  et  nous 
ne  parlons  pas  ici  de  l'exécution,  mais  delà  conception,  la  seule 
chose  dont  l'artiste  soit  véritablement  maître ,  il  faut  que  ce 
drame  soit  possible  avec  les  personnages  qui  le  réalisent ,  et 
imi)0ssible  avec  d'autres  ;  il  faut  que  tout  dans  ses  détails  décou- 
le immédiatement  de  ses  princijtes  ;  qu'Angelo,  Catarina,  Tisbé, 
Rodolfo,  Omodei,  tels  que  le  poète  les  suppose ,  respirent  dans 
les  actions  qu'ils  font  et  dans  les  paroles  qu'ils  disent  ;  qu'on 
pût  y  mettre  leurs  noms,  s'ils  n'y  étaient  pas  :  et  qu'un  histo- 
rien, exercé  à  l'intelligence  delà  société  et  des  mœurs  du  moyen 
âge,  pût  affirmer,  à  l'aide  d'indications  indirectes ,  mais  infail- 
libles, qu'une  telle  aventure  n'a  pu  se  passer  qu'à  Padoue,  vers 
le  milieu  du  seizième  siècle. 

Si  le  public  était  plus  instruit  ou  plus  juste,  s'il  voulait  ou  s'il 
pouvait  tenter  une  partie  de  ce  travail  historique ,  qui  est  si 
difficile  ,  si  intéressant  et  si  beau,  et  qui  a  pour  but  de  raconter 
des  annales  des  peuples  ce  que  les  annalistes  n'en  raconterait 
jamais ,  à  savoir  les  détails  intimes ,  les  choses  domestiques  et 
morales ,  il  verrait  combien  c'est  une  évocation  vraie ,  rigou- 
reuse .^  réelle ,  que  celle  que  M.  Victor  Hugo  poursuit  de  la  vieille 
gociété  du  moyen  âge  ;  combien  il  en  a  l'intelligence  profonde, 
et  combien  surtout  la  poésie  du  seizième  siècle  revit  dans  le 
style  nerveux  et  coloré  de  l'auteur  A\4nffelo.  Mais  le  public  est 
malheureusement  au  dessous  d'une  étude  semblable  ,  et  il  aime 


ôâ  REVUE  DE  PARIS. 

mieux  croire  que  l'auteur  se  trompe ,  que  de  s'avouer  à  lui-même 
qu'il  ne  comprend  pas.  Ajoutons  qu'il  est  un  peu  poussé  à  cette 
légèreté  par  la  critique ,  dans  laquelle  il  n'y  a  pas  un  seul  écri- 
vain ,  un  seul ,  qui  s'osât  comparer  à  M.  Hugo ,  soit  pour  la 
conscience  dans  le  travail ,  soit  pour  la  grandeur  dans  la  pensée, 
soit  pour  la  beauté  dans  le  style  ;  tandis  que,  cachés  pour- 
tant dans  le  urs  forteresses  anonymes  ou  avouées, ils  le  canon- 
nent  depuis  quinze  ans  comme  un  ciiâteau  du  quinzième  siècle, 
avec  leur  artillerie  de  bois.  11  se  passe  pourtant  aujourd'hui  un 
fait  public  qui  devrait  donner  à  penser  et  éclairer  les  aveugles. 
M.  Guizot,  qui  certes  peut  être  cité  aussi  bien  qu'un  autre  en 
France,  et  même  en  Europe,  comme  un  iiomme  qui  a  le  droit 
d'avoir  une  opinion  en  matière  d'iiistoire ,  s'est  empressé  d'ap- 
peler M.  Victor  Hugo  dans  le  comité  qu'il  a  organisé  [très  du 
ministère  de  l'instruction  publique,  pour  la  recherche  des  mo- 
numens  inédits  relatifs  à  l'histoire  des  lettres  et  des  beaux-arts 
au  moyen  âge.  Nous  ne  savons  pas  quelle  figure  feraient  dans 
ce  comité  les  critiques  qui  ont  enseigné  l'histoire  d'Angleterre 
à  l'auteur  de  Marie  Tudor ;  mais  nous  savons  que  M.Hugol'y 
fait  excellente,  et  qu'il  n'est  pas  de  membre  qui  y  soit  mieux 
écouté.  Le  suffrage  des  critiques  de  notre  temps  a  certainement 
son  prix  :  mais  celui  de  Guizot ,  qu'il  a,  doit  consoler  M.  Hugo 
de  celui  de  M.  Pichot,  qu'il  n'a  pas. 

Certes ,  s'il  savait  quels  ménagemens  le  poète  est  forcé  d'avoir 
pour  son  inexpérience  des  ciioses  historiques  et  littéraires  ,  loin 
d'être  si  tranchant ,  le  public  serait  fort  huml)le.  11  y  avait  dans 
le  drame  tVJngelo  une  très-belle  scène,  dans  laquelle  M.  Victor 
Hugo  recomposait  de  toutes  pièces,  avec  l'exactitude  que  les 
hommes  d'étude  lui  savent  et  la  vigueur  de  pincenu  qui  ne  le 
quitte  jamais,  un  concili:ibule  nocturne ,  dans  lecpiel  la  police 
secrète  de  Venise  s'organise,  se  distribue,  s'exécute.  C'était 
superbe  et  terrible.  Des  amis  ont  conseillé  au  poète  de  suppri- 
mer cette  l)elle  page,  et  de  la  remplacer  par  quelques  mots  de 
lécil ,  de  peur  (pie  les  liistoriens  du  parterre  trouvassent  un 
coupe-gorge  de  la  forêt  Noire  dans  une  assemblée  de  sl)ires 
vénitiens.  Ils  en  sont  bien  capables  ,tels  que  nous  les  savons.  Il 
en  a  été  ainsi  de  quelques  fautes,  qu'il  a  fallu  faire.  Lorsque 
Angelo  prépare  avec  une  solennité  effroyable  le  supi)lice  de  sa 
femme ,  et  qu'il  dicte  les  détails  du  service  des  morts  au  doyen 


REVUE  DE  PARIS.  33 

de  Saint-Antoine  de  Padoue  ,  il  dit,  en  l)lasonnant  l'écusson  des 
BrasMÏim:  coupé (rargent et crazur à  la  croir  rouge,  n'osant 
pas  dire  à  la  croix  de  gueules.  Que  vouiez -vous?  Sous 
Louis  XV,  l'Académie  française  exigeait  que  tonte  pièce  envoyée 
au  concours,  quelle  qu'elle  lût,  se  terminât  par  une  prière  à  la 
sainte  Vierge.  Gill)ert  mettait  la  prière;  M .  tlngo  met  la  i'aute.  Mais 
,s'iiy  avait  alors,  comme  aujourd'luii,  ridicule  et  honte  pour  quel- 
(îu'un  ,  ce  n'était  pas  pour  te  poète. 

line  fois  tous  les  personnages  du  drame  en  présence ,  et  vous 
k;s  connaissez ,  il  est  bien  aisé  de  comprendre  comment  Taven- 
iure  va  s'ourdir.  La  Tisbé  découvre  que  Rodolfo  ne  l'aime  pas , 
et  Angelo  que  Catarina  le  trompe.  La  maîtresse  a  son  amour  à 
venger ,  et.  le  mari  son  honneur.  Qui  est-ce  qui  allume  ainsi  ces 
deux  colères?  Omodei.  Cet  homme  est  l'une  des  formes  de  l'idée 
^lemystère  qui  planepresque  toujours  sur  les  dramesde  M.  Victor 
Hugo,  et  qui  leur  donne  une  teinte  si  grave  et  si  terrible.  Gubetta 
dans  Lucrèce,  le  Juif  dans  Marie  Tudor,  Omodeï  dans  Jngelo, 
sont  trois  personnages  subaltenies,  des  valets  ,  des  riens,  qui 
dominent  jiourtant  de  cent  coudées  les  hauts  seigneurs  devant 
lesquels  ils  s'inclinent,  comme  dans  Goethe  le  serviteur  Méphis- 
iophélès  domine  ledocteur  Faust,  comme  dans  la  vieille  comédie, 
Frontin  et  Sganarelle  dominent  leui's  maîtres:  c'est  tour  à  tour 
Ja  malice ,  l'esprit ,  la  ruse,  rinlelligence  ;  c'est  encore  et  par- 
dessus tout  la  fatalité,  la  providence  ;  c'est  l'homme  de  Dieu, 
Omodei.  Dans  M.  Victor  Hugo,  ce  personnage,  identique  au  fond, 
est  conçu  selon  une  admirable  variété  de  formes.  Gubetta,  le  Juif 
et  Omodei,  même  chose  et  trois  choses.  Gubetta,  valet  espagnol , 
le  Juif,  usurier  hollandais ,  Omodei,  sbire  vénitien.  Non  seule- 
ment ils  sont  divers  de  nation  ,  de  caractère ,  de  passions ,  de 
langage  ,  mais  ils  entrent  chacun  par  des  motifs  diËférens  dans 
les  trois  aventures  dont  ils  sont  l'anie  ;  Gubi;lta ,  en  lidèie  colla- 
borateur de  Lucrèce;  le  Juif,  en  usurier  dominé  par  l'or; 
Omodei,  en  amoureux  méprisé  qui  se  venge.  Accuser  aj>rèscela 
M.  Hugo  de  se  copier  lui-même ,  c'est  distraction  ,  mauvais 
vouloir,  ou  bêtise.  Mo;juez-vous  de  ceuxqui  le  disent,  elplaignej^ 
«eux  qui  le  pensent. 

C'est  dans  le  palais  d'Angelo  que  se  i)assent  les  silnations  les 
plus  terribles  du  drame.  Tisbé  y  surprend  en  tlagrnnl  délit  la 
jnaitresse  de  son  amant,  et  Angelo  l'ajnant  de  sa  femme.  J!  esf 


34  REVUE  DE  PARIS. 

bien  clair  que  Ions  les  moyens  matériels  de  cette  partie  dudrame- 
sont  tirés  des  lieux  et  des  personnes,  Omodei  pénètre  dans  la 
chambre  de  Catarina;  et ,  comme  il  est  espion  vénitien ,  il  y.  pénètre 
en  espion,  c'est-fi-dire  parties  portes  cachées.  Rodolfo  y  vient,, 
conduit  par  le  sbire;  et,  comme  il  y  vient  en  amant ,  il  entre 
comme  les  amans,  la  nuit,  avec  silence,  enveloppé ,  en  se. 
cachant  derrière  les  tapisseries.  La  Tisbé  y  court,  munie  d'une^ 
clef  ([u'elle  s'est  fait  adroitement  donner  par  Anj^elo;  et,  comme 
elle  y  court  en  femme  .jalouse,  elle  survient,  comme  les  fejnmes 
jalouses,  au  moment  ou  les  amans  doivent  être  réunis,  un 
Mambeau  à  la  main  ,  par  la  bonne  porte,  ne  se  cachant  pas,  no 
.se  gênant  pas  ;  car  elle  n'a  rien  à  craindre  de  personne ;ramanfc 
.se  sauvera  ,  la  femme  l'implorera  ,  le  mari  la  remerciera. 

Concevez ,  après  cela  ,  les  gens  (fui  repi'ochent  à  31.  Victor 
Huga  d'employer  les  couloirs ,  les  portes  cachées ,  les  serrures, 
les  clefs  et  autres  moyens  aussi  extraordinaires.  M.  Victor  Hugo 
est  comme  tout  le  monde  ;  il  se  sert  de  ce  qu'il  a.  Il  a  un  palais 
du  treizième  siècle  ,  et  il  emploie  les  sei-rures ,  les  clefs  et  les 
couloirs  de  ce  palais,  tels  qu'ils  se  trouvent  :  il  ne  Ta  pas  bâti, 
il  riiabile  ;  il  n'en  est  pas  l'architecte ,  mais  Itôlc.  Il  est  clair 
que  s'il  avait  eu  une  maison  de  la  rue  Vivienne,  personne  ne 
serait  entré  ou  sorti  sans  parler  au  concierge  et  demander  le 
cordon.  Ensuite,  il  est  encore  évident  qu'il  ne  fait  pas  entrer 
l'amant  avec  fracas  et  par  le  principal  escalier ,  ni  l'espion  par 
la  grande  porte ,  ces  messieurs  n'exigeant  pas  ordinairement 
un  aussi  grand  ajjpareil.  Chacun  vient  à  son  moment,  par  sou 
endroit ,  comme  il  convient,  selon  ses  vues.  Le  poète  ne  bâtil 
pas  des  escaliers  inutiles  à  son  palais  ,  et  ne  forge  pas  des  ser- 
rures sans  fruit  à  ses  portes,  pas  i)lus  qu^il  n'ajoute  un  bras  ou 
une  jambe  ci  ses  personnages  II  prend  le  tout  selon  le  temps  et 
je  lieu  ;  le  pakiis  eu  1554 ,  les  iiommes  dans  l'état  de  Venise. 

Voilà  ce  que  la  critique  oublie.  Donnez-nous  un  palais  quel- 
conque, dit-elle;  nous  n'y  tenons  pas  :  la  première  chambre 
venue,  pourvu  quenous  ayons  des  caractères.  Mais  enfin  il  faut 
bien  que  ce  caractère  soit  celui  d'un  j)ersonnage  déterminé  ,  à 
ime  époipie  déterminée,  dans  un  lieu  déterminé.  Tout  homme 
a  un  nom,  est  d'un  siècle,  habite  lui  endroit.  Ici,  l'homme 
.s'appelle  Angelo  Malipieri,  il  vit  en  1554  et  il  habile  Padoue 
M,  Victor  Hugo  est  donc  obligé  de  vous  montrer  un  podestai 


REVUE  DE  PARIS.  35 

vénitien  dans  un  palais  ducal,  au  sein  des  états  de  Venise.  Il  ne 
peut  pas  le  montrer  dans  un  palais  (inelconfjue ,  ou  dans  une 
cliambre  quelconque;  mais  dans  le  palais  l)âti  par  Ezzelin  111  , 
l'adoue,au  treizième  siècle,  et  dans  la  chamljre  qu'y  habite  , 
en  1554,  Calarina  Bragadini,  safemme.  Si  c'avait  été  un  palais 
bâti  par  M.  Fontaine  ,  il  vous  l'aurait  montré  pareillement ,  et 
alors  vous  auriez  eu,  en  effel,  des  cliamiircs  quelcontiues; 
mais  ce  sont  les  critiques  de  1835  qui  devaient  liabiter  des  cliam- 
l)res  de  M.  Fontaine  ;  similia  siniilibus. 

Celte  présence  dans  le  même  palais ,  et  à  la  même  heure,  de 
Rodolfo  et  de  Tisbé,  d'Angelo  et  de  Catarina,  qui  est  le  point 
culminant  du  drame,  le  moment  déclat  et  de  fracas,  a  passé 
h  la  i)remière  représentation  comme  inie  situation  ordinaire. 
W"  Mars ,  qui  avait  été  si  spirituelle ,  si  vive ,  si  gracieuse,  au 
premier  acte,  a  manqué  d'énergie  dans  son  entrée  du  second. 
A  sa  place ,  M""  Georges  eût  fait  trembler  la  salle.  Elle  serait 
venue  furieuse,  lerril)le,  bruyante,  accablant  de  sa  colère  et  de 
ses  injures  Calarina  interdite ,  et  mille  fois  plus  elTrayanle  par 
les  cris  de  sa  voix  que  parla  haine  de  son  cœur  ;  car  ce  que  Cala- 
rina doit  le  plus  redouter  à  pareille  heure,  c'est  que  son  maii,  sou 
implacable  mari,  entende,  s'éveille,  accoure,  la  surprenne, 
surjjrenne  son  amant, et  les  fasse  mourir  tous  deux.  Cei)endant 
itfHoMarsareprissahauteurhaljiluelledès  la  sei^onde  moitié  de  ce 
acte,  au  moment  où  elle  retrouve  ce  crucifix  dont  l'histoire  est  si 
touchante  ,  et  quia  été  une  occasion ,  pour  lauleur  des  Feuilles 
(VJutomne ,  d'épancher  ce  qu'il  a  dans  l'ame  de  grave  et  de 
religieux. 

Au  troisième  acte,  la  résignation  douloureuse  de  Tisbé  et  la 
noble  colère  de  Catarina  ont  constamment  ému  la  salle.  C'est 
«pielque  chose  de  si  beau  quece  troisième  acte, même  ai)rès  le  se- 
cond? La  sujipression  de  la  scène  du  conciliabule  des  sbires, 
dont  nous  avons  jtarlé  ,  a  jeté  sur  toute  celte  jtarlie  du  drame 
un  mystère  terrible.  Tout  d'un  coup,  sans  préparation,  on  voit 
Angelo  commander  au  doyen  de  Saint-Antoine  un  service  funè- 
()re  pour  quelqu'un  qu'il  ne  nomme  jtas  ;  il  dicte  le  cérémonial 
de  ces  obsè(sucs  avec  un  flegme  et  une  exactitude  «jui  font 
trendilei',  allant  au-devant  de  toutes  les  (jueslions  elles  coupant 
à  leur  racine.  Ce  petit  détail,  qui  aura  peut-être  peu  frap|)é  la 
jdupart  des  spectateurs,  est  une  preuve  de  l'exactitude  avec 


Ô6  REVUE  DE  PARIS. 

laquelle  M.  Victor  Hugo  reconstruit  les  époques  et  les  hommes 
du  moyen  âge.  Cette  scène  ne  pouvait  avoir  lieu  que  dans  les 
états  de  Venise  ;  car  ce  n'est  que  là  ,  dans  toute  la  chrétienté  , 
que  la  puissance  civile  donnait  des  ordres  à  la  puissance  ecclé- 
siastique ,  même  pour  la  police  des  églises  et  les  détails  des 
cérémonies.  Lorsqu'on  entend  Angelo  ordonner  de  ne  mettre 
pour  tout  ornement  aux  tentures  funèi)res  que  les  armes  de 
Malipieri  etde  Bragadini,  on  devine  aussitôt  que  ce  mort  qu'on 
enterre  ainsi  est  encore  vivant ,  que  c'est  Catarina.  A  partir  de 
là,  la  scène  devient  magnifique  par  l'auteur  et  par  l'acLeur; 
]\Imc  Dorval  y  vaut  le  poète. 

Voilà  quel  avantage  il  y  a  pour  un  auteur  à  placer  son  drame 
au  seizième  siècle  :  il  trouve  sous  sa  main  mille^instrumens  su- 
perbes dont  il  peut  user  à  son  gré.  D'abord  cette  habitude  des 
poisons ,  si  vieille  et  si  commune  en  Italie,  depuis  la  famille  des 
Claudiens  jusqu'à  la  famille  des  Borgia  ;  puis,  dans  la  situation 
présente,  un  Angelo  Malipieri ,  personnage  princier,  qui  a  eu 
quatre  doges  dans  sa  famille,  qui  fait  venir  chez  lui  le  doyen  de 
la  cathédrale ,  fait  tendre  les  églises  de  noir  et  réciter  les  offices 
des  morts,  sans  être  obligé  de  dire  pour<{uoi  ni  pour  qui.  En  un 
quart  d'heure  ,  voilà  loule  une  ville  qui  tremble.  Angelo  n'a  qu'à 
dire  un  mot,  et  un  échafaud  se  dressera  ;  à  faire  un  signe,  et 
une  tèle  tombera  ;  tout  cela  simplement,  naturellement,  sans 
objection.  N'y  a-t-il  pas  dans  ce  temps  et  avec  ces  hommes 
mille  moyens  de  drame  qui  n'existent  plus  aujourd'hui?  D'allei" 
reprocher  à  M.  Victor  Hugo  l'emploi  des  souterrains  ce  n'est 
que  ridicule.  Lorsque  Angelo  croit  que  Catarina  est  morte,  il 
est  clair  qu'il  doit  la  faire  enterrer.  Or ,  comme  toute  grande 
famille,  et  celle  des  Malipieri  aussi  bien  que  les  plus  grandes, 
ses  pareilles,  avait  dans  son  propre  ])alais  le  caveau  où  s'ense- 
velissaient tous  ses  membres ,  on  descend  Catarina  dans  la  fosse 
qui  lui  revenait  parmi  les  siens.  Seulement  Tisbé,  qui  sait  que 
ia  morte  n'est  qu'endormie,  gagne  les  deuxhommes  qui  doivent 
l'ensevelii' ,  fait  sceller  la  tombe  vide  et  transporter  Catarina 
dans  son  palais ,  pour  la  rendre  à  Rodolfo.  Il  n'y  a  donc  là  ni 
caveaux ,  ni  souterrains ,  ni  fantasmagorie  :  il  y  a  ce  qu'il  faut  ; 
une  critique  inutile  ,  tout  au  plus.  Que  dire  encore  à  ceux  qui 
trouvent  que  la  léthargie  de  Catarina  est  tirée  décolle  de  Cathe- 
rine Howard?  rien  ;  .sinon  ,  à  ce  compte,  ((ue  celle  de  Caliierine 


REVUE  DE  PARIS.  37 

Howard  est  Urée  de  celle  de  Sldiiey  ;  celle  de  Sldney ,  d'un  ro- 
man du  chevalier  de  Moiihy ,  les  Aventures  du  philosophe 
Rametzi;  celle-ci  de  mille  autres  apparemment.  On  arriverait 
Méntôt  par  ce  chemin  ù  Irouver  que  tous  les  poètes  qui  se  ser- 
vent du  poison  copient  Rodot/une ,  et  que  tous  ceux  qui  se  ser- 
vent du  poignard  copient  Zaïre.  Comme  si,  pour  juger  deux 
moyens  de  drame  analogues  ,  il  fallait  regarder  ù  leurs  circon- 
stances matérielles  ,  plutôt  qu'à  l'usage  qu'on  en  fait,  et  aux 
situations  qu'ils  amènent  ! 

Peu  de  pièces  ont  produit  sur  le  pu!)liciun8  sensation  plus  pro- 
fonde et  plus  soutenue.  Or  émouvoir  un  ])uhlic  de  première  repré- 
sentation ,  c'est  presque  aussi  surprenant  que  ce  que  la  fahle 
raconte  d'Amphion  et  d'Orphée.  On  ne  sait  pas  en  général  ce  que 
c'est  que  ce  public,  à  pareil  jour.  Les  journalistes  avaient  cin- 
<[uante  stalles  d'orchestre  sur  (;uatrc-vingts,  et  quarante-deux 
loges  sur  soixante-dix.  Nous  racons  vérifié.  Saupoudrez  en- 
suite l'assemblée  d'à  peu  près  cinq  cent  cinquante  dramaturges 
ou  vaudevillistes,  dramatisant  ou  vaudcvillisant  sur  le  pavé  de 
Paris ,  lesquels  ont  leurs  entrées  de  droit  ;  rappelez-vous  la 
sympathie  profonde  que  ces  messieurs,  journalistes  ,  vaudevil- 
listes et  dramaturges  ,  manifestent  depuis  quinze  ans  pour 
M.  Victor  Hugo,  et  vous  aurez  une  idée  des  dispositions  bienveil- 
lantes de  l'assemblée. 

Cependant  l'assemblée  est  restée  calme  ,  à  cela  près  de  quel- 
ques toux  littéraires ,  d'abord  opiniâtres,  mais  qui  ont  pris  à 
la  fin  le  drame  comme  un  sirop.  Nous  ne  disons  i)as  ceci  pour 
chanter  victoire  au  nom  de  M.  Victor  Hugo  ,  parce  que  là  où 
les  haines  remplacent  les  doctrines,  les  choses  nese  passentplus 
logiquement  ;  mais  voyez  pourtant  comme  le  public  change  ,  et 
comme  l'opinion  se  modifie.  De  llcnmni  à  Angelu  ,  quel  i)as 
immense  !  Il  y  a  ,  il  est  vrai,  une  partie  du  public  qui  change 
moins  vite,  et  qui  en  est  encore  à  ses  vieux  erremens  ;  ce  sont 
ces  quelques  jeunes  gens,  à  habitudes  étranges,  bruyantes, 
fanfaronnes ,  copistes  des  roués  de  la  régence  ,  mais  coi)istes 
inexats  et  ridicules,  qui  ont  bien  les  vices  des  seigneurs  mus- 
qués de  Louis XV  mais  qui  n'en  ont  ni  l'esprit ,  ni  les  manières  , 
ni  les  beaux  noms.  Ce  seraient  des  juges  parfaits  posn-un  i»oèle, 
si  un  drame  se  menait  comme  un  cheval;  mais,  par  malheur 
pour  eux .  et  un  peu  aussi  pour  nous .  on  achèie  à  la  porte  d'iw 


-58  REVDE  DE  PARIS. 

théâtre  juste  la  place  qu'il  faut  pour  s'asseoir .  sans  l'intellî- 
gence  qu'il  faut  pour  comprendre  ,  et  l'expérience  qu'il  faut 
pour  juger.  Cette  jeunesse  s'était  trompée  mardi  dernier;  elle 
avait  pris  le  théâtre  ,  où  elle  brille  peu,  pour  le  Bois,  où  elle 
brille  beaucoup. 

Un  attrait  particulier  de  ce  drame ,  c'était  de  réunir  deux  ac- 
trices ayant  chacune  de  vives  sympathies  dans  le  public  ;  que 
l'opinion  fait  rivales  et  que  la  chronique  faitlennemîes ,  comme 
si  les  grandes  jalousies  pouvaient  germer  à  côté  des  grands 
frflens.  Le  fait  est  que  si,  par  malheur,  cela  était  vrai ,  ce  que 
nous  ne  croyons  pas  ,  elles  auraient  eu  l'une  et  l'autre  un  sujet 
de  douleur  bien  amère,  carellesontété  admirables  toutes  deux, 
^'ous  avons  attendu  deux  représentations  i)0ur  en  parler  ;  mais 
à  la  seconde,  comme  à  la  première,  elles  ont  été  vraiment  ad- 
mirables. C'est  même  une  étude  bien  belle  à  faire  sur  ces  deux 
actrice  éminentes,  que  de  les  voir  revenir  sur  leur  premier  jet, 
corriger,  retoucher,  raturer,  forcer  ici,  adoucir  là-bas!  On 
sent  qu'après  deux  ou  trois  essais  encore  ,  le  ton  princi- 
pal de  leur  jeu  sera  arrêté,  ses  formes  fixées,  son  bronze 
figé, 

M""  Mars  a  eu  les  honneurs  du  premier  acte.  C'est ,  dans  le 
poète,  du  détail  aisé,  piquant,  divers  ;  dans  l'actrice,  de  l'es- 
prit ,  de  la  finesse ,  une  infinie  gracieuseté  en  toutes  choses ,  dans 
b  voix,  dans  l'œil,  dans  le  geste.  Au  second  acte,  il  nous 
semble  qu'elle  a  faibli.  Elle  n'est  pas  assez  furieuse  ,  assez  ter- 
ri!)le.  Ce  n'est  pas  la  femme  qui  annonçait  au  premier  acte 
qu'elle  tuerait  sa  rivale,  si  elle  en  avait  une.  Cependant,  dès 
ciu'elle  retrouve  le  crucifix  de  sa  mère ,  elle  nous  a  paru  repren- 
i\ve  sa  hauteur  habituelle  ;  on  n'est  pas  plus  noble  ,  plus  géné- 
reuse, plus  attendrissante.  Au  troisième,  elle  est  encore  bien 
belle  et  bien  touchante,  quand  elle  lit  la  lettre  de  Rodolfo.  Au 
quatrième,  il  lui  manque  d'être  secondée.  Dans  une  scène  à 
deux ,  on  n'est  pas  superbe  à  soi  tout  seul.  Dès  qu'elle  est  frap- 
pée, elle  redevient  M''»  Mars  ,  aux  derniers  mots  qu'elle  pro- 
nonce ,  c'est  d'une  douleur  à  fendre  l'ame, 

Mme  Dorval  n'entre  qu'au  second  acte.  Sa  scène  d'amour  avec 
Rodolfo  est  exquise ,  pleine  de  choses  naïves  ,  folles ,  charman-. 
les.  Au  moment  où  Tisbé  vient  la  surprendre,  le  drame.  <|ui 
devrait  éclater,  s'abaisse,  s'efface,  disparaît  presque.  Ce  devrait 


UEVUE  DE  PARIS.  SU 

tHre  le  plus  beau ,  c'est  le  plus  faible.  Cette  scène  est  encore  à 
romi)rendre  ,  à  créer,  à  jouer.  A  qui  la  faute  des  deux  actrices? 
car  il  y  a  évideniinent  faute ,  parce  que  c'est  là  le  point  cajjital 
du  drame  ;  nous  n'en  savons  rien.  Au  troisième  acte,  M"'^  Dor- 
val  est  sublime.  11  y  a  ,  dans  sa  colère  et  dans  son  mépris  pour 
Angelo  et  pour  Catarina,  toute  la  vivacité  d'une  femme  et  toute 
la  dignité  d'une dogaresse.  Les  habitués  de  la  Comédie-Française 
lui  reprochaient,  l'an  dernier,  de  n'être  pas  noble  ;  ils  n'ont 
jamais  vu  certainement  une  noblesse  de  meilleur  aloi  que 
celle-là. 

Beauvalet  semble  un  des  meilleurs  acteurs  du  Théâtre-Fran- 
çais ,  et  jieut-étre  celui  de  tous  qui  est  le  plus  capable  de  devenir 
excellent.  Ceci  soit  dit  malgré  l'oubli  oîi  on  le  laisse ,  et  précisé- 
ment à  cause  de  cet  oubli.  Que  voulez-vous  que  devienne  un 
acteur  qui  ne  joue  que  des  doublures,  quand  les  autres  n'en 
veulent  pas?  et  puis  ,  on  est  bon  pour  une  chose,  et  médiocre 
pour  une  autre  chose.  Le  tort  de  la  Comédie-Française ,  c'est 
d'étendre  ses  acteurs  sur  un  lit  de  Procuste ,  et  de  vouloir  qu'ils 
aient  tous  même  longueur,  et  qu'ils  jouent  de  la  même  manière 
les  mêmes  pièces.  On  y  fait  ainsi  des  médiocrités  insupportables, 
voilà  tout  ;  Périer  et  M"«  Plessis.  Beauvalet  a  été  superbe  :  nul 
n'aurait  joué ,  comme  il  l'a  fait.  Avec  ce  rôle  ,  il  se  fera  certai- 
nement une  réputation.  M.  Victor  Hugo  lui  aura  porté  bonheur; 
car  il  joua  ,  dans  le  Roi  s'amuse ,  le  rôle  de  Saltabadil  d'une 
façon  très  fine  et  très  spirituelle. 

Provost,  qui  vient  de  débuter  d'une  manière  remanjuabli; 
dans  VOrgon  de  MoUère,  a  ,  dans  le  drame  A' Angelo ,  un  rôle 
court  et  coudoyé  de  rôles  éblouissans.  Il  y  disparaît  un  peu. 
Cependant  il  dit  très  bien  son  morceau  du  premier  acte,  Geffroy 
est  le  seul  qui  n'ait  pas  saisi  l'esprit  de  son  rôle,  et  qui  ne  l'ait 
pas  convenablement  joué.  Malheureusement  il  parait  que  Pin- 
succès  le  déconcerte ,  car  plus  il  va  ,  plus  il  a  lait  de  fautes. 
Nous  lui  disons  ceci  sévèrement ,  parce  que  le  succès  qu'il  vient 
d'obtenir  dans  l'Jmbitieux  et  dans  Chatterton  prouve  qu'il  a 
du  mérite. 

Un  mot  sur  les  décors:  ils  sont  très-exacts  comme  architec- 
ture, très-beaux  comme  peinture,  trop  beaux  peut-être;  pas 
assez  réels,  pas  assez  appartement,  pas  assez  chambre  à  cou- 
cher. Ils  font  du  reste  le  plus  grand  honneur  aux  jeunes  artiste.? 


40  UETUE  DE  l'AUIS. 

(!iii  les  ont  exéciités.  Seulement  ils  auraient  dû  prendre  garde 
auxécussonsquidéoorent  les  meubles  et  les  murs:  ces  écussons 
sont  presque  tous  faux.  Ces  messieurs  les  ont  peints,  mais  ils  ne" 
les  ont  point  I)lasonn(''s. 

Grainier  deCassagnac. 


CHATTERTON 


MOINE  ROWLEY. 


CHATTERTON. 


«i  Voyez  celle  ombre  !  elle  semble  saisir  un  manuscrit  rongé 
«  par  le  temps.  Autour  d'elle  se  dressent  des  écussons  armoriés 
■<  et  de  poudreux  parchemins.  —  Oui,  c'est  lui!  c'est  l'étonnant 

>  jeune  homme  des  plaines  de  Bristol,  qui,  sous  la  robe  de  Rowley, 
■I  nous  fit  entendre  des  chants  si  solennels.  A  peine  adolescent, 
)i  il  fut  déjà  plus  qu'un  homme.  Mais  son  destin  fut  accompli 
11  avant  même  qu'il  fût  commencé.  Son  esprit  sublime  prit  un 
ji  vol  au-dessus  de  l'humanité.  Ce  fut  avec  le  regard  d'un  ange 

>  qu'il  contempla  la  nature,  et  que ,  du  sommet  de  sa  fierté,  il 
;>  apprit  à  juger  les  choses  de  ce  misérable  séjour.  Méprisant 
11  les  hommages  tardifs  d'un  siècle  ingrat,  il  livra  son  cœur  dé- 
)>  sole  aux  conseils  des  furies,  et  le  sombre  désespoir  offrit  à  ses 
n  lèvres  la  coupe  mortelle.  »  —  Cette  stance  mélancolique,  et 
d'une  couleur  si  profonde,  fut  écrite  sur  la  tombe  de  Chatterton, 
peu  de  temps  après  sa  mort,  par  le  poète  Preston,  écrivain  plein 
d'énergie,  quoique  appartenant  à  l'époque  littéraire  de  Johnson 
et  de  Hayley.  Aussitôt  après  la  fin  tragique  de  l'infortuné,  tous 
les  hommes  de  lettres,  tous  les  poètes,  et  tous  les  biographes  du 
lemps,  vinrent  à  l'envi  jeter  une  tardive  couronne  sur  la  tombe 

TOME  V.  A 


42  RITUE  DE  PARIS. 

inconnue  de  celui  en  qui  on  était  enfin  obligé  de  reconnaître 
le  martyr  de  la  lyre,  pour  rappeler  l'expression  générale  dont 
on  se  servit.  Je  dis  la  tombe  inconnue  ;  carie  pauvre  Chatterton , 
heureux  encore  d'échapper  à  la  barbare  sentence  dont  la  loi 
anglaise  punit  le  suicide,  fut  enterré,  après  vingt-quatre  heures 
d'agonie  cruelle,  le  25  août  1770,  dans  le  cimetière  du  dépôt  des 
pauvres  de  Shoe-Lane,  à  Londres.  La  destinée ,  le  caractère,  les 
ouvrages  de  ce  génie  si  jeune  et  si  tôt  moissonné,  offrent  un 
ensemble  si  extraordinaire  ;  sa  vie  et  ses  opinions  ont  donné 
lieu  à  des  jugemens  si  contradictoires,  et  souvent  si  outrageans , 
témoin  Todieuxlibelle  de  Suarddansla  Biographie à^Wic\vdu*\. 
que  ce  serait  sans  contredit  une  étude  bien  curieuse  d'analyser 
les  mystères  d'une  des  plus  étonnantes  organisations  qui  fut 
jamais.  Voici  quelques  notes  recueillies  dans  ce  but ,  et  que  la 
lecture  attentive  de  ses  poésies  nous  a  fournies.  Ce  sont  prln 
cipalement  des  détails  de  caractère  et  des  citations  exacte; 
qui  pourront  peut-être  donner  l'idée   d'un  travail    sérieux. 
D'abord,  Chatterton  a  été  calomnié  dans  sa  patrie,  principa- 
lement par  l'éditeur  de  ses  Miscellanées  (Londres,  in-S",  1778) , 
et  par  Horace  Walpole,  dans  ses  Lettres  à  cet  éditeur.  Wal- 
pole,  prétendu  Mécène  des  gens  de  lettres  du  temps,  avait 
contre  Chatterton  le  grief  d'avoir  fort  mal  et  fort  froidement 
accueilli  la  demande  de  protection  que  lui  fit  le  jeune  homme 
luttant  contre  la  misère.  On  sait  que  Tacite  a  dit  que  c'est  i;ii 
penchant  naturel  du  cœur  humain  de  détester  ceux  qu'il  mal- 
traite. Ensuite,  l'éditeur  posthume  a  osé  dire  que  chez  Chatter- 
ton ,  il  le  libertinage  était  aussi  apparent  que  le  génie,  n  Voyous 
d'où  cette  accusation  peut  provenir.  En  Angleterre,  pays  d'into- 
lérance spéculative,  s'il  en  fut  jamais,  on  ne  pardonne  pas  l'ir- 
réligion. Le  voluptueux  prélat  anglican,  qui  passe  sa  vie  dans 
les  fumées  du  Claret  et  au  milieu  de  sa  meule  de  lévriers,  y  ei,l 
mieux  toléré  que  l'écrivain  honnête  qui  imprime  deux  ou  trois 
phrases  bien  ou  mal  raisonnées  contre  la  Bible.  Ainsi  est  faite 
la  vieille  Angleterre.  Sous  ce  rapport,  le  pauvre  Chatterton  avait 
prêté  le  flanc  à  d'injustes  soupçons  ;  de  ce  qu'il  s'est  annoncé 
comme  esprit  fort,  on  a  judicieusement  conclu  qu'il  devait  êtu; 
un  franc  libertin,  et  voici  d'après  quels  motifs.  Dans  sa  premièr(! 
jeunesse.  Chatterton  reçut  de  sa  sœur,  en  étrenne,  un  petit  por- 
Jpfeuille  de  maroquin;  au  lieu  de  le  mettre  en  pièces,  suivant 


REVUE  DE  PARIS.  45 

i'irrésislible  tendance  des  enPans,  il  y  écrivit  des  vers,  et  le  ren- 
dit à  cdle  qui  lui  en  avait  fait  cadean.  Ce  ne  fut  que  plus  tard 
«lue  l'on  découvrit  que  Ciiatterton  avait  écrit  sur  l'un  des  feuil- 
lets le  morceau  étonnant  que  nous  allons  traduire ,  œuvre  d'un 
enfant  de  onze  ans  et  demi  : 

WiLL  (ou  \Vill\m)  l'apostat  (  vbps  à  huit  syllabes,  rime* 
suivies  ). 

«  A  l'époquedu  vieux  temp,,  quand  le  pouvoir  de  Wesley  (1) 
i>  allait  en  augmentant  d'heure  en  heure,  Will  l'apostat,  dont 
'>  le  commerce  baissait .  résolut  aussi  de  faire  son  marché  (2). 
i>  Aussitôt  il  va  tout  droit  trouver  Wesley,  en  prenant  une  mine 
i>  grave  et  solennelle.  Ce  fut  en  ces  termes  qu'il  apostropiia  le 
'>  saint  homme  :  i;  Mon  bon  monsieur,  votre  doctrine  me  pa- 
II  rait  la  meilleure;  votre  serviteur  veut  devenir  un  ff'esley  ; 
Il  enseignez-moi  bien  vite  vos  principes,  n  —  Alors  le  prédica- 
I)  leur  lui  apprit  largement  comment  il  devait  se  conduire  dans 
Il  ce  monde.  Notre  homme  l'entend,  consent,  remue  la  tète, 
Il  déclare  que  chacun  de  ses  mots  sont  paroles  de  Dieu,  et,  rou- 
1)  lant  ses  yeux  hypocrites  ,  s'écrie;  <i  Ah  î  que  votre  secte  est 
Il  bienheureuse!  Je  le  jure,  niBingham,  ni  Young,  ni  Slilling- 
11  fleet  (5),  ne  pourront  me  faire  reculer.  )>  Alors  il  entama  l'his- 
II  toire  de  sa  position  ,  et  lui  dit  combien  le  sort  l'avait  dure- 
t  raenttraité.Ilfinitparlesupplierde  faire  unepelite.quèteàson 
Il  profit  dans  la  prochaine  assemblée  ;  à  quoi  le  prédicateur  ré- 
)t  pondit:  <t  Prends  courage,  la  quétesera  tout  entière  pour  toi!  )> 
Il  Dès-lors  le  converti  se  plongea  dans  les  affaires  de  la  secte, 
n  prit  un  visage  bénin  et  une  démarche  de  fausse  humilité,  et, 
)i  comme  tout  l'extérieur  de  sa  vie  fut  soigné  et  grave ,  on  vit 


(1)  Célèbre  fondateur  de  la  secte  f.inaliipie  des  méthodistes. 

(2)  Voici  la  coupe  de  la  pièce  de  CliaUeiton,  (pii  tient, par  la  con- 
dsion  et  la  facilité,  du  genre  de  Swift.  iNoiis  citerons  les  quatre  pre- 
miers vers. 

In  days  of  old,  when  Wesley's  power 
Gather'd  new  strengtli  by  every  hoar, 
Apostate  Will  jusl  sunk  in  Irade 
Resoly'd  his  bargain  shouki  j)c  niade. 


(3)  Savans  théologiens  de  l'église  anglicane. 


44  REVUE  DE  PARIS. 

»  paraître  en  toute  sa  personne  le  vrai  méthodiste.  Toutefois . 
»  quel  que  fût  son  extérieur ,  son  cœur  n'était  pas  moins  resté 
i>  apostat.  Bien  qu'il  affichât  hautement  la  plus  sainte  Hamme , 
»  et  qu'il  fît  partout  retentir  le  nom  de  Wesley ,  il  ne  resta 
)•  prédicateur  et  tout  le  reste,  qu'autant  qu'il  y  gagnait  de  l'ar- 
)>  gent.  Il  appuyait  surtout  avec  feu  sur  la  maxime:  Que  tout 
11  travailleur  mérite  salaire  ! 

)>  Mais  il  arriva  un  beau  jour ,  et  précisément  au  milieu  de  sa 
»  sainte  carrière ,  qu'une  belle  et  bonne  place  s'offrit  à  sa  vue. 
u  Alors,  aussitôt,  adieu  les  méthodistes  !  Plus  ne  voulut  être  du 
)»  corps.  Les  protestans  lui  parurent  infiniment  préférables. 
)>  Tout  de  suite  il  courut  sans  s'arrêter  vers  le  curé ,  et  ainsi 
I»  parla  au  révérend  personnage  :  u  J'étais  méthodiste,  il  est 
))  vrai;  mais  l'esprit  de  pénitence  me  ramène  à  vous.  Oh!  s'il 
»  était  de  votre  bon  [)laisir  que  je  pusse  remplir  la  bonne  place 
I»  vacante ,  combien  je  m'en  acquitterais  avec  justice,  combien 
1)  je  ferais  dans  ce  poste  ce  qui  est  bien  et  convenable  !  n  Le 
)>  curé,  sans  se  faire  prier,  lui  accorde  sa  demande  ;  l'autre  s'en 
Il  va  bien  vile  prendre  la  place.  En  conséquence  il  s'y  installa, 
n  et  il  la  remplit  encore ,  en  y  déployant  un  zèle  un  peu  hypo- 
n  crite.  Il 

Cette  pièce ,  transcrite  par  Chatterton  sur  un  petit  feuillet  du 
portefeuille,  porte  la  date  du  14  avril  1764,  Ce  fut  la  première 
production  du  jeune  poète.  L'auteur  de  ce  satirique  badinage 
contre  les  dévots  de  secte  était  alors  élève  gratuit  de  l'école  de 
charité  de  Colston ,  à  Bristol.  Malgré  cette  pointe  d'épigramme 
contre  l'Église,  il  n'enïut  pas  moins  soleimelleinent  confirmé , 
six  mois  plus  tard,  par  l'évêque,  et  reçut  ce  sacrement  anglican 
avec  toutes  les  apparences  d'un  cœur  religieux.  Mais  que  peut 
être,  en  général,  l'orthodoxie  d'un  enfant  de  douze  ans?  Au 
surplus,  ce  mélange  de  sentimens  différens  dans  l'esprit  de 
Chatterton  s'explique  très-bien  par  la  pente  mobile  de  ses  idées, 
dont  sa  sœur.  M"""  Newton ,  a  donné  l'esquisse  suivante  :  n  II 
était  généralement,  nous  dit-elle,  d'un  tempérament  très- inégal, 
.le  l'ai  vu  quelquefois  si  sombre,  que  pendant  des  jours  entiers 
il  ne  voulait  pas  articuler  une  parole  et  ne  parlait  que  par  force; 
d'autres  fois ,  au  contraire ,  il  était  de  la  plus  folle  gaieté,  n  Tel 
fut  donc  l'esprit  de  Chatterton  ,  qu'après  s'être  moqué  des  tar- 
tufes du  méthodisme,  il  communia  avec  ferveur.  Il  mit  en  vers, 


REVUE  DE  PARIS.  45 

à  ce  sujet,  des  cliai)ilros  de  Job  et  d'Isaïe  ;  et  aussitôt  par  un  nou- 
veau bond  de  son  imagination  capricieuse,  il  lança  une  épître 
satirique  très-amère  contre  le  pédagogue  en  chef  de  la  petite 
école.  A  la  même  époque,  ce  singulier  enfant  se  mit  à  apprendre 
tout  seul  la  musique  et  le  dessin  ;  il  réussit  même  à  dessiner  avec 
facilité  et  correction,  témoin  son  dessin  pour  la  statue  projetée 
du  maire  Beckford ,«  que  l'éditeur  des  Miscellanées  a  mis  en 
tète  de  l'édition  de  1778.  Le  1"  juillet  1707,  Chatterton  sortit 
de  l'école  de  charité  et  fut  engagé ,  en  qualité  d'apprenti ,  chez 
un  avoué  de  E^'istol ,  John  Lambert .  Cette  déportation  intel- 
lectuelle devait  durer  sept  ans.  Les  biographes  et  éditeurs 
posthumes  de  Chatterton  disent  qu'il  fut  placé  comme  appren- 
tice.  Il  faut  enlendrepavcemot  petit  clerc  ou  saute-ruisseau, 
en  terme  de  basoche.  Voici  les  conditions  du  posteet  de  la  nou- 
velle vie  de  Chatterton.  Sa  mère  payait  à  maître  LarabertlOgui- 
nées  par  an  pour  son  fils  :  à  ce  prix,  le  procureur  s'engageait 
à  le  nourrir,  à  l'habiller  et  à  le  loger;  sa  mère  devait  le  blanchir 
et  l'entretenir.  Il  partageait  la  chambre  à  coucher  du  petit  do- 
mestique de  la  maison ,  et  il  fallait  que  tous  les  matins  ,  à  huit 
heures,  il  fût  rendu  à  l'étude  de  l'avoué,  où  il  restait  jusqu'à 
huit  heures  du  soir.  Il  avait  alors  deux  heures  pour  se  prome- 
ner; car  on  exigeait  qu'il  fiU  rentré  à  dix  heures,  l'avoué 
demeurant  dans  une  maison  assez  loin  de  l'élude.  Lorsque,  plus 
tard,  on  découvrit  quel  génie  précoce  avait  porté  la  veste  du 
petit  clerc  de  Brislol,  maître  Lam!)ert  rendit  ample  témoignage 
à  l'exactitude  et  à  la  régularité  de  conduite  de  son  saute- ruis- 
seau, qui  n'avait  alors  que  quinze  ans.  11  n'arriva  qu'une  seule 
fois  à  Chatterton  de  rentrer  à  heure  indue ,  et  encore  s'était-il 
laissé  attarder  par  une  visite  chez  sa  mère.  Une  seule  fois  aussi, 
maître  Lambert  se  crut  obligé  d'avoir  recours  à  une  correction 
paternelle,  à  la  manière  anglaise;  et  pourquoi?  Parce  que  le 
jeune  Chatterton  avait  profiler  de  son  séjour  chez  l'avoué  pour 
adresser  une  violente  lettre  anonyme  à  son  ancien  maitre  d'école 
Warner,  sous  la  férule  duquel  il  avait  long-temps  souffert. 
Jean  Lambert  lui  reprocha  cependant  une  humeur  sombre  et 
fière ,  enfin  quelque  chose  d'insociable  dans  ses  goûts.  Mais  il 
faut  remarquer  que  Chatlerton  passait  la  plus  forte  partie  de 
son  temjjs  ou  enfermé  dans  l'étude  ou  enfermé  dans  la  cuisine. 
A  quoi  il  faut  ajouter  que  la  bibliothèque  de  maître  Lambeil 

4. 


46  REVUE  DE  PARIS. 

élall  formée  uniquement  de  livres  de  droit,  hormis  cependant 
un  exemplaire  de  la  Britaniiia  de  Gambden  (où  il  est  infiniment 
l)robal)le  que  Chatterton  puisa  la  première  idée  du  style  antique 
de  ses  poèmes  de  Rowley),  et  que  de  i>lus  ,  le  petit  clerc  avait  à 
parfaire  un  bien  fastidieux  travail  de  fondation ,  lorsque  Tavoué 
était  absent  ou  que  les  plaideurs  étaient  rares.  Ce  travail,  qui 
dut  être  une  véritable  galère  pour  le  pauvre  Chatterton,  consis- 
tait à  copier  des  Précédons,  dont  il  réussit  cependant  à  remplir 
un  volume  in-folio  de  trois  cent  quarante-quatre  pages,  écrites 
d'un  caractère  très-serré.  Ce  fut  cliez  son  avoué  et  en  17G8, 
qu'il  paraît  avoir  conçu  le  projet  audacieux,  autant  qu'original, 
de  donner  au  public,  comme  ouvrages  d'un  vieux  moine,  les 
poésies  célèbres  que  ce  jeune  enfant  sut  revêtir  d'une  telle 
teinte  d'antiquité  de  style  et  de  tableaux,  que  des  critiques  aussi 
exercés  et  aussi  érudits  que  Milles  et  Green  y  furent  trompés. 
Mais  celte  question ,  du  plus  curieux  intérêt  littéraire,  mérite 
d'être  traitée  séparément ,  et  nous  la  réservons  en  entier ,  ainsi 
que  l'analyse  et  les  citations  de  Rowley,  pour  un  article  spécial. 
On  voit  donc  que  Chatterton  usa  les  premières  impressions  de 
sa  verte  et  ijrillanle  imagination  à  copier  les  Précédens  de  la 
jurisprudence  anglaise.  Cependant  il  sut  joindre  d'autres  tra- 
vaux à  un  aussi  ingrat  labeur.  Chatterton  avait  trois  amis  dont 
les  conseils  ne  furent  pas  sans  influence  sur  sa  destinée  litté- 
raire. 11  se  lia  intimement  avec  un  M.  Thistleth\\aite,  dont  il 
avait  fait  la  connaissance  à  l'école,  comme  ami  du  sous-maître, 
et  qui  tolérait  les  épigranimes  de  Chatterton  contre  le  despo- 
tisme du  maiti-e  en  chef,  à  qui  l'enfant  poète  ne  pardonna 
jamais.  Les  deux  autres  étaient  M.  George  Catcott,  ferblantier 
à  Bristol,  et  le  chirurgien  William  Darrett,  tous  deux  smcères 
partisans  des  poèmes  du  vieux  moine  Rowley.  Le  premier  vint 
souvent  lui  faire  visite  chez  l'avoué,  etil  nous  a  transmis  ce  cu- 
rieux tableau  des  travaux  favoris  du  petit  clerc,  «i  Quelquefois, 
dit-il,  je  le  trouvais  tout  enfoncé  dans  l'élude  du  blason  et  des 
anti([uités  anglaises ,  toutes  choses  dont  il  me  parut  s'occupei- 
avec  un  goût  Irès-marqué.  D'autres  fois  je  le  trouvais  comme 
perdu  et  noyé  dans  les  méditations  subtiles  de  la  plus  profonde 
métaphysique,  ou  bien  ai)sorbé  en  l'élude  des  hauts  problèmes 
des  mathématiques.  Bientôt  il  jetait  tout  cela  au  vent  pour  s'oc- 
ouper  di;  musicjue  et  d'astronomie ,  sciences  dont  il  ne  connais.- 


REVUE  DE  PARIS.  47 

sail  absoliiincnl  que  la  pure  lliéorie.  La  médecine  elle-même 
ii'étail  point  sans  puissance  sur  son  ardente  imagination;  et  je 
l'aisouvent  entendu  |)arler  de  Galienetd'IIippocrateavec  l'abon- 
•Jaiice  et  le  dogmatisme  d'un  empirique  de  profession,  n  M.  Tliisl- 
letliwaile  aurait  bien  dû  nous  dire  comment  maître  Lambert 
slolérait  tout  ce  scandale  dans  son  étude.  Un  singulier  trait  duca- 
4-actère  de  Chatterton,  c'est  que  son  esprit  était  esclavedes  astres 
Il  s'imaginait  que  l'époque  de  la  pleine  lune  lui  était  favorable, 
et  alors  le  lever  du  soleil  le  surprenait  la  plume  à  la  main.  Heureu- 
sement pour  Chatterton,  le  dimanche  est  jour  sacré  en  Angleterre. 
Toute  cette  journée-là ,  il  s'échappait  du  registre  des  Précédens 
et  courait  s'égarer  dans  les  belles  campagnes  qui  environnent 
Bristol  ;  il  y  portait  ses  crayons  et  revenait  rarement  sans  rap- 
porter queU[ue  dessin  de  paysage  ou  de  vieille  église  gothique. 
Il  paraît  qu'à  cette  époque  de  sa  vie ,  Chatterton  avait  à  peu 
près  oublié  les  impressions  religieuses  de  sa  confirmation 
par  l'évêque  de  Bristol.  Ce  fut  à  ce  temps,  c'est-à-dire  au  com- 
mericement  de  176'J,  que  l'on  place  la  date  d'une  des  plus  fortes 
et  des  plus  singulières  de  ses  compositions,  de  celle  surtout 
qui  a  Hétri  son  caractère  moral  devant  l'intolérante  société  an- 
glaise. Il  est  vrai  que  le  jeune  auteur  y  attaque  corps  à  corps 
tn  révélation,  et  y  professe  un  certain  épicuréisme  philosophique 
un  peu  effronté,  et  tout-à-fait  inouï,  envisagé  du  point  de  vue 
des  idées  britanniques.  Voici  la  partie  philosophique  de  ce  mor- 
ceau ,  qui  est  intitulé,  Ifappmess,  le  bonheur. 

LE  BONHEUR.  —  1709. 

11  Puisqu'il  n'a  pas  été  ordonné  que  l'homme  pût  être  heureux, 
))  tâchons  au  moirtS  de  nous  rendre  aussi  heureux  que  possible. 
)•  Possédons-nous  de  la  fortune  ou  de  la  gloire,  des  amis  ou  des 
11  filles  (frien  dor  tvhor);  croyons  seidement  que  c'est  là  le 
11  bonheur,  et  n'en  demandons  pas  davantage. 

)i  Salut!  ô  Uévélalion!  nymphe  qui  le  caches  dans  les  spliè- 
'.<  res  (1)  !  Pour  le  petit  nombre  tu  es  une  divinité ,  pour  le  plus 

(1)  11  est  inutile  d'avertir  combien  les  vers  de  Challerton ,  comme 
ceux  de  tout  poète  vigoureux  et  concis  ,  sont  dilficilos.  et  même  im- 
possil)lus  à  traduire.  Uu  Anglais,  homme  d'esprit,  disait  lrès-I)ifii 


4S  REVDE  DE  PARIS. 

grand  nombre  tu  n'es  qu'un  nom;  tu  n'es  pour  la  raison 
qu'une  lanterne  sourde ,  mais  pour  la  superstition  tu  es  un 
soleil.  Sans  cesse  on  veut  confondre  ta  cause  mystérieuse 
avec  tes  effets.  A  ton  aspect,  nous  ne  pouvons  jouir  que  d'un 
bonheur  entièrement  idéal,  d'un  bonheur  en  apparence  aussi 
brillant  qu'un  rêve  d'ambition  ou  qu'une  physionomie  de 
beauté,  mais  en  réalité  ce  n'est  qu'une  ombre  harmonieuse, 
ce  n'est  que  la  vérité  imaginaire  qu'entrelace  un  réseau  mys- 
térieux. —  Et  ce  repos  d'un  instant  qui  vient  interrompre  les 
noirs  soucis  dont  sont  accablés  sans  cesse  les  prétendus  rois 
de  la  création ,  à  qui  le  doivent-ils  ?  A  de  légers  caprices  et  à 
de  purs  préjugés.  Le  seul  dieu  que  nous  connaissions  bien, 
c'est  l'opinion.  Où  place-t-on  la  base  des  religions?  sur  rien 
autre  chose  que  l'inclination  frivoleale  chacun.  Lorsque  les 
mortels,  tourmentés  par  leurs  prêtres,  s'avancent  sur  la  voie 
étroite,  obéissant  à  de  superstitieux  préjugés ,  on  leur  dit  : 
ce  chemin  mène  au  ciel;  n  mais,  chose  bizarre ,  une  autre 
conscience  s'écrie  que  ce  même  chemin  mène  à  l'enfer.  La 
conscience,  qui  sait  prendre  tour  à  tour  les  aspects  du  camé- 
léon changeant,  réfléchit  toutes  les  doctrines  et  ne  reste  lidèle 
à  aucune.  Lorsque  le  fils  sanguinaire  de  Jessé  (David)  s'aper- 
çut qu'un  mystique  sacerdoce  imposait  la  terreur  aux  Juifs, 
il  revêtit  un  éphod  conforme  à  son  cœur,  et  il  chercha  le 
Seigneur ,  et  il  le  trouva  toujours  à  ses  côtés  ;  au  milieu  des 
assassinats ,  des  adultères ,  des  cruautés  et  des  débauches ,  le 
Seigneur  était  avec  lui,  et  tout  ce  qu'il  fit  était  juste. 
»  Et  toi,  prêtrise,  bandeau  universeldu  monde,  idole  au  pieds 
de  laquelle  rampent  les  nations,  source  de  nos  maux ,  origine 
du  péché  ;  toi  qui  dus  à  la  crainte  ta  première  apparition ,  con- 
tinue de  nous  prodiguer  tes  bienfaits  imaginaires  et  de  voiler 
ton  Elisée  sous  les  nuages  du  doute  !  Puisque  tu  prétends  que 
le  bonheur  présent  s'use  par  la  possession,  dis-nous  que 

de  pareils  essais  que  c'étaient  non  des  traductions,  translations , 
mais  de  véritables  déportations,  transpovtations.  Voici  trois  vers 
de  Chatterton  au  commencement  de  cette  épître  : 

Hail  révélation,  sphère  envelop'd  dame. 
To  some  divinity ,  to  most  a  name, 
Reason's  dark  lanthorn,  supei'stition's  sun. 


lŒVUE  DE  PARIS.  40 

i>  notre  félicité  est  remise  au  monde  à  venir  !  Et  si  par  hasard 
!>  tes  fîls  dédaignent  ton  vaporeux  fantôme  ;  si  leur  raison ,  com- 
))  mençant  à  poindre,  semble  vouloir  les  mener  droit ,  ah!  présente 
i>  alors  à  leurs  regards  quelques  magnifiques  bagatelles.  Peut- 
i>  être  prendront-ils  ces  hochets  brillans  pour  de  l'or ,  et  se  jetant 
i>  à  la  recherche  de  médailles  ou  de  joujoux ,  peut-être  réussiront 
;i  ils  à  se  distraire  par  ces  plaisirs  d'un  moment. 

»  Mais,  pour  revenir  à  mon  sujet,  je  le  demande,  placés 
»  comme  nous  sommes .  au  milieu  du  vaste  océan  de  la  pensée. 
)>  comment  gouvernerons-nous  comme  il  faut  nos  opinions  et 
)i  notre  vie?— Ah  !  le  contentement  c'est  le  bonheur,  comme 
i>  disent  les  sages.  Mais  qu'est-ce  que  le  contentement?  Le  rêve 
i>  d'un  jour.— Ainsi  ,ami,  que  ton  golit  soit  ton  guide,  et  surtout 
)>  garde  bien  ta  superstition.!) 

Voilà  sans  doute  de  singulières  pensées,  bien  originales,  bien 
sombres ,  bien  audacieuses  en  un  mot.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de 
s'extasier  sur  la  précocité  d'un  enfant;  il  faut  avouer  que  rare- 
ment l'âge  et  la  plus  longue  expérience  comme  la  plus  désolante 
vie  n'ont  inspiré  à  un  poète  des  vers  plus  empreints  d'esprit 
méditatif  et  des  idées  jaillissant  d'une  source  plus  profonde.  En 
lisant  l'original ,  et  surtout  en  mesurant  l'extrême  concision  de 
la  pensée  anglaise  même ,  on  a  bien  de  la  peine  à  se  persua- 
der que  le  petit  saute-ruisseau  de  maître  Lambert,  avoué  à 
Bristol,  ait  écrit  tout  cela.  Au  surplus  ,  tout  est  extraordinaire 
dans  cette  pièce,  dont  nous  n'avons  extrait  que  le  commen- 
cement et  la  fin.  Le  milieu  de  l'épître  est  entièrement  satiri- 
que et  fort  plaisant.  Chatterton  semble  avoir  eu ,   en  l'écri- 
vant ,  le  dessein  de  se  moquer  de  ses  amis  même  les  plus  intimes , 
et ,  chose  slnguUère,  ce  fut  en  première  ligne  ,  le  ferblantier  ou 
potier  d'étain  de  Bristol ,  Catcott ,  ce  même  industriel  auquel  le 
poète  confia  les  essais  de  ses  imitations  du  vieux  style,  qui 
essuya  ses  premières  épigramraes.  11  est  vrai  que  l'ambitieux  et 
lomanesque  ferblantier  offrait  un  modèle  des  plus  grotesques 
aux  crayons  de  Chatterton.  Suivant  Herbert  Croft,  le  premier 
des  biographes  du  poète,  qui  ait  publié  ses  lettres  intimes  à  sa 
mère  et  à  sa  sœur,  Catcott  s'était  distingué  aux  yeux  de  tout 
Bristol  par  deux  exploits  qui  ont  justement  i  ;  mortalisé   sa 
mémoire  ;  le  premier  fut  une  ascension  sur  la  corde  jusqu'au 
clocher  de  l'église  Saint-Nicolas ,  pour  y  placer  de  ses  propres 


50  REVUE  DE  PARIS. 

mains  Is  dernière  pierre  de  la  flèche,  portant  une  inscription 
laudative  de  ce  trait  d'extravagance;  le  second  fut  le  i)assageà 
cheval  de  la  rivière  qui  arrose  Bristol ,  sur  quelques  planches 
minces,  jetées  d'un  bord  à  l'autre.  On  conçoit  facilement  que 
de  telles  aventures  durent  allumer  la  verve  satirique  de  Chatter- 
ton ,  dont  nous  ne  citerons  que  ce  passage,  concernant  le  digne 
ferblantier. 

1)  Catcolt  a  terriblement  envie  de  faire  causer  le  public  et 
1»  d'occuper  la  renommée.  Il  ne  songe  qu'à  rendre  son  nom 
)>  immortel.  Pour  y  parvenir ,  le  voilà  qui  dresse  un  autel  de 
:•  fer-blanc  i)our  porter  ses  titres  et  attester  son  commerce  : 
i>  voyez  la  burlesque  pompe  de  ce  monument,  qui  couroi\ne 
1»  une  flèche  hardie  !  C'est  pour  apprendre  à  l'avenir  qu'un  fer- 
»  blanlier  est  mort.  » 

Dans  la  même  pièce,  Chatterton  ,  si  étroitement  lié  avec  le 
chirugien  Barrett,  a  dirigé  les  traits  les  plus  vifs  contre  la  mor- 
gue delà  Faculté,  à  pro;)os  d'une  sortie  pleine  de  vigueur  et 
d'originalité  contre  l'éducation.  Voici  ce  curieux  passage: 

)>  C'est  toi.  Éducation,  qui  as  toujours  tort;  c'est  à  toi  qu'il 
1)  faut  renvoyer  les  malédictions  du  genre  humain  .toi  l'auteur 
it  de  tout  notre  avenir  ,  toi  la  source  première  de  notre 
Il  croyance,  de  nos  désirs,  de  notre  destin.  Aussi,  voyez  ce  mé- 
)i  decin:  sur  chacun  des  atomes  de  son  individu  la  nature  fidèle 
11  a  gravé  le  mot  de  pédant.  Mais  c'est  l'éducation ,  l'éducation 
)t  toujours  aveugle ,  qui  lui  a  remis  la  patente  de  boucher  du 
)i  genre  humain,  n 

Ce  style  singulier  se  reproduit  dans  les  autres  parties  de  cette 
pièce  ,  où  Chatterton  immole  tour  à  tour  les  écrivains  fanatiques 
d'éloges  entre  eux ,  les  stupides  courtisans  deslettres,  et  surtout 
les  robustes  pédans  des  universités  de  sa  patrie.  Comme  pour 
faire  éclater  le  contraste  profond  dessentimens  opposés  qui  se 
disputaient  l'empire  de  cette  ame, si  jeune  et  déjà  si  imi)ression- 
nable,  nous  citerons  encore  une  autre  composition  qu'on  a 
rapportée  à  la  même  époque ,  et  que  Chatterton  a  nommée /a 
Résignation.  Dans  son  épître  sur  le  Bonheur,  on  voit  éclater 
un  vide  absolu  de  croyance ,  un  scepticisme  voluptueux  mêlé  de 
satire  amère.  Ici  au  contraire  on  croit  entendre  une  ame  remplie 
d'espérance  et  de  foi  verser  sa  peine  dans  le  sein  de  Dieu.  Rien 
de  plus  touchant  et  de  plus  chiélicn  que  les  stances  suivantes  , 


REVUE  DE  PAUIS.  51 

dont  noire  traductions  va  criiellemenl  clt'triiire  le  parfum  et  la 
grâce  mélancoli([ue.  Nous  les  citerons  cependant  A  tout  événe- 
ment, pour  faire  ressortir  coml)ien  l'aine  de  Chatterton  renfer- 
mait de  contrastes  de  sentimens ,  et  combien  elle  savaits'altaclier 
par  momens  à  ces  douces  consolations  religieuses  qu'elle  rem- 
plaça plus  tard  par  le  désespoir  et  par  le  suicide. 

La  Résignation  (vers  à  8  syllabes,  rimes  croisées). 

Il  0  Dieu  dont  le  tonnerre  él)ran1e  le  firmament,  dont  le  regard 
»  embrasse  l'atome  de  notre  globe,  c'est  à  toi  que  j'ai  recours, 
i>  toi  mon  unique  rocher.  Dans  ta  justice,  j'adore  encore  ta  mi- 
»  séricorde. 

!>  Combien  les  circuits  mystérieux  de  ta  volonté ,  combien 
»  l«s  ombres  de  ta  céleste  lumière  surmontent  toute  la  puissance 
1»  de  notre  entendement  fragile!  Mais  tout  ce  que  veut  rÉternel 
>i  est  bien'. 

n  Oh  !  apprends-moi ,  lorsque  arrivera  l'heure  de  l'épreuve , 
1  lorsqu'au  milieu  des  angoisses  mes  larmes  couleront  comme 

>  la  rosée  des  nuits,  apprends-moi  ù  calmer  mes  douleurs,  A 

>  confesser  Ion  pouvoir,  à  aimer  ta  bonté,  à  craindre  ta 
■>  justice. 

:>  Ou  si,  dans  ce  cœur,  tout  autre  que  toi  venait  usurper 

>  une  place  qui  t'est  due  et  y  régner  en  maître,  que  ta  divine 
■I  présence  écarte  ce  malheur,  ou  que  ta  miséricorde  l'efFace ! 

;i  Alors,  pourquoi  te  plaindre,  ô  mon  ame?  Pourquoi ten- 
1  tes-tu  de  te  perdre  dans  un  gouffre  ténébreux?  Jette  loin  de 
i«  toi  cette  chaîne  mélancolique!  Dieu  en  créant  tout  a  voulu 

>  tout  béarr. 

!i  Mais  cependant  je  sens  que  mon  cœur  est  celui  d'un  homme. 
!i  Mes  soupirs  qui  s'échappent,  mes  larmes  qui  coulent,  enfin 
1  toute  cette  langueur  qui  s'empare  de  ma  vie ,  n'attestent  que 
)>  trop  la  profonde  maladie  de  mon  ame. 

1)  Mais  alors  même ,  j«  saurai  me  résigner,  je  me  prosterne- 

1  rai  sous  le  coup  qui  m'accable,  j'étoufferai  mes  soupirs,  je 

<  calmerai  mon  cœur,  j'arrêterai  les  torrens  du  chagrin  quidé- 

■<  bordent. 

)>  Oui,  ce  noir  manteau  d'une  nuit  pi  ofonde,  qui  s'étend  len- 

>  lement  sur  mon  nme  désolée .  s'évanouira  devant  le  lever  du 


52  REVUE  DE  PARIS. 

î>  jour.  C'est  la  révélation  de  mon  Dieu,  qui  est  le  soleil  et 
»  l'Orient  de  ma  vie.  :> 

Il  n'est  point  facile  de  lire  cette  pièce,  monument  simple  et  vrai 
des  angoisses  et  des  sentimens  du  jeune  Chatterton,  à  l'âge  de 
seize  ans  ,  sans  se  sentir  ému.  On  y  voit  distinctement  ce  jeune 
homme  obsédé  de  pressentimens  funestes  et  tourmenté  de  son 
sort,  donner  tête  baissée  dans  tout  l'enthousiasme  des  conso- 
lations chrétiennes,  dans  le  sein  desquelles  son  esprit  vagabond 
et  capricieux  ne  pouvait  rester  long-temps.  Il  était  encore  à 
cette  époque  chez  maître  Lambert ,  avoué ,  et  c'était  à  côté  du 
gros  registre  in-folio  des  Prècédens ,  que  Chatterton  écrivait 
de  si  plaintives  poésies.  Son  ambition  grandissait  avec  son  âge, 
et  ce  fut  sans  doute  là  le  motif  de  sa  lettre  à  Horace  Walpole, 
qui  lui  fit  une  réponse  très-peu  encourageante,  à  la  suite  de 
laquelle  Chatterton  se  résigna  à  rester  encore  un  an  au  milieu 
des  paperasses  de  l'étude  de  son  patron.  Ce  fut  là,  c'est-à-dire 
de  1769  au  commencement  de  1770,  qu'il  écrivit  presque  toutes 
ses  poésies,  tant  celles  en  style  actuel  et  les  satires,  que  celles 
dites  de  Rowley  et  autres  du  quinzième  siècle.  Il  paraît  même 
qu'arrivé  à  Londres ,  il  n'y  écrivit  qu'une  seule  pièce  en  vieux 
langage,  la  Ballade  de  la  Charité ,  l'une  des  plus  admirables 
et  des  plus  naïves  de  ses  compositions,  et  que  son  étendue  assez 
médiocre  nous  permettra  de  traduire  plus  bas  en  entier  (1  ).  Après 
la  composition  de  cette  pièce  religieuse  sur  la  résignation  ,  que 
nous  venons  de  citer,  on  ne  comprend  pas  que  Chatterton  ait 
déclaré  ,  avant  de  partir  pour  Londres,  qu'il  comptait  jouer  le 
rôle  de  méthodiste ,  et  que  si  ce  moyen  lui  échappait,  un  pis- 
tolet serait  sa  dernière  ressource.  My  tristand  final  ressource 
is  apistol,  dit-il  à  son  ami  Thistletlnvaite,  qui  rapporte  lui- 


(1)  C'est  un  fait  Irès-.cuiieux  de  l'histoire  de  Chatterton  que  la 
date  de  ses  compositions  elle  peu  d'espace  qu'elles  remplissent  dans 
sa  vie.  Une  fois  à  Londres,  il  n'écrivit  guère  que  des  essais  et  arti- 
cles en  prose  pour  les  Revues;  il  arriva  dans  la  capitale  en  avril 
1770.  Aussi  toutes  ses  occupations,  ses  satires  politiques  ou  mo- 
rales, ses  pièces  mêlées,  ses  drames,  et  ses  poèmes  dits  de  Rowley , 
sont  de  l'époque  d'octobre  1768  à  avril  1770,  c'esl-à-dire  embras- 
sent dix-sept  mois  depuis  sa  seizième  jusqu'à  sa  dix-septième  année 
environ.  Il  est  vrai  que  le  petit  clerc  du  procureur  Lambert  ne  dor- 
mait que  rarement,  comme  nous  le  verrons  ailleurs. 


REVUE  DE  PARIS.  5' 

m^me  ce  propos  plus  qu'étrange.  Je  dois  dire  que  la  phrase  du 
poCto,  oiU'O  jKir  le  fénioiii ,  et  qui  se  tennine  ])ar  ceL  engage- 
nicnl  d'en  finir  avec  la  vie .  nie  paraît  suspecte.  Thisllelhwaite 
aurait  reçu  de  Chatterton  l'aveu  qu'il  comptait  prendre  le  mas- 
que méthodiste  pour  parvenir,  et  imposer  à  la  multitude.  Reste 
:i  savoir  s'il  est  de  la  nature  humaine  de  se  flétrir  soi-même  par 
avance  sans  nécessité  et  i)ar  simple  I)ravade.  C'est  de  la  vérité 
hien  peu  vraiseml)lahle. 

Quoi  qu'il  en  soit.  Chatterton  alla  teriter  fortune  en  la  grande 
ville  le  10  avrU  1770.  Il  écrivit  à  sa  mère,  en  date  du  20  avril  , 
le  détail  des  petites  aventures  de  son  premier  voyage ,  et  parut 
s'extasier  sur  la  bonne  et  cordiale  réception  des  marchands  de 
livres  près  Saint-Paul.  Cependant  le  jeune  homme ,  un  peu 
isolé  fi  Londres ,  sentit  le  besoin  de  quelques  lettres  de  recom- 
mandation ,  et  pria  sa  mère  d'en  demander  pour  lui  à  maître 
Lambert.  Cette  invitation  fut  accompagnée  d'une  phrase  où  se 
peint  la  fierté  desoname:  "  Faites-lui  voir  cette  lettre,  écrivait- 
il  A  sa  mère ,  et  dites-lui  que  si  je  mérite  une  recommandation, 
il  m'obligerait  de  m'en  donner  une;  que  si  je  n'en  mérite  poiut, 
il  serait  indigne  de  lui  de  me  l'accorder,  n  Ainsi ,  Chatterton 
secoua  la  poussière  de  l'étude  de  son  auoué  et  se  lança  ù  pleinos 
voiles  dans  la  scabreuse  carrière  littéraire  ;  cette  époque  de  sa 
vie  est  très-curieuse  à  étudier  ,  parce  qu'il  l'éclairé,  pour  ainsi 
dire,  lui-même  au  moyen  des  lettres  qu'il  écrit  à  chaque  instant 
à  sa  mère  et  à  sa  sœur,  et  que  son  biographe,  Herbert  Crofl,  a 
publiées.  C'est  le  miroir  le  plus  fidèle  de  cet  esprit  surpienant. 
Chatterton  débuta ,  à  Londres,  sous  les  modestes  auspices 
d'une  M""'  Ballance,  femme  simple,  mais  des  plus  respectables, 
et  de  plus,  cousine  de  son  père.  M'"«  Ballance  hébergea  son  jeune 
parent  chez  elle,  ou  plutôt  chez  son  propriétaire,  un  M .  Walmsley, 
mouleur  en  plâtre.  Ce  fut  là  que  le  poète  se  mit  à  fabricjuer  des 
essais,  des  articles  mœurs,  des  pamphlets  politiques  de  toutes 
les  couleurs,  enfin  des  nouvelles  à;\ns  \e.  genre  d'Addison  ,  le 
tout  pour  vivre.  Les  premiers  schellings  qu'il  gagna  à  la  scène, 
les  premiers  cercles  de  beaux  esprits  où  il  put  pénétrer,  le 
ravirent  au  septième  ciel.  <(  Quelle  glorieuse  perspective  m'est 
ouverte  !  »  disait-il  à  sa  mère ,  le  6  mai.  Huit  jours  plus  lard , 
ravi  de  ses  succès  dans  le  Freeholder's  ATof/azine,  il  s'écrie: 
»  Ah  !  S!  Rowley  fût  né  à  Londres  au  lieu  d'être  natif  de  Bristol, 

5 


54  REVUE  DE  PARIS. 

j'aurais  pu  vivre  seulement  eu  copiant  ses  ouvrages.  »  Il  ajoute 
en  parlant  à  sa  sœur:  (t  Je  vous  conseille  de  vous  perfectionner  à 
copier  de  la  musique ,  à  dessiner ,  et  à  tout  ce  qui  demande 
quelque  génie  ;  car  quoi(|ue,  selon  le  style  boutiquier  de  Bristol, 
ce  soient  là  choses  oiseuses  et  même  nuisibles,  ici,  cela  rapporte 
beaucoup,  n  Le  -50  du  même  mois,  il  apprend  à  sa  sœur  qu'il 
avait  réussi  à  se  fauliler  chez  les  grands ,  et  notamment  chez 
le  frère  d'un  lord,  qui  devait  être  son  collaboraleui'  dans  un 
immense  ouvrage  à  publier  par  livraisons  sur  l'histoire  de 
Londres:  n  Persuadez -vous  bien,  disait-il  tendrement  à  sa 
sœur,  que  chaque  mois  se  terminera  à  votre  avantage. Je  vous 
enverrai  deux  robes  de  soie  cet  été.  Ma  mère ,  non  plus ,  ne 
sera  pas  oubliée.  )>  Il  paraît  que  le  pauvre  Chatterton ,  une  fois 
qu'il  se  fut  frayé  l'accès  de  la  maison  du  lord-maire  Beckfoitl 
et  de  plusieurs  cafés ,  rendez-vous  des  hommes  de  l'opposition, 
s'imagina  qu'il  allait  faire  la  connaissance  ijiitime  du  fougueux 
parlementaire  Wilkes  et  en  même  temps  qu'il  serait  admis  dans 
les  salons  ministériels  des  lords North  et  Mansfield  (1).  Ce  fut 
sans  doute  dans  celte  tournure  d'esprit  qu'il  fit  à  sa  protectrice, 
Mme  Ballance ,  cette  fameuse  et  singulière  réponse ,  qui  dut  si 
complètement  foudroyer  la  bonne  femme,  lorsqu'elle  le  prêcha 
de  rentrer  chez  un  autre  procureur:  J 'espère plutôt, hn  dit-il, 
moyennant  la  grâce  de  Dieu,  être  bientôt  conduit  prison- 
nier à  la  Tour  de  Londres,  ce  qui  fera  ma  fortune.  Par  une 
bien  étrange  et  bien  sinistre  destinée,  on  voit  que  les  espérances 
chimériques  de  Chatterton,  que  ses  rêves  de  grandeur,  de  gloire 
et  de  fortune,  allaient  croissant ,  à  mesure  que  s'approchait  la 
catastrophe  fatale  que  lui  dicta  le  désespoir.  Le  20  juillet  1770, 

(l)Le  reproche  d'inconstancccldc  manque  de  foi  politique,  ain.-i 
que  la  singulière  manie  d'écrire  des  pamphlets  dans  les  sens  opposes 
et  au  même  instant,  qui  pèsent  sur  la  mémoire  de  Chatterton,  n'ont 
d'autre  fondement  qu'une  liste  publiée  par  Horace  Walpole,  aristo 
crate  parlementaire  de  la  classe  des  plus  fins  roués.  Je  me  permets 
de  douter  de  la  vérité  parfaite  de  ses  assertions.  Si  les  pièces  que 
Walpole  eut  en  main, avec  nolesettitres  de  l'écriture tleChallerton, 
sont  authentiques,  nous  y  apprenons  que  le  poète  avait  environ  une 
demi-guinée  d'honoraires  par  colonne  de  ses  e^^rr/^politiques  dans 
les  journaux.  Mais  il  faudrait  savoir  si  ces  colonnes  avaient  la  lon- 
gueur de  celles  du  Times  ou  du  MomingChronicle.U  y  aco\oimcs 
et  colonnes. 


REVUE  DE  PARIS.  55 

précisément  trente-quatre  jours  avant  de  s'empoisonner,  il  écrit 
à  sa  sœur:  «;  Partout  on  recherche  ma  société,  et  si  je  voulais 
ni'humilier  à  me  placer  derrière  un  comptoir,  je  trouverais 
vingt  places  pour  une;  mais  j'aime  à  me  trouver  avec  les  grands. 
Je  suis  plutôt  fait  pour  les  atïaires  d'état  que  poui-  les  affaires 
de  commerce,  n  II  parait  que  pendant  long-temps  le  poète  avait 
cru  pouvoir  échapper  à  la  misère ,  en  se  familiarisant  avec  la 
science  de  la  littérature  considérée  comme  branche  d'industrie. 
Il  écrivit  ces  mots  de  Londres  à  sa  mère,  <i  La  pauvreté  est  très- 
généralement  attribuée  aux  auteurs ,  mais  ce  fait  n'est  pas 
toujours  vrai.  Nul  d'entre  eux  ne  peut  être  pauvre  s'il  connaît 
la  pratique  des  libraires;  sans  ce  savoir  nécessaire,  le  plus  grand 
génie  peut  mourir  de  faim ,  mais  dans  le  cas  contraire  ,  le  plus 
grand  sot  pourra  vivre  dans  l'opulence.  Or  ,  ce  savoir ,  je  me 
flatte  de  le  posséder  passablement  bien,  d  Hélas!  cette  science 
tant  vantée  profitait  peu  à  Chatterton.  Il  avait  plutôt  l'art  de 
faire  insérer  ses  articles  que  celui  de  se  les  faire  bien  payer.  En 
vain  ses  rapports  littéraires  avec  les  revues  mensuelles  et  heb- 
domadaires s'étaient- ils  accrus  au  point  qu'il  devint  bientôt 
collaborateur  de  cinq  ou  six  des  plus  répandues;  en  vain  écrivait- 
il  à  sa  mère  que  la  Revue  de  la  ville  et  de  la  camjxKjne  (  The 
town  and  country  Review)  de  juillet  1770  était  à  peu  près 
tout  entière  de  sa  main  ;  en  vain  avait-il  presque  signé  l'enga- 
gement de  se  charger  de  Tenlreprise  générale  des  chansons  et 
cantates  des  concerts  du  Ranelagh  :  il  parait  que  tous  ces  tra- 
vaux ,  soit  qu'ils  fussent  trop  rares  malgré  leur  multij>licité,  soit 
qu'ils  fussent  misérablement  rétribués  par  les  industriels  du 
métier,ne  purent  réussir  à  donner  au  jeune  écrivain,  non  point 
des  richesses,  mais  même  du  pain.  A  quoi  il  faut  ajouter  que  le 
pauvre  garçon  se  voyant  admis  aux  cercles  lettrés  de  Londres , 
voulut  hurler  avec  les  loups  et  se  donner  une  toilette  élégante 
comme  cellede  ses  confrères;  d'autres  dépenses,  celles  du  spec- 
tacle et  des  lieux  publics  .  et  celles  ,  bien  plus  sacrées ,  de  ses 
cadeaux  à  sa  mère  et  à  sa  sœur,  venaient  encore  absorber  un 
pécule  déjtà  insuffisant.  Au  commencement  de  juin  1770,  il 
quitta  la  maison  du  mouleur  Walmsley,  dont  il  aimait  la  famille 
et  qu'il  ne  voulut  sans  doute  pas  rendre  témoin  de  son  indigence 
après  lui  avoir  souvent  confié  se§  rêves  de  grandeur  et  d'ambi- 
tion. Il  prit  un  logement  plus  modeste  encore  chez  une  dame 


56  REVUE  DE  PARIS. 

Angell,  marchande  de  toile  d'emballase,  dans  Brook-strect, 
quaiiier  de  Ilolborn.  C'est  à  tort  ((iie  plusieurs  biographes  de 
Chatterton  ont  sujjposé  que  le  poète ,  enlèLé  dans  ses  projets  de 
gloire  littéraire ,  et  résolu  de  mépriser  toute  autre  occupation , 
avait  définitivement  arrêté  son  funeste  dessein  de  se  tuer  ,  dès 
qu'il  vit  que  les  journaux  ne  pouvaient  le  faire  vivre.  Au  con- 
traire, l'un  des  traits  les  plus  tristes  et  les  plus  touchans  de  sa  vie 
dépose  contre  cette  assertion  :  lorsque  Chatterton  se  vit  mourant 
de  faim ,  il  fît  une  démarche  désespérée  qui  dut  singulièrement 
coûter  à  sa  poétique  imagination;  ce  fut  de  profiter  d'une  occasion 
qui  s'offrit  par  pur  hasard ,  pour  solliciter  la  place  d'aide  d'un 
chirurgien  qui  allait  exercer  dans  la  colonie  d'Afrique.  Dans  ce 
coup  de  désespoir,  il  se  souvint  de  son  ancien  ami  de  Bristol,  le 
docteur  Barrett ,  et  le  pria  instamment  de  le  recommander. 
Chatterton  se  croyait  assuré  de  cette  misérable  place  si  con- 
traire à  ses  goûts  et  à  son  génie.  Déjà  il  avait  fait  ses  adieux  en 
six  stances  un  peu  langoureuses  à  une  jeune  tille  de  Bristol , 
miss  Bush ,  qu'il  aimait  platoniquement  et  sans  qu'elle  le  lui 
rendît.  Mais  cette  ressource  allait  lui  être  fermée.  Le  docteur 
Barrett ,  soit  qu'il  lui  gardât  rancune  de  ses  vives  satires  contre 
la  Faculté ,  soit  qu'il  crût  le  jeune  auteur  peu  fait  pour  remplir 
ce  poste ,  refusa  net  de  le  recommander.  Ainsi  Chatterton  ne  put 
devenir  carabin  des  nègres.  Ce  refus  décida  sa  fin.  La  marchande 
de  toile  d'emballage ,  M"^^  Angell ,  beaucoup  plus  occupée  à 
soigner  sa  boutique  qu'à  épier  le  poète  souffrant,  neputdonner 
aucun  renseignement  sur  ses  démarches  à  cette  époque:  mais 
le  savant  Warton,  qui  se  mêla  activement  aux  débats  relatifs  au 
pseudonyme  Rowley,  prit  des  informations  exactes  chez  un 
pharmacien  du  voisinage,  M.  Cross;  ce  dernier  lui  apprit  que 
Chatterton  ayantsouvent  |)aruà  sa  boutique  au  commencement 
d'août  1770,  sa  famille  l'avait  pressé  de  venir  dîner  ou  souper 
avec  elle  sans  façon  ;  ce  que  Chatterton ,  qui  avait  cependant 
bien  faim,  ne  voulut  pas  accepter.  Un  soir  cependant ,  son 
dénûment  l'emporta  sur  sa  fierté ,  et  il  partagea  avec  M.  Cross 
le  régal  extraordinaire  d'un  envoi  d'huîtres  marinées;  tous 
furent  frappés  de  la  voracité  avec  laquelle  ce  malheureux  prit 
part  au  souper.  Enfin ,  l'intérêt  extrême  que  le  sort  du  poète 
excita  dans  Londres  fut  tel,  que  l'on  fit  une  espèce  d'enquête 
sur  les  circonstances  de  ses  derniers  jours.  Une  perruquiCre , 


REVUE  DE  PARIS.  57 

M""o  Wolfe,  déposa  positivement,  comme  le  tenant  de  l'hôtesse 
du  poète,  M^o  Angell ,  que  le  matin  même  de  l'empoisonnement, 
le  24  août,  celle-ci  savait ,  A  n'en  pas  douter,  que  le  jeune 
homme  était  resté  deux  ou  trois  jours  sans  manger,  et  qu'émue 
de  pillé,  elle  lui  avait  offert  de  dîner  avec  elle:  à  quoi  Chatterton 
répondit  avec  hauteur  qu'il  n'était  pas  dénué  de  ressources  ,  et 
surtout  qu'il  n'avait  pas  faim.  11  est  très-probable  que  l'idée 
(jue  sa  misère  allait  devenir  un  lait  public  et  patent ,  le  déter- 
mina à  s'en  délivrer  avant  que  le  soleil  de  ce  même  jour  fût 
couché.  11  fulconstaté  le  lendemain  parverdictducoroncr,  que 
Chatterton  avala  le  même  soir  une  dissolution  d'oxide  d'arsenic 
dans  de  leau ,  et  qu'il  en  mourut  le  25  août  1770  ,  âgé  de  dix- 
sept  ans  et  neuf  mois.  Lorsque  l'on  força  la  jjorte  de  sa  chambre, 
on  trouva  son  cadavre  sur  le  lit ,  et  le  plancher  tout  semé  de 
morceaux  de  manuscrits  que  Chatterton  avait  mis  en  pièces 
pendant  son  agonie  dernière. 

Il  nous  reste  à  ajouter  encore  quelques  mots  sur  les  prétendus 
faits  à'immomlité  qu'on  a  voulu  reprocher  à  Chatterton  ,  sur 
ses  amours  et  sur  son  caractère.  Quant  aux  tentatives  qu'on  a 
faites  pour  noircir  sa  mémoire  sous  des  rapports  houleux,  il 
est  clair  que  ce  sont  de  pures  inventions  de  la  calomnie.  Une 
certaine  i)hilosophie  sceptique  et  voluptueuse ,  un  mépiis  avoué 
pour  la  théologie,  mêlé  parfois  à  un  sentiment  leligieux  des 
plus  suaves  et  des  plus  profonds,  un  certain  style  éroliiiue  et 
brutal  dans  ses  satires,  un  certain  girouettage  politi(iue  qui  le 
portait  peut-être  à  offrir  sa  i)lume  à  tous  les  partis  (jui  eussent 
pu  le  |«yer  :  voilfi  les  seuls  reproches  qu'on  puisse  faire  avec 
quelque  fondement  à  la  vie  littéraire  de  Chatterton.  Encore  son 
inconstance  politique ,  dont  l'excuse  fut  sa  profonde  misère  ,  et 
surtout  ces  singuliers  mémoires  de  paiemens  où  il  tarife  en 
pences  et  en  livres  le  bénéfice  net  que  lui  rapporte  la  mort  de 
son  protecteur, le  maire  Reckford  ,  ne  nous  sont-ils  garantis  que 
par  le  seul  témoignage  de  sir  Horace  Walpole.  Tout  le  reste 
de  la  conduite  du  poète  dément  de  i)areils  princli)es.  A  ce  propos, 
son  ami  intime,  Thistlethwalle  est  un  irrécusable  témoin.  uLes 
occasions  <juc  ma  longiie  connaissance  de  Chalterlon  m'a  offer- 
tes me  donnent  le  plein  droit  d'affirmei'  que,  pendant  son  séjour 
à  Bristol ,  il  ne  se  com|>orta  nullement  comme  un  libertin,  ainsi 
qu'on  a  voulu  le  dépeindre.  Rempli  de  tempérance  dans  sa  ma- 

5. 


58  REVUE  DE  PARIS. 

nière  de  vivre  ,  de  modéralion  dans  ses  plaisirs ,  et  d'assiduité 
dans  ses  travaux ,  il  ne  mérite  point  une  telle  injure.  J'accorde 
bien  que  parmi  ses  ouvrages  il  y  a  plusieurs  morceaux ,  non- 
seulement  immoraux ,  mais  marqués  au  cachet  d'une  licence 
grossière.  Je  n'ai  point  le  projet  de  défendre  ces  passages,  que 
j'aurais  souhaité ,  par  respect  pour  sa  mémoire ,  qu'il  n'eût  ja- 
mais écrits  ;  mais  malgré  cela ,  je  pense  qu'ils  provinrent  chez 
lui  plutôt  de  l'extrême  chaleur  de  son  imagination ,  excitée  en- 
core par  une  envie  de  se  singulariser,  que  d'une  dépravation 
naturelle  ou  d'un  cœur  corrompu  par  de  mauvais  exemples.  » 
Si  l'on  ajoute  à  ces  assertions  formelles  les  détails  de  la  vie  de 
Chatterton  chez  maître  Lambert  l'avoué  ,  la  régularité  de  sa 
vie  de  Londres  chez  M.  Wahnsley  le  mouleur,  la  noble  fierté 
qui  le  porta  à  mourir  plutôt  que  d'être  à  la  charge  deM™^  Angell 
pour  sa  nourriture  ;  la  décence  parfaite  qu'il  montra  toujours 
sur  la  promenade  du  Pré  du  collège,  à  Bristol,  lorsqu'il  faisait 
Ja  cour  à  une  belle  jeune  fille ,  miss  Rumsey ,  à  laquelle  il  adres- 
sa des  vers  charmans,  on  verra  que  l'accusation  de  libertinage 
provint  uni(iuement  de  l'intolérance  bigote  du  public  anglais. 
Il  n'y  a  point  d'exemple  d'un  seul  acte  de  débauche  dans  toute 
la  vie  de  Chatterton. 

Il  est  d'ailleurs  três-certaiu  que  ce  jeune  homme  ne  fut  pas 
moins  remarquable  sous  le  point  de  vue  physiologique.  Tout 
chez  lui  fut  précoce  ;  son  dévelop[)emeiit  physique  comme  son 
moral.  Il  avait  un  air  de  dignité  masculine  fort  au-dessus  de  son 
âge.  Ses  yeux ,  quoicjue  un  peu  gris,  étaient  d'un  feu  extraor- 
dinaire. Cependant  ,  malgré  sa  vivacité  d'esprit  et  de  cœur,  il 
était  sujet  à  d'incurables  et  fréquentes  distractions.  On  le  vit 
souvent  regarder  une  personne  fixement  pendant  un  quart 
d'heure ,  sans  même  paraître  la  voir.  Il  poussait  la  tempérance 
jusqu'à  l'excès.  11  mangeait  rarement  delà  viande,  et  ne  prenait 
jamais  de  liqueurs  fortes;  il  senourrissaiti»rincipalementde  pain 
ou  de  gâteaux  aux  fruits  :  singulier  et  économique  régime , 
dont  sa  misère  ne  put  pas  même  faire  les  frais! 

Quoique  fanatiquement  attaché  à  l'étude,  il  est  clair  que 
Chatterton  ,  comme  plusieurs  autres  génies  étonnans  ,  dut  plu- 
tôt deviner  le  monde  et  l'histoire  que  les  ac(pi;rir  par  l'érudi- 
tion ou  rexpérience.  11  n'eut  point  le  temps  de  devenir  savant , 
et  cependant  il  le  fut.  Chose  bizarre  !  bien  que  la  pointe  de 


REVUE  DE  PARIS.  59 

son  esprit  le  poussât  à  la  satire  la  plus  mordante ,  il  eut  beau- 
coup d'amis  et  ne  se  brouilla  avec  aucun.  Le  neveu  du  mouleur 
Walmsley  ,  qui  fut  camarade  de  lit  du  poète  pendant  plus  d'un 
mois  ,  assuia  Herbert  Croft  que ,  maljjré  l'orgueil  et  la  hauteur 
de  Challerlon ,  il  était  impossible  de  ne  pas  l'aimer  ;  que  jamais 
Challerlon  ne  dormait  pendant  qu'ils  étaient  au  lit  ensemble  ; 
qu'il  ne  se  couchait  jamais  avant  deux  ou  trois  heures,  et  que  son 
camarade  le  trouvait  toujours  éveillé  dans  la  nuit ,  lorsque  ce 
dernier  se  réveillait  par  hasard  :  qu'enfin ,  tous  les  matins,  leur 
chambre  était  jonchée  de  petits  morceaux  de  papier  déchirés 
très-menu,  fragraens  de  compositions  que  Chatterton,  mécon- 
tent ou  désespéré  ,  avait  détruites. 

Le  trait  le  plus  aimable  du  caractère  moral  de  Chatterton , 
c'était  sa  vive  etconstante  tendresse  i)Our  sa  vieille  mère  et  pour 
sa  sœur.  Chacun  de  ses  succès  fut  marqué  par  un  redoublement 
de  soins  et  de  générosités  pour  elles.  Il  est  bien  certain  qu'  il  leur 
envoya  des  cadeaux  au  moment  même  où  il  était  le  plus  pauvre. 
«t  Belle  leçon  de  munificence,  dit  un  biograi)he ,  que  Chatterton 
pauvre  a  donnéeaux  riches!  d  Les  passions  dominantes  de  son 
cœur  et  de  sa  vie  furent  l'ambition,  la  fierté,  et  surtout 
l'amour  de  la  gloire  ;  comme  de  plus  son  ardente  imagination 
lui  suggéra  mille  jirojets  plus  brillans  les  uns  que  les  autres ,  et 
qu'aucun  ne  put  réussir  ni  même  lui  procurer  du  pain ,  on  ne 
conçoit  que  trop  comment  une  telle  ame  finit  par  tomber  dans 
le  désespoir  et  dans  le  suicide.  Quant  au  défaut  de  foi  positive 
chez  lui ,  et  quant  à  son  inconstance  politique ,  qui  toudiait  à 
la  vénalité ,  il  faut  se  souvenir  que  son  génie  n'avait  fait  cpie 
pousser  son  premier  jet,  et  que  c'est,  après  tout,  une  rude 
épreuve  pour  un  homme  de  cœur  ,  que  de  lutter  contre  la  faim. 
Ensuite  comme  Chatterton  fit  tous  ses  poèmes ,  tous  ses  articles 
et  toutes  ses  œuvres ,  de  seize  à  dix-sept  ans  et  quatre  mois , 
avant  de  le  juger  ,  ne  faut-il  pas  avoir  sans  cesse  à  la  pensée 
cette  vérité  si  simple  et  si  significative  :  Chatterton  n'était 
qu'un  enfant?  —  Nous  nous  occuperons  prochainement  de  son 
caractère  littéraire,  principalement  de  l'analyse  des  poèmes  dits 
de  Rowley,  qui  ne  fut  ni  moine  ni  rebgieux  du  cloître  des 
Auguslins  de  Bristoive  ;  mais  qui  fut  simplement  un  petit 
clerc  en  l'élude  de  maître  Lambert  ,  avoué  à  Cristol,  anno 
Domini\l&d.  C.  Coquerei. 


ÉGOUEN. 


La  ruine  des  châteaux  n'est  pas  l'œuvre  excliisivede  la  révo- 
Uilioii  de  89i  11  n'est  ni  vrai  ni  juste  d'altriltuei*  à  la  colère  seule 
du  pcuiile  une  lâche  d'anéantissement  mûrement  méditée,  pour- 
suivie sans  interruption ,  pendant  trois  siècles  ,  par  la  monar- 
chie ,  en  lutte  corps  à  corps  avec  la  féodalité.  Quand  le  peuple 
souverain  I)iùla  les  ponts-levis,  il  y  avait  long-temps  que  les 
rois  avaient  nivelé  les  haslions.  Richelieu  ouvrit  la  brèche  h 
ilohespierre.  Bien  avant  la  révolution  ,  il  n'était  pas  plus  dans 
les  mœurs  d'élever  des  habitations  fortifiées ,  qu'il  n'entrait 
dans  la  constitution  politique  du  royaume  de  les  souffrir.  La 
reddition  des  châteaux  suivit  la  soumission  des  provinces. 

Ceux,  eu  très-petit  nombre,  qui  furentravajjés  par  une  popula- 
tion dont  le  droit  de  représailles  ne  peut  pas  i)lus  être  approuvé 
que  contesté;  ceux,  en  j)lus  grand  nombre,  que  la  bande  noire  a 
passés  au  crible  pour  les  convertir  en  plâtre ,  les  uns  et  les 
autres,  à  quelques  exceptions  près,  n'étaient  quedes  résidences 
seigneuriales  ,  sans  âge  ,  sans  é|)oque ,  sans  caractère  dans  leur 
architecture.  La  corruption  de  l'époque  antérieure  â  la  révolu- 
tion les  avait  déjà  avilis  du  nom  frivole  de  folies,  avant  que  la 
mine  de  l'entrepreneur  à  la  toise  ne  les  eût  jetés  sur  l'herbe. 
Après  tout ,  les  châteaux  démolis  ne  furent  pas  volés  par  la 
bande  noire,  comme  ceux  qui  les  lui  ont  vendus  voudraient 
nous  le  faire  croire ,  mais  achetés  à  beaux  deniers  complans 
par  elle  :  il  y  eut  conlrat  entre  l'histoire  et  les  maîtres  maçons. 
Ceux  qui  vtindirent  les  palais  de  leurs  aïeux  au  tombereau,  et 
les  plom!)s  du  cerceuil  de  leuis  i)ères  à  la  livre  ,  n'auraient  pas 
(iré  le  même  avantage  de  leurs  litres  de  seigneurie.  La  bande 
noire  préféra  avec  raison  les  pierres  au.K  titres.  A  beaucoup  d'é- 


REVUE  DE  PARIS.  61 

yards ,  il  n'y  a  de  sincèrement  regrettal)le  que  quelques  fades 
plafonds ,  que  quel(|ues  tapisseries  fanées  des  Gobelins ,  et  peut- 
être  encore  (pielques  parcs  où  les  lapins  abondaient  plus  que  les 
cerfs. 

Les  cliàteaux-forts ,  les  seuls,  je  présume,  dont  nos  regrets 
se  soucient,  furent  démolis  par  la  suprême  bande  noire  des 
rois  Louis  XI,  Henri  IV,  Louis  Xlll  et  Louis  XIV ,  et  surtout  par 
l'implacable  révolutionnaire  Richelieu ,  qui  tua  la  tortue  dans 
récaille  ,  le  seigneur  dans  la  seigneurie.  S'il  lui  plut  d'en  laisser 
quelques-uns  pour  modèles,  ou  plutôt  comme  exemples,  au  som- 
met de  quelque  montagne  aiguë  ,  entre  deux  gorges  ,  au  con- 
fluent d'une  rivière ,  ceux-là  existent  encore  ;  la  révolution  les- 
a  respectés.  Il  faut  donc  établir  une  foule  de  distinctions  néces- 
saires entre  les  constructions  féodales  et  les  maisons  seigneu- 
riales, toutes  faussement  confondues  aujourd'hui  sous  le  nom  de 
châteaux. 

De  ce  que ,  durant  toute  l'ère  féodale ,  les  nobles  méprisèrent , 
avec  un  instinct  parfait  de  leur  conservation,  le  séjour  des  capi- 
tales et  des  villes ,  mortel  à  l'inégalité ,  il  y  aurrait  erreur  de 
croire  que  tout  grand  vassal  fût  un  rel)elle,  toute  retraite  écar- 
tée un  chàteau-forl.  Nos  préjugés  nous  ont  fait  prendre  des 
habitudes  domestiques  pourdesprécautionsde  résistance,  pour 
des  prétentions  de  souveraineté.  Ce  que  nous  avons  lu  là-dessus 
ne  vaut  guère  mieux  que  ce  que  nous  avons  imaginé.  Pour  uii 
haut  baron  qui  bâtissait  sur  la  montagne  et  arborait  la  désobéis- 
sance à  sa  grosse  tour,  il  existait  des  milliers  de  seigneurs  qui,  fidè- 
les à  la  couronne ,  suivant  leur  roi  à  la  guerre  ,  accompagnant 
leur  reine  au  conseil,  ne  s'entouraient  de  fossés  que  par  tradi- 
tion ,  ne  se  retranchaient  derrière  des  murs  de  douze  pieds  d'é- 
paisseur que  par  une  routine  de  maçonnerie  ,  et  n'avaient  des 
bastions  ,  des  doubles  encienles  et  des  donjons  que  pour  oljéir 
à  la  beauté  de  la  symétrie.  Tout  seigneur  avait  sa  terre,  cha- 
que terre  son  château.  Est-ce  que  pour  cela  les  châteaux  en 
plaine  ont  jamais  été  des  ouvrages  de  défense?  Ils  sont  restés 
aussi  les  plus  nom!)reux  sur  le  sol.  La  révolution  de  89  les  a 
détroussés,  parce  qu'ils  étaient  riches;  mais  qu'avait-elle  besoin 
de  les  abattre? 

En  voyant  la  persistance  de  mes  prédilections  pour  un  passé 
où  j'ai  transporté  quelques-unes  de  mes  études ,  il  me  sera  peut 


62  REVUE  DE  PARIS. 

être  demandé  un  Jour  par  les  uns  si  je  regrette  rédlflce  féodal , 
dont  je  me  plais  à  ramasser  les  dernières  i)ierres ,  avant  que  la 
machine  à  vapeur  les  ait  broyées  ;  et  par  les  autres ,  à  cause  de 
beaucouj)  de  critiques  mêlées  à  beaucoup  de  regrets ,  si ,  sem- 
blable aux  architectes  de  la  bande  noire,  je  recherche  les  châ- 
teaux derrière  les  bois  qui  les  cachent ,  au-delà  des  fossés  qui 
les  i)rotésent ,  dans  la  seule  intention  de  les  miner  à  la  base ,  de 
faire  de  ma  plume  un  levier  démolisseuT; 

ftlon  enthousiasme  n'est  pas  si  aveugle  ,  mon  scepticisme  si 
cruel.  J'aime  le  passé  de  toute  la  foi  que  j'ai  au  présent.  De 
désespoir  de  jamais  comprendre  l'histoire  telle  que  les  pro- 
fesseurs nous  l'ont  broyée,  j'ai  essayé  de  la  lire  au  front  des 
vieux  monumens,  patiemment,  à  pied  ,  à  petites  journées,  en 
courant  les  bois ,  en  m'ouvrant  un  chemin  dans  la  poussière  des 
plaines,  en  m'asseyant  sur  les  bornes  de  la  route ,  en  face  de 
quelques  vieilles  grilles  tordues  et  rouillées ,  dernières  dents 
d'un  beau  manoir  détruit.  Je  ne  pourrais  me  souvenir  de  telle 
page  sans  me  rappeler  quelque  coup  de  soleil  reçu  avec  le  docu- 
ment exploré. 

Jaloux  des  instans  du  lecteur ,  je  ne  l'initierai  pas  aux  résul- 
tats peut-être  erronés  que  cette  manière  d'étudier  m'a  valus. 

Consentirait-il  volontiers  à  monter  avec  moi ,  par  un  esca- 
lier souvent  creusé  à  vif  dans  le  roc  ,  à  la  tourelle  d'un  de  nos 
vieux  manoirs ,  pour  distinguer  de  là  avec  les  yeux  du  passé  et 
à  la  distance  d'une  flèche  ,  d'abord ,  çà  et  là,  rares,  clair-semées , 
et  de  chaume ,  quelques  huttes  de  bergers  ,  quelque  huttes  de 
pécheurs  ;  semence  invisible  d'une  colonie  à  naître ,  bourgeon 
douteux  d'une  civilisation  fermée?  Si  cette  patience  le  gagnait, 
aimerait-il ,  témoin  de  cette  genèse ,  à  voir  l'enfant  sauvage  et 
nu  grandir,  la  cabane  s'adosser  à  la  cabane,  la  hutte  à  la'hutte,  et  la 
famille  à  la  rue  ,  celle-ci  s'allongeant, celle-là  s'augmentant;  se 
plairait-il  à  voir  l'une  partir  de  la  grande  avenue  du  château  , 
l'autre  se  grouper,  faible  et  nécessiteuse,  sous  la  large  main 
protectrice  du  seigneur?  Suivrait-il  d'un  regard  attentif  la  pa- 
renté qui  s'éparpille,  la  famille  dont  le  vent  jette  le  grain  par- 
tout, dans  les  limites  et  en  dehors,  séparée  sans  jamais  se 
perdre  ;  car  elle  se  retrouve  au  puits  commun  ,  à  la  fontaine 
qu'on  enclave ,  au  four  banal  ;  mieux  encore  au  monastère ,  où 
l'on  prie  pour  le  maitre  qui  protège  le  four,  le  puits  et  la  fon- 


REVUE  DE  PARIS.  63 

taine;  car  le  monastère  est  bâti;  il  est  debout.  On  voit  de  loin 
les  tourelles  du  cliàteau;  de  loin  on  entend  la  cloclie  du  mo- 
nastère. C'est  un  attrait  pour  qu'on  vienne;  c'est  un  motif  pour 
qu'on  n'approclie  pas:  hospitalité  pour  les  bons,  menace  pour 
les  mauvais.  Nous  en  sommes  déjà  aux  relations  de  voisinage, 
aux  défiances  de  la  guerre  ;  et  tout  a  procédé  de  là ,  remarcjuez 
bien  :  du  château  et  du  monastère.  Ce  sont  les  deux  plus  vieil- 
les pierres  de  la  fondation  française.  Partez  de  là  et  revenez-y, 
vous  ne  vous  égarerez  jamais:  l'hisloire  est  à  terre. 

Je  sais ,  car  je  le  vois ,  que  le  bourg  s'entoure  de  murs ,  mais 
c'est  pour  résister;  d'eau  ,  mais  c'est  pour  se  défendre.  Nous 
avons  donc  déjà  des  murs  et  des  fossés.  Le  sujet  de  la  guerre  , 
la  position  du  bourg  nous  l'indique ,  c'est  une  rivière  que  les 
deux  populations  qu'elle  divise  se  disputent  ;  c'est  une  route  où 
chacune  d'elles  prétend  seule  avoir  le  droit  de  passer  ;  un  lac 
~dont  la  pêche  est  contestée  ;  c'est  un  bois  dont  chacun  veut  la 
coupe  et  le  gibier.  De  là  des  prétentions  fondées  sur  des  origi- 
nes obscures ,  la  tradition  ;  de  là  des  coutumes  grossières , 
berceau  du  droit  ;  de  là  des  habitudes  de  vivre ,  l'histoire  des 
mœurs.  Avec  les  différences  qui  leur  sont  propes,  tenez  compte 
de  ces  mille  traditions ,  de  ces  mille  coutumes,  et  vous  aurez 
toutes  les  pièces  éparses  de  l'armure  solide  que  portait  le  géant 
delà  féodalité,  quand  il  couvrait  la  France. 

Mais  les  époques  de  guerre  sont  passées ,  le  château  reste  en- 
core debout  pour  vous  dire  ses  jours  de  magnificence  ,  à  l'abri 
de  la  royauté  qui  le  protège;  ses  embellissemens  et  parallèle- 
ment ceux  des  villes  vassales.  Si  le  château  a  sa  belle  avenue, 
c'est  pour  la  joindre  au  pavé  de  la  ville.  Les  largesses  du  sei- 
gneurs balancent  sa  souveraineté.  Sa  générosité  demande  grâce 
pour  sa  puissance.  Déjà  la  ville  a  ses  privilèges  ;  le  paysan  a 
son  champ.  Le  privilège,  c'est  de  ne  pas  suivre  le  seigneur  à 
la  guerre.  Peut-être  le  paysan  empècherat-il  bientôt  le  sei- 
gneur de  chasser  dans  son  champ.  Voyez  :  l'histoire  n'a  pas 
changé  de  place  ,  tout  est  sous  vos  yeux  ;  autrefois  le  seigneur 
gouvernait  depuis  l'endroit  où  nous  sommes  jusqu'à  l'horizon , 
—  tout  un  pays;  —  puis  il  ne  fut  plus  maitre  que  jusqu'à  cette 
colline ,  —  tratjué  par  Louis  XI  ;  —  puis  que  jusqu'à  ce  moulin , 
puis  que  jusqu'au  boutde  son  bois,  —  limé  jusqu'à  la  chair  par 
Richelieu  ;— puis   que  jusqu'à  sa  grille,   puis  que  jusqu'à  sn 


G4  REVUE  DE  PARIS. 

4»orle  ;  puis  il  ne  fut  plus  maître  de  lui-même,  et  on  le  coiipa 
en  deux.  Les  châteaux  me  disent  cela,  et  voilà  pourquoi  je  les 
étudie.  Je  m'exhausse  sur  eux  comme  un  nageur  sur  un  rocher 
élevé,  afin  de  plonger  plus  profondément  dans  les  eaux  du  passé, 
on  y  descendant  de  mon  propre  poids. 

Ouand,  parti  de  Paris,  on  a  couru  quatre  lieues  vers  le  nord, 
en  laissant  Sain  t-Denis  derrière  soi,  on  est  dans  le  bourg  d'Écouen, 
iiu  pied  du  château  de  ce  nom.  D'où  vient  ce  nom  d'Écouen  et 
quand  fut  bâti  ce  château?  c'est  ce  que  M'""  Dutocq  ne  saurait 
vous  apprendre.  M™°  Dutocq  n'est  pas  une  autorité  historique, 
mais  l'aubergiste  de  l'endroit.  Nous  justifierons  plus  loin  le 
rapprochement    que   nous   établissons   ici   entre  le  château 
d'Écouen  et  M'"®  Dutocq  ;  qu'il  suffise  d'abord  au  lecteur  de  sa- 
voir que  l'hôtel  de  cette  dame  est  le  meilleur  pied-à-lerre  pour 
l*s  voyageurs  qui  relaient,  allant  vers  le  nord.  Il  est  non-seule- 
ment le  meilleur,  mais  le  plus  cher.  Sans  crime  on  pourrait 
oublier  Écouen  sur  la  carie  de  France  ;  mais  on  serait  inexcusable 
de  ne  pas  consacrer  (pielques  lignes  à  M™"  Dutocq  sur  rall)um 
de  voyage.  A  cinq  heures,  son  hôlel  devient  un  caravansérail,  aux 
Orientaux  j)rés  qu'on  ne  voit  pas  souvent  à  Écouen.  Des  postil- 
lons rouges  et  camards  fument  sur  la  porte  de  l'hôtel,  des  postil- 
lons camards  et  rouges  enfourchent  leurs  chevaux,  et  retour 
nent  en  sifflant  à  leur  relais;  des  Anglaises,  le  voile  vert  abaissé  sur 
lesyeux,languissent  de  faim  dans  la  salle  à  manger,  tandis  que 
leurs  domestiques  entourent  d'un  blocus  continental  tous  les 
beefsteaks  de  la  cuisine,  transformée  en  toutes  sortes  d'établis- 
semens,  en  boucherie  ici,  en  cabaret  plus  loin.  —  Du  porc  frais 
à  monsieur  !  —  Du  bordeaux  à  niilord!  Les  Anglais  se  font  ap- 
peler milords  sur  les  grands  chemins  ;  ils  paient  en  conséquence. 
Cette  cuisine  mémorable,  toute  ruisselante  d'afïamés,  semble  se 
multiplier  sous  les  mille  destinations  qu'on  lui  impose.  Et  tou- 
jours de  nouveau-venus  qui  demandent  des  poulets  et  des  œufs. 
Où  la  France  puise-t-elletantd'œufs  et  de  poulets  ;  d'où  Écouen 
en  particulier  les  tire-t-il?  .le  commence  à  douter  de  leur  au- 
thenticité. Le  lapin  seul  serait-il  apocryphe?  Mais  pas  de  soup- 
çon sur  les  comestibles  de  l'hôtel  Dutocq  ,  dont  la  durée  serait 
encore  plus  extraordinaire  si  depuis  trente-cinq  ans  on  y  frau- 
dait les  poulets  et  les  œufs. 

Oui,  depuis  trente-cinq  ans  M"ie  Dutocq  est  là,  à  cette  place» 


REVUE  DE  PARIS.  65 

parée  d'un  gracieux  baUanl-rœil  le  malin,  en  habit  habillé  à 
deux  heures  ;  en  robe  de  soie  feuille  niorle  quand  la  nuit  vient , 
quand  les  broches  s'éteignent  et  que  la  basse-cour  est  tra  n((uille  de 
tous  les  chapons  qui  sont  allés  dans  un  monde  meilleur .  La  révolu- 
lion  a  passé,  l'empire,  la  restauration,  les  deux  restaurations,  les 
deux  empires,  et  M'""  Dutocii  ne  s'est  pa  s  plus  émue  au  canon  du  1 8 
brumaire  qu'au  canon  de  Sacken  ;  elle  n'a  participé  à  ces  transfi- 
gurations politiques  que  par  quelques  altérations  que  la  prudence 
Ta  obligée  de  faire  subira  sa  carie  du, jour  :  au  lieu  de  côtelettes 
à  la  Soubise  ,  elle  appela  la  même  partie  de  l'animal,  dans  les 
jours  de  terreur,  côtelettes  à  la  Co«f^/tow  ,•  aux  poulets  à  la  Ma- 
rengo,  elle  donna  à  l'époque  moins  héroïque  de  la  restauration 
le  nom  de  volatile  à  la  Condé.  Hors  cela ,  rien  pour  elle  n'est 
changé  à  la  France  qu'elle  peut  toujours  croire  gouvernée  i)ar 
Louis  XV,  dont  elle  rappelle  les  beaux  jours  par  son  costume, 
par  son  iniarissable  conversation  musquée ,  par  ses  souvenirs  , 
fontaine  de  petites  anecdotes  roses ,  grises,  tendres;  par  sa  li- 
gure au  pastel  et  son  nez  de  la  régence;  ce  nez  seul  qui  l'eût 
compromise  i)endant  la  révolution  et  l'eût  forcée  d'émigrer. 
M"!"  Dutocq  eût  perdu  la  tête  pour  son  nez. 

Et  c'eût  été  dommage  :  car  M'»<^  Dutocq  n'est  pas  uniquement 
une  femme  remarquable  parce  que,  depuis  trente-cinq  ans, 
elle  abreuve  et  réconforte  les  voyageurs;  mais  elle  est  précieuse 
à  consulter  et  voici  où  je  voulais  en  venir ,  en  ce  qu'elle  est  une 
des  rares  personnes  capables  de  fournir  quelques  renseignemens 
sur  le  château  d'Écouen  dont  elle  a  connu  la  splendeur  et  les 
vicissitudes  sous  les  Condé  et  la  république ,  sous  le  directoire 
et  l'empire,  et  enfin  sous  la  restauration  qui  le  rendit  aux 
Condé. 

]\Ime  Dutocq  ne  vous  parlera  pas  des  Montmorency ,  ni  ne  vous 
dira  que  c'est  à  Anne,  le  connétable,  qu'on  doit  le  château 
d'Écouen,  ou  j)lufôt  la  restauration  de  ce  bâtiment  par  lîullaiit; 
mais  elle  vous  racontera  une  foule  de  petits  faits  dont  elle  a  été 
témoin  ,  et  au  mUieu  desciuels  elles'est,  fort  innocemment  quel- 
([uefois,  trouvée  actrice.  Essayez  de  l'inleri'Oger. 

Madame  Dutocq ,  votre  vin  rouge  est  délicieux. 

—Ne  m'en  parlez  pas;  il  date  des  vélites  :  cela  nous  reporte 
loin. 

—Des  vélites  romains ,  madame  Dutocii' 

9 


G  REVUE  DE  PARIS. 

— Des  vélites  de  l'empereur  Napoléon,  en  1805.  Huit  cents 
liomnies  superl)es  par  chaque  l)a(aillon.  Les  grenadiers  de  ce 
corps'étaient  cantonnés  à  Fontainebleau ,  les  chasseurs  à  Écouen. 
De  beaux  jeunes  gens,  verts  comme  un  brin.  Le  plus  âgé  n'avait 
pas  vingt  ans. 

— Vous  n'aviez  guère  alors  que  trente  et  quelques  années, 
madame  Dutocq?— Un  bel  âge  pour  être  hôtesse! 

—  Et  qui  appartenaient  aux  meilleures  familles  ;  il  fallait 
voir:  tous,  comme  portait  le  règlement,  sachant  lire,  écrire, 
calculer,  versant  au  gouvernementune  rente  annuelle  de  300  fr. 

—  Vous  vous  les  rappelez  parfaitement? 

—  Commes'ils  avaient  dîné  hier  ici,  où  ils  prenaient  tous  leurs 
repas  :  le  cœur  sur  la  main ,  la  main  percée,  ces  braves  jeunes 
gens  !  Avec  vingt-trois  sous  par  jour  ils  ne  pouvaient  pas  faire 
un  grand  festin,  mais  jeteur  aurais  livré  ma  basse-cour  sur  leur 
bonne  mine.  Gracieux  comme  des  gardes-françaises:  habit  bleu 
revers  blancs ,  gilet ,  pantalon  de  la  même  couleur ,  guèti-es 
noires,  bonnet  à  poil, 

—  Ils  étaient  donc  logés  dans  le  voisinage  pour  venir  manger 
chez  vous? 

—  Voisinage  !  Je  crois  bien  ;  au  château  d'Écouen  même ,  où 
Napoléon  les  faisait  élever  pour  les  incorporer  dans  la  garde  im- 
[)ériale.  Et  quel  ordre  !  quelle  propreté!  monsieur ,  levés  A  cinq 
heures  du  matin,  couchés  à  neuf  heures  le  soir,  commede  belles 
filles.  —  On  y  va.  —  C'est  une  chaise  qui  s'arrête.  —  On  y  va. 

M'""  Dutocq  disparaît  un  instant; on  jette  une  bûche  de  plus 
au  feu;  on  entend  les  cris  d'un  poulet  qu'on  égorge;  le  bruit 
des  œufs  qui  tombent  dans  la  poêle.  C'est  décidément  un  milord 
qui  arrive. 

]\jme  Dutocq  rentre  dans  la  salle. 

—  Comme  je  vous  disais ,  on  les  habillait  de  blanc  tous  les 
dimanches  ;  chaque  section  avait  une  ceinture  de  couleur  diffé- 
rente et  obéissait  à  une  sous-maîtresse. 

—  Permettez,  madame  Dutocq,  on  habillait,  dites- vous,  les 
véiiles  de  blanc,  et  de  jeunes  militaires  obéissaient  à  une  sous- 
maîtresse  ! 

—  Est-ce  que  nous  n'en  étions  pas  sur  le  pensionnat  do 
M"^"  Campan,  monsieur? 

—  Maisdu  tout ,  madame ,  nous  discourions  sur  les  vélites. 


REVUE  DE  PARIS.  67 

Madame  Diitocq ,  riant  : 

—Pardon  !  je  confondais  deux  époques  ;  celle  où  Écouen  était 
une  école  militaire,  et  celle  où  il  devintlepensionnatde  madame 
Campan.  Milord  a  brouillé  mes  souvenirs.  C'est  un  milord  qui 
vient  de  descendre. 

Ils  n'avaient  presquepasde  moustaches ,  avaient  la  tailleiîne  , 
toujours  la  plaisanterie  sur  les  lèvres. 
.    —Vous  ne  parlez  plus  des  élèves  de  M"'<'  Campan. 

—C'était  une  excellente  dame.  M'»"  Cami)an  ,  qui  as  ail  vécu 
à  la  cour  du  feu  roi,  et  avait  voulu  s'enfermer  ilans  la  |)rison  du 
Temple  avec  Marie- Antoinette ,  à  la  mémoire  de  laquelle  elle  est 
toujours  restée  fidèle. 

M'nf'Dutocq  s'attendrit. 

Je  respecte  sa  douleur. 

—  Madame  !  madame  ! 

—  Qu'y  a-t-il  ?      • 

—  Milord  veut  du  vin. 

—  Quel  vin  ? 

—  Une  bouteille  de  bordeaux. 

—  Donnez-lui  du  cachet  sombre. 

—  Et  une  bouteille  de  vieux  beaune. 

—  Cachet  sombre. 

—  Et  une  bouteille  de  màcon  pour  son  domestique 

—  Cachet  sombre. 

jime  Dutocq  cherche  ù  renouer  son  récit. 

—  Nous  en  étions  d'abord  aux  vélites  ;  et  s'il  vous  plaisait 

—  Us  prenyient  leurs  repas  ici.  Je  m'aperçus  au  bout  d'un 
certain  temps  que  la  dépense  allait  grand  train.  11  n'y  avait 
pas  de  bon  sens  à  cela.  Figurez-vous  desadolescens  qui  s'étaient 
mis  sur  le  pied  de  se  traiter  alternativement  ;  il  en  résultait  des 
comptesà  faire  pâlir  un  milord  :  GO  francs, 80  francs  ! 

—  Au  bout  d'un  certain  temps  vous  vous  en  aperçûtes. 

—  Et  songez  que ,  fils  des  meilleures  maisons ,  ces  jeunes  gens 
m'étaient  personnellement  recommandés  par  leurs  parens.  Un 
jour  j'entrai  au  dessert,  et  je  leur  dis,  la  carte  à  payer  d'une 
main  et  le  Champagne  de  l'autre:  Messieurs,  c'est  le  dernier 
repas  que  vous  prenez  chez  moi,  si  vous  ne  me  jurez  pas  d'ac- 
cepter la  proposition  que  je  vais  vous  soumettre. 

Tous  se  levèrent  avec  respect  et  jurèrent. 


m  REVUE  DE  PARIS. 

—  El  quelle  était  cette  proitositioii ,  matLime  Dulocq  .•• 

—  Que  chacun  paierait  son  écol;  que  désonnais  aucun  d'eux 
ne  régalerait  les  autres. 

—  A  combien  s'élevait  la  carte  ce  jour-là  ? 

—  A  90  fr.  —  C'était  affreux  ! 

—  El  vous  rabattîtes? 

—  Rien.  —  C'était  une  leçon  que  je  leur  donnais. 

.le  compris  la  leçon  des  vélites ,  payai  mon  écol  sans  i-ien 
raliattre  à  M'"*»  Dutocq,  admirant  la  sagacité  des  parens  qui  re- 
commandent leurs  enfans  aux  aubergistes. 

Enveloppé  de  mon  manteau,  je  gravis  le  sentier  stratégique, 
ouvert  dans  le  roc,  qui  serpente  jusqu'au  pied  des  fossés,  et  qui 
isole  sur  une  hauteur  le  château  d'Écouen.  Avec  le  temps ,  l'in- 
dustrie a  flanqué  ce  chemin  de  défense  de  petites  maisons  villa- 
geoises, et  de  magasins  où  se  vendent  les  épiceries  pour  la 
consommation  locale ,  la  poudre  du  roi  et  le  tabac  de  la  Régie. 
Puissans  Montmorency!  hauts  l)arons!là  où  vous  attendaient 
autrefois,  sur  deux  haies,  des  hommes  d'armes  immobiles,  espèce 
d'escalier  de  fer  ,  par  où  vous  passiez  pour  vous  rendre  à  votre 
manoir,  il  n'y  a  plus  que  les  chandelles  de  bois  de  l'épicier,  le 
petit  plat  A  barbe  du  perruquier,  el  la  carotte  rouge  des  contri- 
butions indirectes.  La  fin  des  plus  belles  choses  de  ce  monde  esl 
triste ,  el  ce  serait  à  ne  pas  se  consoler,  si,  par  un  regard  jeté  en 
arrière,  on  ne  découvrait ,  au  fond  du  passé ,  toute  la  misère 
des  origines. 

L'origine  des  Montmorency,  personne  ne  l'ignore,  a  devancé 
de  beaucoup  la  fondation  du  châleaùd'Écouen,  bâtiau  quinzième 
siècle  sur  remplacement  d'un  autre  château  d'une  date  perdue, 
relevé  par  Anne  le  connétable,  pendant  le  règne  de  François  !'=■■. 
ils  habitaient,  plus  loin,  le  bourg  de  leur  nom,  véritable  berceau 
de  leur  famille,  el  qui  a  dû  être,  il  faut  bien  le  croire,  une  ville 
autrefois  importante,  puis(iu'il  est  dit  dans  les  chroni(iues  que 
les  Anglais,  en  1550, après  la  bataille  de  Poitiers,  firentle  siège 
de  Montmorency,  prirent  le  château  et  le  brûlèrent. 

On  explique  les  violences  exercées  par  les  Anglais  sur  les 
terres  des  Montmorency,  |)ar  la  fraternité  de  bonne  et  de  mau- 
vaise fortune  qui  liait  ces  derniers  à  la  cause  des  rois  de  France. 
On  sait  aussi  <iue,  par  la  mauvaise  délimitation  d(;  leurs  proprié- 
lés,  ils  élaient  contii'"ilement   en  collision  avec  les  puissans 


REVUE  DE  PARIS.  6'J 

abbés  de  Saint-Denis.  A  l'époque  où  le  nom  de  celle  famille  se 
cacliail  derrière  celui  de  Boiicliard  ,  pour  l'éclipser  [ilus  tard  et 
l'effacer  complèlement,  la  tradition  place  de  naïves  anecdotes, 
toutes  ayant  Irait  aux  prétentions  réciproques  de  l'abbaye  de 
Saint-Deniset  de  ses  redoutables  voisins.  Mais  elles  pèchent  par 
beaucouj)  d'obscurité.  Par  un  temps  de  biouillard  il  y  a  moins 
de  ténèbres  amassées  autour  de  la  flèche  de  Saint-Denis  qu'il  ne 
s'en  trouve,  lorsqu'on  remonte  les  temps,  à  la  surface  des  évé- 
nemens  dont  cette  flèche  est  la  vénérable  sœur  en  âge. 

Si  cette  belle  flèche  avait  une  voix,  comme  au  temps  des  fées, 
elle  vous  dirait,  sous  sa  responsabilité ,  comment  le  noble  Bou- 
chard, dont  les  descendans  épurés  furent  des  Montmorency, 
avait  choisi  pour  théâtre  de  ses  excursions  ce  plateau  montueux 
qui  part  de  Saint-Denis  et  se  circonscrit  entre  les  buttes  de 
Champlàtreux  et  l'IIe-Adam.  Bouchard  n'avait  pas  encore  de 
château  seigneurial  avec  ponts,  fossés  et  tourelles  ;  pas  de  palais, 
si  ce  n'est  celui  du  ciel ,  où  ses  collatéraux  devaient  loger  un 
jour  une  parente  divine,  protectrice  spéciale  de  leur  famille. 
Celte  parente,  on  le  sait,  fut  lout  simplement  la  sainte  Vierge , 
mère  de  Dieu ,  cousine  des  Montmorency  ;  excellente  cousine 
qui,  priant,  un  jour  d'été ,  l'un  de  ses  cousins  de  se  couvrir  de- 
vant elle,  vn  obtint  pour  réponse; — Ma  cousine,  c'est  par 
commodité. 

Bouchard,  malgré  sa  céleste  parenté  future,  ne  croyait  ni  à 
Dieu  ni  à  diable;  ce  tpii  ne  l'empêchait  pas  d'être  un  hardi 
détrousseur  de  grandes  routes.  La  nuit  venue,  il  endossait  sur 
ses  membres  velus  une  casaque  couleur  d'écorce  d'arbre,  s'ar- 
mait d'une  lance  ou  d'un  bâton  ;  et,  placé  à  la  Patte-d'Oie  de 
Saint-Denis,  limite  qu'il  ne  franchissait  jamais ,  à  cause  de  cer- 
taines précautions  de  l'abbé  du  monastère ,  ou  bien,  en  embus- 
cade sur  le  chemin  de  Beaumont  ou  de  Sentis ,  il  guettait  le 
chariot  de  vivres  se  dirigeant  vers  Paris ,  la  mule  opulente  de 
l'houune  d'église  ;  à  défaut,  le  simple  piéton,  pour  peu  qu'il  eût 
une  allure  aisée  ;  la  villageoise ,  pour  peu  qu'elle  fût  jolie. 

L'erreur  lopographique  serait  des  plus  graves  si  l'on  se  figu- 
rait le  terrain  parcouru  par  le  sire  de  Bouchard  tel  qu'il  ne  fut 
que  des  siècles  après,  coupé  de  larges  routes  ombragées  d'ormes, 
peuplé  de  jolis  hameaux,  dont  les  noms  sont  aussi  frais  que  leur 
paysage  :  Pierrefite ,  cellier  vineux  des  moines  de  Saint-Denis  ^ 

6., 


70  REVUE  DE  PARIS. 

Sarcelles,  Villiers-le-Bel ,  Épinay,  Saniiois,  EauI)onne;  lorrain 
couronné  par  Montmorency,  la  ville  des  cerises;  la  cerise! 
joyauté  que  le  temps  ne  lui  a  pas  enlevée ,  après  avoir  abattu  le 
formidable  cbàteau  de  ses  ducs. 

Bouchard  ne  voulait  être  ordinairement  accompagné  de  per- 
sonne pour  mener  à  bien  ses  entreprises  que  sauvaient  d'une 
qualification  injurieuse  des  prétextes  de  guerre;  il  allait  seul  à 
travers  des  lacs  dont  celui  d'Enghien  n'est  plus  qu'une  goutte 
oubliée,  par  des  bois  pleins  de  loups  qui  semblaient  le  connaître, 
ou  le  long  de  la  Seine,  dont  les  flots  solitaires  ne  réfléchissaient 
que  de  rustiques  cabanes  de  bûcherons.  Vainqueiu* ,  il  entraî- 
nait sa  proie  dans  sa  demeure  ;  et  là  il  la  dépouillait  jusqu'à  la 
dernière  plume,  ce  que  constatent  les  chroniques. 

Elles  racontent  des  merveilles  du  musée  de  rapines  qu'il  s'était 
composé,  grâce  à  ses  représailles  de  guerre  envers  les  alibés  de 
Saint-Denis.  II  faut  croire  que  la  poésie  de  la  tradition  aura 
fcxagéré  l'amour  de  la  collection  chez  le  redoutable  Bouchard.  II 
avait,  assure  la  chronicjue,  des  chambres  pleines  de  soutanes 
d'abbés,  ce  qu'il  appelait  plaisamment  son  concile  ;des  greniers 
encombrés  de  selles  de  chevaux,  le  long  desquels  il  aimait  à  se 
jtromcner,  comme  dans  un  jardin  de  cuir  et  dans  le  Panthéon 
de  sa  gloire.  Il  avait  encore  des  salles  comblées  de  cornes  de 
bœufs,  élevées  en  trophées ,  en  pyramides  ;  des  cornes  de  Ixeufs 
qu'il  avait  volés;  mais  sa  plus  riche,  sa  plus  étincelante,  sa 
plus  ambitieuse  pièce,  sa  salle  du  trône,  était  celle  dite  des  fers 
à  cheval.  .\ux  quatre  murs  de  cette  salle  étaient  cloués  du  haut 
en  bas,  de  long  en  large,  des  milliers  de  fers  à  cheval,  rangés 
avec  symétrie,  autre  souvenir  de  ses  guet-à-pens  nocturnes. 
Bouchard  avait  ainsi  déroulé  autour  de  lui  une  suite  d'images 
mémoratives  de  ses  conquêtes. 

La  structure  de  Bouchard  répondait  à  l'idée  qu'on  pouvait 
s'en  faire  d'après  de  pareilles  mœurs.  11  était  trapu ,  velu  et 
fourl)U ,  dit  en  maligne  assonance  un  moine  chroniqueur  de 
Saint-Denis.  Sa  force  était  prodigieuse ,  sa  capacité  celle  d'un 
loup,  sa  figure  celle  d'un  sanglier.  Il  avait  des  tourbières  de 
cils  qui  lui  cachaient  les  yeux ,  tant  ils  étaient  fournis,  et  ses 
yeux  étaient  rouilles;  sa  barbe  était  si  ati'occment  mêlée,  très 
sée,  tordue,  impénétrable  au  peigne,  qu'on  le  désignait  et  qu'on 
le  désigne  encore,  dans  les  arbres  généalogiques  des  Montmo- 


REVUE  DE  PARIS.  71 

lency.  doiil  il  est  le  tronc  robuste ,  sous  !e  nom  de  Bouchard- 
le-Jiarbn  ou  Bouchard-ù-la-Barbe-Torte. 

Barhc-'J'orte  était  la  terreur  des  environs  de  Paris.  De  Senlis 
à  Ch;ui(illy  el  de  Chanliily  à  Ponloise,  dans  ce  vaste  circuit  où 
courent  la  Seine  et  l'Oise,  sou  nom  était  susi)endu  comme  une 
flamme  au-dessus  des  chaumières.  Dans  toutes  les  transactions 
qui  avaient  lieu  pour  des  éclianjîes  de  marchandises  à  trans- 
porter, à  réi)0((ue  de  la  foire  de  Saint-Denis,  on  faisait  la  part 
de  Bouchard,  comme  on  fait  la  i)art  de  l'inondation  et  du  feu. 
C'était  un  temps  de  jululation  pour  le  vindicatif  Bouchard ,  car 
la  foire  de  Saint-Denis  était  célèbre  dans  le  monde  entier,  «i  Les 
')  marchands  s'y  rendaient  non-seulement  d(;  toutes  les  pro- 
)>  vinces  de  France ,  mais  encore  des  pays  étrangers ,  de  Saxe , 
it  de  Hongrie,  de  Lombaidie,  d'Angleterre,  d'Espagne  et  des 
Il  autres  royaumes.  )>  H  n'y  a  que  Barbe-Bleue  et  Barbe-Rousse 
qui,  ù  des  degrés  différeus  d'authenticité,  aient  laissé  une  ré- 
putation d'effroi  égale  à  celle  de  Bar])e-Torte. 

Ce  furieux  Barde-Torte  commit  tant  de  dégâts,  dépouilla  tant 
d'ai)l)és  de  leurs  soutanes ,  tant  de  chevaux  de  leurs  selles  et  de 
leurs  fers,  sans  doute  pour  compléter  sa  collection,  que  l'abiié 
de  Saint -Denis  résolut  de  s'offrir  en  sacrifice  pour  délivrer  le 
jiays  de  ce  monstre,  de  ce  minotaure,  qui  n'avait  pas  encore 
rencontré  son  Thésée. 

Sublime  dévouement  !  Mais  comment  pénétrer  dans  l'antre  du 
dragon  sans  en  être  dévoré, avantd'avoiressayé.de la  persuasion 
sur  son  esprit?  car  le  bon  abbé  ne  voulait  et  ne  pouvait  avoir 
recours  «ju'aux  armes  de  la  parole  pour  opérer  une  sainte  con- 
version dans  l'ame  de  Barbe-Torte,  ame  plus  torse  encore  <|ue 
sa  barbe;  et  pourtant  il  n'ignorait  pas  que  Bouchand  était  sans 
pitié  pour  les  hommes  d'église.  Bouchard  n'allait  ni  A  la  messe 
iii  à  confesse,  ne  faisait  ni  ses  pâques  ni  son  jubilé;  uu  vrai 
mécréant,  qui  n'était  |jas  même  le  premier  voleur  chrélieu  avant 
d'être,  pour  l'éternelle  illustration  de  sa  race,  un  des  premiers  ba- 
rons chrétiens. 

Tout  est  |»ossible  à  ceux  qui  croient.  L'abi)é  fut  inspiré  jiai' 
son  dévouement.  Habillé  eu  marchand  de  bestiaux,  il  monte  sur 
sa  mule  et  se  met  en  route  par  une  nuit  d'hiver,  chassant  de- 
vant lui  un  troupeau  de  boeufs. 

A  peine  était-il  i)arle  travers  des  propriétés  de  Barbe-Torte, 


\ 


72  REVUE  DE  PARIS. 

entre  Andilly  et  le  Plessis-Bouchaid,  qu'un  coup  de  bàlon  ferré 
le  renverse  et  l'abat  aux  pieds  de  sa  mule.  En  se  relevant,  rai)i)é 
reconnaît  Barbe-Torte.  —  Dieu  soit  béni!  Celui-ci  lui  com- 
mande de  le  suivre ,  ainsi  que  ses  bœufs.  Il  est  obéi. 

Le  saint  abl)é  ferma  les  yeux  en  entrant  dans  la  caverne  de 
Bouchard  pour  ne  pas  voir  les  fers  à  cheval,  dont  la  première 
salle  était  décorée.  Barbe-Torte,  au  contraire,  était  fier  de  les 
étaler.  Il  semblait  dire,  derrière  sou  ironique  sourire  :  —  Avant 
demain  ,  les  quatre  fers  de  ta  mule ,  mon  h()le,  seront  cloués  là  ; 
ta  selle  là-haut ,  toi  où  il  me  plaira  de  l'envoyer,  à  la  charrue  ou 
à  la  brouette.  Aucune  menace  n'émut  le  faux  marchand  de  bœufs. 

Minuit,  c'était  l'heure  du  souper  de  Barbe-Torte.  On  lui  ap- 
porta des  viandes  de  toute  espèce;  viandes  volées,  portées  dans 
des  plats  volés ,  par  des  domestiques  volés.  Bouchard  mangea 
avec  assez  d'appétit.  Au  second  couj)  qu'il  but,  il  s'informa  avec 
intérêt  si  le  commerce  des  l)esliaux  était  florissant  aux  envi- 
rons. Le  bon  ai)bé,  qui  n'entendait  rien  au  commerce  des  bes- 
tiaux ,  toussa  ;  si  la  foire  de  Saint-Denis  en  France  promeltail 
d'élre  meilleure  cette  année  :  même  indécision  de  la  part  de 
Bouchard ,  qui ,  le  regardant  de  travers ,  lui  dit  :  —  Tu  n'es 
pas  marchand  de  bœufs,  maître  rusé  ;  tu  me  trompes.  —  Si  (u 
étais  un  voleur  ! 

L'accusation  était  étrange  dans  la  l)0uclie  de  Bouchard  ;  elle 
fut  une  in-spiralion  pour  le  faux  marchand  de  bœufs,  qui,  met- 
tant sa  contiance  en  Dieu,  répondit  :  —  Oui,  je  suis  un  voleur  ! 

Barbe  Torte  pâlit. 

—  N'aie  pas  peur ,  Bouchard ,  lui  dit  ral)i)é,  qui  s'imaifinail , 
dans  l'excès  de  sa  candeur,  que  le  criminel  avait  réellement 
peur  de  lui.  N'aie  pas  peur,  répéta-t-il. 

—  Mon  vœu  est  près  de  finir,  s'écria  Bouchard  ;  voilà  ma 
peur. 

—  Quel  est  donc  ce  vœu  ? 

—  J'ai  juré  de  ne  renoncer  à  la  vie  que  je  mène  que  le  jour  où 
ce  château  venait  entrer  eu  même  temps  par  sa  porte  deux  vo- 
leurs, dont  un  saint.  Nous  sommes  entrés  cette  nuit  tous  les 
deux  par  la  même  porte. 

Tu  es  voleur  ;  mais  es-tu  saint .'  réponds  ! 
Sommé  de  répondre  s'il  était  voleur ,  ral)l)é ,  par  humilité  et 
par  espoir  de  sauver  une  ame ,  avait  dit  oui  ;  mais  avouer  au 


REVUE  DE  PARIS.  73 

mémo  prix  qu'il  était  saint  lui  semblait  un  sacrilège  ;  c'était 
jouer  gros  jeu.  11  répondit  :  —  Non  ,  je  ne  suis  pas  un  saint. 

—  Tu  m'as  sauvé  ,  reprit  Barbe-Torte.  Bois  ;  car  si  tu  eusses 
été  un  saint,  que  serais-je  devenu  ,  obligé  de  quitter  celte  vie 
dont  tu  connnais  tuut  le  prix  puisque  tu  es  du  métier ,  ou  forcé  , 
pour  la  continuer,  d'être  parjure?  Oui,  tu  m'as  sauvé.  Fêtons 
un  si  beau  moment.  Buvons  !  attends!  je  vais  cliercber  du  meil- 
leur. Nous  boirons  à  notre  santé  et  à  l'heureux  espoir  de  ne  pas 
quitter  de  si  tôt  cette  vie.  Attends-moi  ;  je  vais  à  la  cave  et  je 
remonte. 

Resté  seul,  le  prélat  songea ,  dans  l'araertuine  de  son  ame  ,  à 
l'endurcissement  de  ce  pécheur  qui  plaçait  son  salut ,  comme 
tant  de  gens  sans  religion ,  dans  l'acconiplisseinent  d'un  vœu 
impossible  à  réaliser.  Il  fut  sur  le  point  de  se  repentir  de  n'avoir 
pas  avoué  qu'il  était  un  saint.  Il  pria  jusqu'au  retour  de  Barbe- 
Torte,  qui,  en  lentrant  dans  la  salle,  fou  ,  désespéré,  hors  de 
lui,  courut  se  précipiter  aux  pieds  de  l'abbé. 

—  Oui  je  vous  reconnais  ;  vous  n'êtes  pas  un  marchand  de 
bœufs  ,  mais  ai)bé  de  Saint-Denis.  Comment  en  douter  ?  Votre 
mule  a  un  fer  d'argent  à  l'un  de  ses  sabots ,  un  fer  d'argent  !  ce 
que  les  abbés  de  Saint-Denis  ont  seuls  le  droit  de  faire  porter 
à  leur  monture. 

Mon  vœu  est  fini. 

Bouchard  Barbe-Torte  exhala  un  long  soupir. 

Sans  raisonner  le  mérite  d'une  conversion  résultant  évidem- 
ment du  vol  des  fers  de  sa  mule  qu'allait  commettre  Barbe-Torte, 
l'abbé,  attendri jusqu'auxlarmes,  pardonna  etbénitle  |)énitent. 

Bouchard  promit,  de  son  côté ,  de  vivre  en  chrétien ,  de  faire 
ses  pàques*  11  reconnut  l'abbé  de  Saint-Denis  ,  qui ,  à  son  tour, 
le  reconnut  pour  seigneur  de  Montmorency  etd'Écouen.  La  paix 
fut  faite,  du  moins  pour  quelques  années.  Les  environs,  pen- 
dant cette  trêve,  furent  à  l'abri  de  beaucoup  de  rapines. 

Du  même  couj),  l'abbé  de  Saint-Denis  passa  pour  un  saint  , 
et  Bouchard  lit  paisiblement  souche  de  premiers  barons  chré- 
tiens. 

Ce  Bouchard  ,  qui  vivait  peut-être  sous  le  roi  Robert  , 
en  91)8,  n'est  pas  assurément ,  à  moins  qu'il  n'ait  vécu  centcin- 
<|uante  ans,  le  Bouchard  dont  Louis-le-Gros  obtint  la  soumis- 
sion en  1103.  pendant  qu'Adam,  prédécesseur  de  ral)!)é  Suger, 


74  REVUE  DE  PARIS. 

dirigeait  le  gouvernement  de  ral)baye  de  Saint-Denis.  Ce  même 
al)bé  Suger  nous  apprend ,  dans  la  vie  de  Lonis-le-Gros ,  qu'un 
des  premiers  exploits  de  ce  jeune  prince  fut  d'arrêter  les  vio- 
lences de  Bouchard  de  Montmorency.  Appelé  à  l'audience  du 
roi  Pliilippe  1<"^,  au  cliàteau  de  Poissy ,  Bouchard  promit  de  ren- 
trer dans  le  devoir  et  n'en  fit  rien.  Le  prince  Louis ,  à  qui  cette 
résistance  parut  un  attentat  contre  la  majesté  royale ,  se  mit  en 
cam|)agne  avec  une  armée,  dans  le  dessein  de  dompter  le  sei- 
gneur rebelle.  Il  ravagea  ses  terres  ;  il  l'assiégea  dans  son 
clhàteau  de  Montmorency,  et  le  força  enfin  de  se  soumettre  à 
tout  ce   qu'on  voulut. 

Notre  Bouchard  était,  il  y  a  lieu  de  le  croire  par  la  confron- 
tation des  dates,  celui  dont  il  est  question  dans  une  charte  du 
roi  Roljert,  oîi  on  lit  tout  au  long  l'accommodement  de  ce  baron 
turbulent  avec  l'abbé  de  Saint-Denis.  Voici  l'origine  de  leurs 
éternels  différends  :  n  Dans  Tîle  de  la  Seine ,  proche  de  Saint- 
;i  Denis ,  il  y  avait  un  château  que  Bouchard  tenait  du  chef  de 
'1  sa  femme.  File  l'avait  eu  de  son  premier  mari,  Hugues  Bas- 
il 8eth,feudataire  deTabbaye.  Comme  ce  lieu  était  fortifié ,  Bou- 
)t  chard  prit  de  là  occasion  de  maltraiter  ses  voisins.  L'abbé  elles 
i>  religieux  de  Saint-Denis,  après  en  voir  beaucoup  souffert, 
)i  se  plaignirent  au  roi.  Ordre  de  raser  le  château  de  Basseth. 
)>  Bouchard  n'en  tint  compte.  Enfin,  Robert  et  la  reine  Con- 
11  stance  lui  permirent  de  se  fortifier  dans  Montmorency ,  à 
»  condition  qu'il  reconnaîtrait  l'abbé  de  Saint-Denis  et  ses  suc- 
)  cesseurs  pour  les  biens  qu'il  tenait  de  leur  église.  Bouchard 
'>  serait  en  outre  obligé  d'envoyer,  tous  les  ans,  aux  fêtes  de 
))  Pâques ,  deux  vassaux  qui  resteraient  comme  otage  à  l'ab- 
ii  baye,  pour  les  dégâts  qui  auraient  pu  être  commis  contre 
n  elle.  Le  contrat  fut  passé  dans  le  monastère  de  Saint-Denis.» 

Il  n'est  pasfacile  de  dresser  l'inventaire  historique  des  innom- 
brables salles  du  château  d'Écouen  ouvrant  l'une  dans  l'autre, 
glaciales  à  parcourir,  sonores  sous  les  pieds  qui  se  lassent  à  les 
mesurer ,  muettes  lorsqu'on  les  interroge.  Elles  sont  l)ien 
mortes. 

Dès  que  vous  avez  franchi  le  seuil  de  la  première  porte  et  gravi 
l'escalier  en  coliuiaçondu  premier  étage,  vous  êtes  dans  la  salle 
des  Gardes,  où  la  tristesse  du  désert  vousenveloppe.Ony  voyait 
autrefois  des  tableaux,  représentant  des  campagnes  du  grand 


UEVUE  DE  PARIS.  75 

Condé,  eiilre  autres  le  campcmentde  Villeneuve-Saint-George, 
le  siège  de  Gravelinesel  celui  deMontniédi.  Ces  tableaux  doivent 
être  aujourd'hui  dans  la  Galerie-des-Fictoires  Ag  Chantilly, 
peinte  par  Vandeniieulen.  La  salle  des  Gardes  vous  prépare  au 
sentiment  de  lugubre  viduité  quLvous  attend  plus  loin.  Passez. 
Entrez  dans  les  quatre  autres  salles.  On  se  croirait  dans  une 
hypogée  d'Egypte. 

Rien  n'offre  un  appui  àPimagination  perdue  dans  ces  solitudes 
de  murailles.  Il  n"y  a  pas  un  vieux  siège  de  chêne  où  asseoir 
(luelque  grand  vassal  pour  le  saluer  en  passant  et  lui  baiser  la 
main  ;  pas  un  lambeau  de  rideau  à  faire  crier  sur  sa  tringle  rouil- 
lée,  et  qui  laisse  à  découvert  un  lit  de  parade,  occupé  par  une 
pâle  châtelaine ,  morte  depuis  des  siècles.  Quatre  murs  blancs 
comme  une  tomlie ,  de  liantes  croisées  de  cachot ,  murées 
jusqu'aux  dernières  travées  ;  un  parquet  efHorescent  de  moisis- 
sure; des  poutres  saillantes,  décharnées,  vieux  ossemens  d'un 
squelette  de  château  j  d'immenses  cheminées  pleines  de  vent  : 
on  a  peur. 

Graduellement  l'esprit  se  familiarise  avec  ce  sépulcre,  et  on 
ose  en  toucher  les  i)arois.  Peu  à  peu,  habitués  au  jour  avare  qui 
s'échappe,  les  yeuxcroient  distinguer  quelques  nuances,  quelques 
filets  de  peinture  évanouie  derrière  la  vapeur  répandue  autour 
des  poutres;  c'est  de  l'or.  Prenez  garde  de  le  perdre.  Votre  soufHe 
l'enlèverait.  Cet  or  serpentait  autrefoisau  soleil  et  aux  flambeaux 
en'id'interminables  arabesques.  Quelles  richesses  resplendissaien  I 
donc  ici  dans  ces  appartemens,  pour  que  les  poutres  fussent 
d'or?  De  quoi  étaient  recouverts  les  murs,  le  plancher?  qui 
logeait  ici? 

En  portant  de  plus  près  mon  attention  sur  la  couche  de  plâtre 
qui  voile  les  murs ,  et  qui  est  si  peu  en  harmonie  avec  les  do- 
rures du  plafond ,  je  remarquai  des  couleurs  troubles  sous  ce 
plâtre.  Je  lavai  par  place  le  mur  et  mis  à  nu,  à  mon  grand 
étonnement,les  merveilles  d'une  fresque.  Primatice  embellit  le 
château  d'Écouen.  Primatice  a  donc  peint  ces  fleurs ,  ces  gnii-- 
landes  aux  plus  gracieux  enlacemens,  ce  jardin  vertical  sur 
lequel  pèse  un  nuage  de  chaux.  L'illusion  n'avait  plus  lien  â 
faire.  .le  vivais  au  milieu  des  pompeuses  réalités  que  j'avais  di'- 
couvertes.  En  un  instant,  et  sans  effort,  j'étendis,  par  la  pensée, 
mon  travail  autour  de  moi.  Les  poutres  dorées  s'appuyèrent  su»- 


70  REVUE  DE  PARIS. 

une  salle  royale.  La  vasle  cheminée  de  marbre  roii{;e  s'alluma  , 
les  croisées  s'ouvrirent  sur  le  i)arc,  plein  de  cerfs,  plein  d'oiseaux; 
les  faulfuils,  les  tentures  frisées  sur  fi'ise,  les  portières  de  da- 
mas ,  venues  d'Orient,  gontlées,  exhalant  le  musc,  complétèrent 
cet  ameublement.  Quand  je  me  tournai  vers  le  concierge  pour 
lui  demander  s'il  savait  <pii,  dans  les  temps  passés,  avait  occupé 
cette  salle,  j'étais  pres(pie  srtr  de  sa  réponse. 

—  Chambre  de  Madame  Claude  ,  me  dit-il. 

—  La  femme  de  François  I""",  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  monsieur. 
Je  me  recueillis. 

Le  premier  janvier  1540  ,  sous  le  règne  de  François  I" ,  Paris 
qui  était  aussi  vaste  et  aussi  peuplé  alors  qu'aujourd'ui,  s'éveilla 
aubruit  du  canon  et  descloches.  Les  ruesétaientjonchées  de  fleurs; 
peine  de  mort  à  qui  aurait  souillé  le  pavé  d'un  jet  de  paille  ;  les 
fontaines  coulaient  du  vin;  moyen  économique  pour  n'en  don- 
ner à  personne.  Aux  croisées  chargées  decurieux  flottaient  des 
tentures  de  mille  couleurs.  C'était  plus  beau  que  pour  l'entrée 
d'un  souverain  ;  on  le  croira  sans  peine ,  puisque  deux  souverains 
entraient  dans  Paris. 

L'un  était  François  I";  l'autre  n'était  pas,  comme  on  serait 
tenté  de  le  supposer,  un  roi  allié,  visitant  à  la  manière  des  an- 
ciens princes  d'Orient  un  ami  couronné.  Le  plus  dangereux 
eiHiemi  de  François  l^'' ,  son  vainqueur  sans  générosité  ^i  Pavie , 
son  tyran  implacable  à  Madrid ,  son  détracteur  en  plein  consis- 
toire de  Rome ,  son  rival  en  tout ,  excepté  en  délicatesse ,  Charlcs- 
Ouint,  empereur  d'Allemagne,  roi  d'Espagne  et  des  Indes,  pas- 
sait, monté  sur  un  beau  cheval nioreaii ,  la  porte  Saint-Antoine. 
Et  François  I"  ,  ce  qui  n'était  pas  moins  étonnant,  était  allé  à 
la  rencontre  de  Charles-Ouint  jusqu'à  Chatellault  ;  il  avaitvoyagé" 
côte  à  côte  avec  lui  jusqu'à  Paris,  et  tous  deux  y  faisaient  leur 
entrée  aux  bruyans  noels  de  la  noblesse  et  du  peuple. 

Voilà  pourquoi  les  cloches  sonnaient. 

Contre  l'avis  de  son  conseil  plus  [)rudent ,  mais  non  pas  plus 
fin  que  lui ,  Charles-Quint  avait  demandé  à  François  I<""  la  sin- 
gulière permission  de  traverser  la  France ,  afin  d'aller  apaiser 
une  révolte  qui  avait  éclaté  à  Gand  où  il  était  né,  où  il  avait  été 
baptisé  et  dont  il  se  disait  le  premier  bourgeois.  Les  tisserands 
gantois  apprii-ent  plus  tard  ce  qu'il  en  coûte  d'accorder  ans 


REVUE  DE  PARIS.  77 

rois  des  titres  de  bourjîeoisie.  Le  premier  boui-geois  fit  pendre 
cinquante  d'entre  eux  pour  sceller  la  glorieuse  pacification  de 
la  bonne  ville  de  Gand. 

Si  Charles-Quint  n'était  pas  directement  descendu  en  Alle- 
magne pour  se  rendre  à  Gand,  c'est  que  ses  finances  n'étaient 
pas  en  assez  bon  état  alors  pour  lui  permettre  de  se  montrer 
dans  son  empire  avec  la  pompe  convenable  ;  s'il  n'avait  pas 
fait  non  plus  le  trajet  par  mer  jus((u'en  Hollande ,  c'est  que 
Henri  VIll,  avec  lequel  il  n'était  plus  dans  de  bons  termes ,  de- 
puis l'entrevue  d'Aigues-Mortes ,  entretenait  une  flotte  mena- 
çante sur  les  mers  d'Allemagne  ;  et  si ,  en  dernière  ressource ,  il 
s'était  décidé  à  demander  le  passage  par  la  France,  c'est  qu'il 
savait  combien  il  flatterait  l'orgueil  de  François  I*"^  en  se  repo- 
sant sur  sa  foi  cbevaleresque.  Il  n'avait  à  redouter  que  de  n'avoir 
pas  assez  blessé  ce  souverain.  Il  pouvait  craindre  de  ne  l'avoir 
pas  suffisamment  obligé  à  se  montrer  envers  lui,  grand,  ma- 
gnanime, au-dessus  des  injures. 

Il  arriva  ainsi  que  Charle  -Quint  l'avait  prévu.  Excepté  de  le 
nommer  roi  à  sa  place ,  François  I^"'  lui  prodigua  toutes  les 
preuves  d'amitié  imaginal)les.  Les  récils  du  temps  fourmillent 
de  descriptions  de  fêtes,  d'arcs  de  triomphe,  de  mystères  joués 
dans  les  rues,  de  bals,  de  banquets,  de  largesses  au  peuple.  U  y 
a  là-dessus,  à  l'Hôtel-de-Ville  de  Paris,  trente  in-folios  avec  gra- 
vures, dédicaces  et  sonnets. 

Contradiction  étrange  !  faiblesse  des  résolutions  humaines  ! 
Une  fois  dans  Paris,  Charles-Quint  fut  surpris, dépaysé, ébloui; 
il  eut  peur  de  celte  innombrable  population ,  idolâtre  de  Fran- 
çois !«'■ ,  et  de  la  vivacité  de  laquelle  il  n'avait  jamais  eu  aucune 
idée;  population  qui  pouvait  bien,  sans  crime,  manquer  de 
générosité ,  en  se  souvenant  de  celui  qui  en  avait  eu  si  peu  pour 
le  glorieux  vaincu  de  Pavie.  Charles-Quint  perdit  la  tète  sans 
trop  le  laisser  voir  pourtant.  Sa  crainte  ne  se  manifesta ,  à  plu- 
sieurs reprises  et  en  termes  pressans .  que  par  le  vif  désir  qu'il 
ressentait  d'aller  réprimer  au  plus  vite  la  rébellion  des  Gantois. 

Il  raconta  lui-même  plus  tard  avec  beaucoup  de  franchise  le 
supplice  comique  de  sa  situation ,  lorsqu'il  se  trouva  dans  le 
guêpier  de  la  ville  de  Paris  où  il  avait  fait  naître ,  treize  ans 
auparavant,  par  la  détention  de  François  I^"^,  la  farai.ie,  la  peste, 
l'incendie  et  la  guerre  civile. 

TOME   V,  7 


78  REVUE  DE  PARIS. 

Quand  le  premier  président  du  parlement  de  Paris  le  haran- 
gua, il  s'imagina  qu'il  allait  lui  lire  l'ordre  du  roi  de  l'arrêter  , 
et  de  le  conduire  à  la  Bastille.  lien  fut  quitte  pour  être  comparé 
à  Hercule. 

En  touchant  aux  clefs  de  la  ville  que  le  prévôt  des  marchands 
lui  tendit  dans  un  plat,  il  songea  à  la  clef  de  l'Alcazar  de  Madrid 
qui  était  restée  près  d'un  an  sans  ouvrir  ù  François  I"^''.  Il  fui 
frappé  de  la  mauvaise  mine  de  ce  prévôt  ! 

Nombreuse  aux  croisées,  pendue  aux  murs,  serrée  sur  ses 
pas ,  tumultueuse,  courant  à  ses  flancs ,  lui  faisant  un  rempart 
d'une  lieue  d'épaisseur  devant ,  un  rempart  d'une  lieue  d'épais- 
seur derrière,  la  population  parisienne  l'envahit, et  il  se  vit, non 
sans  effroi,  seul  avec  François  I",  le  plus  élevé  sur  ce  socle 
hurlant.  —  Vous  possédez  une  superbe  population,  dit-il  à  Fran- 
çois I".  _ Mais  vous  n'avez  encore  rien  vu,  lui  répondit  celui- 
ci  ;— attendez. 

S'il  voyait  de  jeunes  filles  vêtues  en  nymphes  chanter  et  dan- 
ser autour  de  lui,  il  était  forcé  de  se  rappeler  (|u'il  avait  employé 
la  même  galanterie  envers  François  I'"'  pendant  les  premiers 
jours  de  sa  captivité.  Ces  jeunes  filles  lui  parurent  belles,  mais 
perfides.  Son  imagination  ébranlée  par  les  assauts  continuels 
de  la  même  préoccupation,  lui  montra  dans  chaque  habitant, 
l'acteur  convenu  de  la  comédie  dont  il  était  le  jouet.  Pourquoi 
n'avait-il  pas  préféré  le  trajet  par  mer?  Quelles  tempêtes  éga- 
laient en  péril  ces  six  ou  huit  cent  mille  rescifs  bouillonnans  ? 

A  chaque  coup  de  mousquet  qu'on  tirait  à  ses  oreilles,  en 
signe  de  réjouissance,  il  tressaillait,  et  il  regardait,  pour  se  ras- 
seoir un  peu,  François  I<=r  qui  souriait.  Évidemment  il  y  avait 
de  la  raillerie  dans  ce  sourire. 

A  la  place  Baudoyer,  un  échafaudage  sur  lequel  on  jouait  un 
mystère  s'étant  écroulé,  et  cet  accident  ayant  produit  quelque 
agitation,  il  eut  la  fatale  pensée  que  c'était  un  coup  monté  pour 
Tenlever  à  la  faveur  du  tumulte. 

A  l'Hôtel-de-Ville ,  le  corps  des  marchands  lui  ayant  offert  un 
bouillon,  il  le  but  avec  appréhension.  Il  avait  été  soupçonné, 
en  1536,  d'avoir  fait  emprisonner,  par  MontécucuUi,  le  Dau- 
phin, fils  aîné  du  roi.  Ce  bouillon  lui  parut  avoir  un  goût  étrange. 
U  était  peut-être  trop  salé. 

Enfin  arrivé  au  Louvre,  comblé  d'acclamations ,  rassasié  d'ef- 


REVUE  DE  PARIS.  79 

froi,  lise  trouva  face  à  face  avec  tous  les  capitaines  blessés, 
mutilés,  faits  prisonniers  à  la  i)ataille  de  Pavie,  avec  le  grand 
ronnétable  Anne  de  Montmorency,  contre  l'avis  duquel  cette 
l)ataiUe  avait  été  livrée,  et  dont  la  rançon  fut  estimée  cent  cin- 
•[uanle  mille  écus.  François  I^"^  les  lui  désigna  tous  par  leur 
nom.  Dans  ce  moment  sa  mémoire  effrayée  lui  rappela  qu'il 
avait  osé  dire  à  Rome ,  en  présence  du  Pape,  du  sacré  collège  , 
des  ambassadeurs  de  France  et  de  ceux  de  presque  toute  la  ré- 
publique chrétienne,  que  si  ses  soldats  et  ses  capitaines  avaient 
le  malheur  de  ressembjer  aux  capitaines  et  auxsoldats  français, 
il  irait,  les  mains  liées  et  la  corde  au  cou ,  implorer  la  clémence 
de  son  ennemi. 

Quelque  haute  idée  qu'il  eîit  de  la  loyauté  de  ces  capitaines, 
Charles-Quint  ne  découvrit  sur  leurs  ligures  martiales  qu'un 
respect  glacé. 

Il  passa  la  plus  horrible  nuit  de  sa  vie  au  milieu  des  clartés, 
des  illuminations  et  des  feux  de  joie  dont  il  était  l'objet. 

Et  comme  le  matin ,  selon  son  habitude ,  il  se  promenait  à 
cheval,  feignant  un  calme  qu'il  n'avait  pas ,  il  sentit  quelqu'un 
qui,  ayant  sauté  derrière  lui  en  croupe  ,  le  saisit,  l'atteignit  par 
dessous  les  bras,  et  lui  cria  :  —  Ah!  je  vous  tiens!  —  vous  êtes 
mon  prisonnier! 

C'en  était  fait  de  Charles-Quint.  —  En  se  retournant  —  il  vit 
un  bel  enfant  qui  riait  et  s'appelait  d'Orléans. 

Il  voulut  rire  :  mais  il  se  souvmt  qu'il  avait  retenu  ce  bel  en- 
fant en  otage  jusqu'à  l'entier  acquittement  des  promesses  jurées 
par  son  père  pour  sortir  de  la  prison  de  Madrid. 

Brûlé  par  ces  craintes  toujours  renaissantes ,  il  obtint  de 
François  1«'',  sous  le  prétexte  d'aller  le  plus  promplement  pos- 
sible apaiser  les  Gantois,  qu'il  partirait  dans  trois  jours  pour 
Gand.  Il  désira  en  outre  passer  ces  trois  jours  A  la  campagne. 
L'air  de  Paris  ne  lui  était  pas  bon. 

François  1<"^  s'empressa  de  mettre  à  sa  disposition  le  château 
de  Chantilly,  qui  appartenait  alors  au  connétable  de  Montmo- 
rency. 

Au  connétable!  recevoir  l'hospitalité  du  maréchal  de  Montmo- 
rency, qui,  quatre  ans  auparavant,  l'avait  chassé  de  la  Provence, 
comme  à  coups  de  fourche,  pendant  quelui,  le  grand  empereur, 
s'informait  avec  fatuité  combien  il  y  avait  de  journées  pour  se 


80  REVUE  DE  PARIS. 

rendre  à  Paris  ;  étouffer  cette  honte  pour  se  loger  chez  celui 
qui  lui  avait  tué  ses  meilleurs  généraux  :  Antoine  de  Lève , 
Baptiste  Gastaldo,  le  comte  de  Hornes,  Garcilaso  de  La  Véga  ! 
Pourtant  il  n'osa  refuser.  Il  partit  pour  le  château  de  Chantilly. 

Chantilly  n'est  qu'ii  sept  lieues  d'Écouen. 

La  salle  où  j'ai  arrêté  un  instant  le  lecteur  et  qui  porte  le  nom 
de  M™»  Claude,  est  changée  en  chamhre  de  conseil.  Des  géné- 
raux, des  membres  du  parlement,  les  princes  du  sang,  le  con- 
nétable de  Montmorency  et  le  roi  lui-même,  François  l",  sont 
assis  autour  d'une  table.  A  la  clarté  d'une  lampe  qui  verse  sa 
lueur  du  plafond ,  ils  délibèrent  au  milieu  du  silence  qui  règne 
dans  le  château. 

Il  s'agit  de  décider  si  l'on  retiendra  Charles-Quint  prisonnier 
en  France  jusqu'à  ce  qu'on  ait  obtenu  de  lui  la  restitution  de  la 
rançon  qu'il  fit  payer  au  roi ,  l'investiture  du  Milanais  pour  le 
duc  d'Orléans,  ou  bien  si  on  le  laissera  sottement  partir,  au 
risque  de  recommencer  avec  lui  une  guerre  ruineuse. 

La  délibération  ouverte,  François  l*""  débuta  parles  protesta- 
tions chevaleresques  passées  en  habitude  chez  lui  ;  et  il  finit  par 
dire  qu'il  ne  prétendait  pas  se  priver  dudroitde  se  plaindre  toute 
sa  vie  du  manque  de  foi  de  Charles-Quint ,  en  trahissant  la 
sienne  propre. 

—  De  chevalier  à  chevalier  ces  maximes  sont  bonnes,  s'écria 
la  duchesse  d'Étampes,quepar  une  faiblesse  blâmée  chez  Fran- 
çois I",  ce  prince  admettait  à  ses  conseils;  —  mais  de  chevalier 
à  geôlier  elles  sont  une  duperie.  Il  vous  a  tenu  dans  une  cage  où 
vous  avez  été  la  risée  du  monde.  Votre  corps  s'est  voûté,  votre 
tête  a  blanchi  dans  la  captivité.  Puis,  pour  garantie  de  la  rançon 
promise ,  il  a  demandé  vos  fils  en  otage  ;  pour  rendre  vos  fils , 
il  a  exigé  trois  bateaux  chargés  d'or,  et  des  provinces  :  puis  il  a 
voulu  toutes  vos  provinces  ;  et  sans  M.  de  Montmorency ,  nous 
serions  tous  Allemands  à  l'heure  qu'il  est.  Quatre  soldats  à  sa 
porte,  une  lettre  à  Henri  VIII,  un  ambassadeur  aux  princes  pro- 
testans;  et  ce  nouveau  Charleraagne  ne  sortira  de  la  Picardie 
qu'à  bonnes  fins.  Laissez  ensuite  crier  à  la  violation  de  l'hospita- 
lité. Vous  demanderez  à  ceux  qui  vous  accuseront  de  l'avoir 
violée,  si  vous  ne  valiez  pas  bien  la  peine  d'attirer  leur  pitié  qui 
se  tut  parce  que  vous  étiez  le  vaincu.  Vous  êtes  vainqueur,  faites  : 
on  se  taira. 


IIEVUE  DE  PARIS.  81 

Profitant  deVhésitation  qu'avilit  fait  naître  dansl'espritde  Fran- 
çois !<"■  l'opinion  de  la  duchesse  dÉtampes,le  cardinal  de  Tour- 
non  se  hâta  d'y  conformer  la  sienne.  Il  prouva  que  le  roin'avail 
pas  eu  raison  de  prendre  des  enj^ageinens  de  générosité  qui  excé- 
daient sa  puissance;  d'ailleurs  ,  qu'une  fois  hors  de  la  France, 
Charles-Quint  se  moquerait  de  la  crédulité  ajoutée  à  ses  pro- 
messes de  remboursement  etd'investilure;  que  le  peuple  de  Paris 
ne  se  montrait  déjà  que  trop  mécontent  de  ce  que  le  roi  avait 
eu  l'inexplicable  faiblesse  de  refuser  sa  protection  aux  Gantois. 

Peu  à  peu  François  l"  se  trouva  moins  chevaleresque  ;  il  con- 
sulta ses  capitaines,  qui  n'osèrent  pas  être  d'un  avis  contraire  à 
celui  de  la  duchesse  d'Étampeset  du  cardinal  de  Tournon  ;  l'une 
maîtresse,  l'autre  confesseur  du  roi. 

Ils  se  levaient  déjà  pour  montera  cheval  et  aller  s'emparer  de 
Charles-Quint,  quand  le  connétable  qui  n'avait  encore  rien  dit. 
parla  : 

—  Je  ne  connais  pas  d'empereur,  pas  d'homme  plus  astucieux 
que  Charles  d'Autriche,  plus  faux  que  lui  ;  il  a  l'ame  d'un  lans- 
quenet et  le  cœur  d'un  reître  ;  il  vend  le  pape  aux  Éleclcurs,  les 
Électeurs  au  pape,  deux  ou  trois  fois  j)ar  an;  il  a  trois  récoltes 
de  trahison,  comme  mes  paysans  de  leur  foin. 

Il  ne  sait  vaincre  que  par  les  autres.  Il  lui  a  fallu  l'épée  d'un 
Français  pour  triompher  des  Français;  il  spéculesur  les  prison- 
niers comme  un  boucher  sur  la  chair  ;  il  fait  la  guerre  pour 
avoir  des  rançons  :  c'est  son  métier.  Il  n'est  pas  un  de  nous  qui 
n'ait  à  se  plaindre  des  souffrances  qu'il  lui  a  fait  subir  dans  la 
captivité  ;  abhorré  des  Allemands,  des  Espagnols,  des  Italiens , 
des  catholiques,  des  réformés,  du  ciel  et  de  la  terre,  il  prend  l'ar- 
gent des  uns  pour  faire  couler  le  sang  des  autres 

—Eh  bien  !  qu'altendons-nous  ?  s'écrièrent  tous  les  membres  du 
conseil  à  ces  paroles  du  connétable  ;  partons  et  emparons-nous- 
en 

—  Eh  bien  !  plus  lâches  que  lui  seraient  ceux  qui,  trahissant 
l'hospitalité,  toucheraient  à  un  lîl  de  son  pourpoint.  Ne  comparons 
pas  deux  positions  différentes,  madame  laduchesse,  monsieur  le 
cardinal,  sire.  A  Madrid  vous  étiez  son  prisonnier,  sire.  C'est 
chancede  guerre,  et  droit  du  vainqueur.  Êtes-vous  son  vainqueur, 
rtes-vous  en  guerre  avec  lui?  Non.  11  est  menteur  à  sa  parole... 
Que  Dieu  le  juge  :  il  est  votre  hôte  ;  il  a  brûlé  Rome ,  que  Dieu 

7. 


82  REVUE  DE  PARIS. 

le  frappe  ;  il  est  votre  hôte.  Permettez  encore ,  sire.  Charles  a 
avec  lui  un  de  ses  capitaines.  Ce  capitaine  m'a  ouvert  le  crâne 
d'un  coupd'épée,  et  brisé  l'épaule  d'un  couj»  de  pistolet,  sur  le 
champ  de  bataille  de  Pavie.  Irai-je  aujourd'hui  dans  le  parc  de 
Chantilly,  le  lier  à  un  arbre  pour  lui  ouvrir  la  tête  et  lui  casser  le 
bras?  —  Si  jamais  je  le  rencontre  face  à  face  à  la  guerre,  j'ac- 
quitlerai  ma  dette:  mais  ici,  sur  mes  terres,  sous  ma  tente,— 
protection  et  sauve-garde  !  —  Je  vous  imite,  sire  !  soldai,  je 
fais  pour  un  soldat  ce  que  roi  vous  ferez  pour  un  roi. 

Tandis  que  la  discussion  s'échauffait  ainsi  dans  le  château 
d'Écouen ,  respirant  sous  le  beau  ciel  de  la  Picardie ,  Charles- 
Quint  comptait  les  heures  qui  le  séparaient  du  moment  de  son 
départ.  S'il  n'avait  craint  d'être  arrêté  en  route ,  il  serait  parti 
de  Cliantilly,  au  milieu  de  la  nuit,  tant  il  était  peu  rassuré 
sur  l'issue  de  sa  résidence  en  France.—  Chaque  bruit  qu'il  enten- 
dait le  faisait  tressaillir.  — 11  n'avait  pas  moins  joué  que  sa  cou- 
ronne de  Flandre  et  d'Italie  dans  cette  témérité  tout  au  plus 
pardonnable  à  l'étourderie  de  François  1".  —  Puis  le  ridicule 
d'être  pris  au  piège  dressé  par  lui-même!  En  s'inlerrogeant ,  il 
n'osait  se  rejeter  sur  la  bonne  foi  de  son  hôte.  —  11  pensa  qu'il 
était  peut-être  dans  la  prison  qu'on  lui  destinait;  que  déjà  les 
cavaliers  gardaient  les  portes  et  les  grilles. 

Erreur  de  son  imagination  exaltée  par  la  i»eur  ou  réalité ,  il 
vit  passer  devant  ses  fenêtresun  homme  couvert  d'une  cuirasse, 
armé  d'une  longue  épée  ,  et  s'acheminant  vers  la  porte  de  sou 
appartement.  Il  se  leva.  —  Ce  n'était  pas  une  illusion.  Quand 
cet  homme  se  trouva  devant  lui,  —  il  se  découvrit  avec  respect, 
et  se  nomma. 

C'était  le  connétable  Anne  de  Montmorency. 

—  Sire,  dans  le  conseil  du  roi  qui  vient  de  se  tenir  dans  mon 
château  d'Écouen,  il  a  été  discuté  si  l'on  vous  retiendrait  prison- 
nier en  France  ou  si  l'on  vous  laisserait  partir. 

L'avis  du  roi  a  été  qu'on  vous  laisserait  libre. 

Le  mien  qu'on  devait  vous  retenir  prisonnier. 

Charles-Quint  frémit. 

—En  donnant  ce  conseil,  j'ai  rempli  mon  devoir  de  sujet. 

En  vous  en  faisant  part,  je  remplis  celui  de  votre  hôte. 

Sire,  tenez-vous  pour  averti. 

Charles-  Quint  partit  le  lendemain  de  Chantilly. 


REVUE  DE  PARIS.  83 

Ou  sait  qu'il  ne  lui  arriva  rien ,  —  qu'il  parvint  sain  et  sauf  à 
Gand,  où  il  n'exécuta  aucune  des  promesses  qu'il  avait  jurées, 
mais  où  son  premier  soin  fut  de  priver  la  ville  de  ses  privilèges, 
après  avoir  fait  trancher  la  tète  à  cinquante  maîtres  tisserands 
qui  étaient  bourgeois  comme  lui. 

Le  connétable  fut  disgiacié. 

Depuis  qu'il  n'y  a  plus  en  France  de  grandes  familles,  à  pren- 
dre cette  expression  dans  le  sens  de  large  confédération  qu'elle 
])rèsentait  autrefois,  le  souvenir  s'est  perdu  de  l'influence  dont 
elles  jouissaient  dans  l'état  ;  et  par  suite  la  mémoire  des  bons 
services  ([ui  justifiaient  cette  influence.  On  ne  sait  plus,  et  c'est 
de  l'ingratitude  autant  que<}e  l'ignorance,  ce  que  ces  familles 
tenaient  en  réserve  de  force,  d'intelligence ,  de  fidélité  et  d'union, 
pour  venir  en  aide  au  pays,  quHod  il  était  compromis  soit  par 
les  atteintes  de  Télranger,  soit  par  les  empiétemens  du  souve- 
rain. Le  peuple  est  aujourd'hui  l'unique  appui  des  royautés:  je 
souhaite  que  la  confiance  ne  soit  pas  mal  placée  ;  mais  si  l'on  ne 
faisait  rien  pour  le  peuple  alors,  c'est  qu'on  s'en  passait; il  n'é- 
tait jamais  appelé  à  partager  les  fatigues  ni  les  dangers  de  la 
guerre,  cette  situation  violente  et  pourtant  continuelle  de  la 
constitution  française.  Aux  gentilshommes  exclusivement  était 
dévolu  le  périlleux  privilège  de  mourir  pour  défendre  le  terri- 
toire ,  pour  l'agrandir,  pour  en  chasser  l'étranger.  Du  Rhin  aux 
Pyrénées ,  de  la  Méditerranée  à  l'Océan,  le  peuple  n'a  pas  con- 
quis au  pays  un  pouce  de  terre  au  prix  de  son  sang.  C'est  re- 
grettable ,  mais  c'est  ainsi.  La  France  est  la  conquête  des  gen- 
tilshommes. 

.\nne  de  Montmorency,  qui  fit  hàtir  Écouen  ,est  le  formidable 
représentant,  s'il  en  est  la  personnification  expirante ,  de  cette 
assistance  infatigable,  toujours  en  haleine,  quelquefois  brutale, 
qu'avait  la  noblesse  à  la  disposition  de  la  royauté.  Il  réunit  les 
fières  et  rudes  vertus  du  soldat,  du  vassal,  du  négociateur, du 
prince  et  de  l'ami.  11  naît  presque  la  même  année  que  son  roi , 
en  signe  de  la  fraternité  qui  l'attachera  à  lui.  Ce  roi  est  François 
l" ,  le  dernier  souveram  en  qui  la  valeur  personnelle ,  le  cou- 
rage isolé  soient  encore  utiles  au  moment  où  ils  vont  dispar^tre 
pour  toujours,  et  faire  place  à  la  lutte, des  armées.  Le  roi  et  le 
baron  sont  de  taille  à  fermer  la  carrière.  Celui-là  a  six  pieds  ; 
celui-ci  oblige  un  cheval  à  ployer  en  le  pressant  des  genoux. 


84  REVUE  DE  PARIS. 

Marjgnan,  la  bataille  des  géans,  les  voit  combattre  tous  deux  , 
et  demeurer  vainqueurs  ;  Pavie  les  ramasse  tous  deux  vaincus 
et  prisonniers. 

Un  moment,  il  n'y  a  plus  de  roi  en  France:  Charles-Quint  re- 
tient en  prison  François  le"-  qui  va  mourir.  Montmorency  vend 
pour  cent  cinquante  mille  écus  de  terre,  se  rachète ,  vient  à 
Paris  et  gouverne.  Tout  ce  qui  eut  lieu  de  désisif  contre  l'é- 
tranger qui  essaya  de  profiter  de  l'absence  du  roi  pour  entrer 
en  France  fut  l'œuvre  de  Montmorency.  Il  régna  près  d'un  an. 
François  I",  au  retour  de  sa  captivité,  nomma  Montmorency 
grand-maître  de  France;  il  serait  tout  aussi  exact  de  dire  que 
Montmorency  nomma  François  I"  roi  de  France  ,  au  retour  de 
sa  captivité. 

Comme  toutes  les  supériorités,  qui  n'ont  que  faire  des 
petits  suffrages  du  cœur  ,  il  ne  fut  jamais  aimé  ;  il  ne  parut  à 
la  cour  que  pour  chasser  les  courtisans  du  revers  de  son  gan- 
telet. Il  préférait  à  la  cour  son  château  d'Écouen  ,  retraite  soli- 
taire, oîi  il  lisait  Plutarque,  plantait  des  chênes  et  causait, 
assis  par  terre  ,  avec  ses  vassaux.  Des  années  s'écoulaient  sans 
qu'il  allât  au  Louvre.  Entouré  de  sa  maison,  composée  de  la 
Heur  de  la  noblesse  militaire ,  il  présidait ,  avec  une  simplicité 
pleine  de  religion,  aux  travaux  dont  il  embellissait  sa  demeure. 
II  faisait  construire  par  Bullant  et  décorer  par  Jean  Goujon  une 
merveilleuse  ciiapelle ,  [leinte ,  sculptée ,  dorée  et  ciselée  comme 
les  basiliques  de  l'Orient.  Après  trois  cents  ans ,  sa  gracieuse 
austérités  la  protège  encore.  Aux  murs  il  supendait  une  Cène  de 
Léonard  de  Vinci  et  laFemvie  adultère,  par  .1.  Beiin.  Bernard 
Palissy  coulait  avec  sa  terre  cuite,  sur  un  pavé  de  faïence  ,  tous 
les  Actes  des  apôtres.  Quand  le  dimanche  sonnait,  il  s'agenouil- 
lait devant  l'autel  de  cette  chapelle, avec  sa  famille,  ses  artistes 
et  ses  gentilshommes.  Et  ce  devait  çtre  d'un  aspect  !)ieux  que 
cette  prière ,  sévère  distraction  du  château  ,  faite  suus  ces  voû- 
tes aux  pendantifs  dorés ,  sur  ce  pavé  bleu  et  jaune,  par  le  pre- 
mier baron  chrétien  et  sa  femme ,  Madelaine  de  Tende ,  fille  des 
Lascaris ,  empereurs  de  Constanlinople, 

Quand  il  sortait  de  son  château  d'Écouen  ,  ce  n'était  que  pour 
aller  représenter  le  roi  de  France  auprès  dellenrivill ,  ou  pour 
mesurer  sa  longue  épée  avec  les  armées  de  Charles-Quint, 
auquel  rien  ne  manquait  pour  abaisser  la  gloirede  François  I<"" , 


REVUE  DE  PARIS.  85 

ni  les  troupes  ,  ni  l'or ,  ni  les  capitaines  ,  —  les  meilleurs  capi- 
taines du  temps  ,  Antoine  de  Lève,  le  duc  d'Albe,  Fernand  de 
Gonzague,  André  Doria.  Au  comble  de  sa  puissance ,  envieux  de. 
réaliser  son  rêve  de  domination  ,  qui  était  d'unir  le  raidi  de  la 
France  à  ses  états  d'Italie  et  d'Espagne,  Charles-Quint  opéra 
une  descente  en  Provence.  Le  voilà  en  France,  à  quelques 
journées  de  marche  de  la  capitale.  Quand  tous  les  plans  de  dé- 
fense sont  reconnus  impuissans  pour  repousser  l'étranger,  on 
appelle  Montmorency.  Chargé,  dès  ce  moment,  de  la  res- 
ponsabilité entière  du  pays,  il  s'établit  dans  le  comtat.  Là,il 
commence  un  plan  d'attaque  dont  les  moyens  épouvantent  par 
leur  désespoir  ;  il  rase  tout  ce  qui  s'élève  sur  le  sol;  il  coupe 
les  forêts,  abat  les  bourgs,  passe  le  râteau  ,  fait  courir  la 
flamme  sur  les  moissons,  arrache  les  plantes;  il  ne  laissedebout 
que  des  soldats  auxquels ,  sous  peine  de  mort,  il  défend  de  tirer 
un  seul  coup  de  fusil ,  et  que  des  arbres  chargés  de  fruits  mûrs  : 
c'était  pendant  l'été;  puis  il  consigne  le  roi  dans  sa  tente,  se 
retire  dans  la  sienne  et  attend.  L'attente  dura  plusieurs  mois. 
L'impétuosité  française  l'accuse  enfin  de  faiblesse ,  d'ignorance , 
de  lâcheté  presque;  car  l'empereur  avance  toujours:  il  est  par- 
tout ,  à  Arles ,  à  Toulon ,  à  Marseille.  François  I" ,  qui  bouil- 
lonne dans  sa  cuirasse ,  se  mêle  au.x  clameurs  soulevées  contre 
Montmorency  ;  il  veut  se  battre  ,  il  écrit  au  maréchal  qu'il  n'a 
pas  une  épée  pour  remplir  la  charge  d'un  commissaire  de 
vivres.  —  Vous  ne  vous  battrez  pas  ,  répond  froidement  Mont- 
morency. Malheur  à  qui  touchera  à  un  cheveu  de  l'ennemi  ! 
malheur  à  qui  cueillera  un  des  fruits  mûrs  qui  pendent  aux 
arbres  ! 

Enfin,  accablés  par  six  mois  de  chaleur ,  les  soldats  del'empe- 
reur  se  jettent  sur  la  seule  nourriture  qui  leur  a  été  laissée,  au 
milieu  d'une  contrée  torride ,  sans  ombre  ,  sans  abris  ;  ils 
mangent  des  fruits,  dorment  au  soleil  et  meurent  au  même 
instant.  Ces  fruits  les  ont  tués  ;  vingt  mille  cadavres  jonchent 
les  routes;  le  reste  regagne  l'Espagne,  mutilé  dans  la  plus  désas- 
treuse retraite  qui  ait  jamais  été  exécutée. 

La  France  est  sauvée  !  c'est  à  Montmorency  qu'on  le  doit.  A 
tant  de  gloire  sans  exemple,  il  manquait  une  récompense  plus 
précieuse  que  celle  de  connétable  :  la  disgrâce  !  Il  l'obtint.  Sa 
probité  antique,  on  l'a  vu,  s'étant  révoltée  au  projet  de  la 


86  REVUE  DE  PARIS. 

cour,  qui  avait  résolu  de  retenirCharles-Quint  prisonnierà  son 
passage  en  France,  il  fut  perdu  dans  le  cœur  des  favoris. 
Comme  il  n'avait  encore  servi  le  roi  que  depuis  trente-cinq  ans, 
il  attendit  qu'un  autre  roi  le  relevât  de  l'exil.  Pendant  sa  dis- 
grâce,  les  empereurs  d'Orient  lui  envoient  des  ambassades.  Sur 
la  route  d'Écouen ,  les  tigres  de  Dragut  et  les  lions  de  Soliman 
se  croisent  pour  aller  s'offrir  en  hommage  au  premier  baron 
chrétien.  Du  haut  de  son  perron  de  pierre,  il  salue  les  noirs 
envoyés  d'Afrique,  comme  s'il  s'appelait  Richard  Cœur-de-Lion. 
Des  lèvres  basanées  baisent  son  gantelet  de  fer. 

Mais  la  chevalerie  s'en  va  ,  et  il  s'en  va  aussi  ;  n'ayant  plus 
rien  à  démêler  ici-bas  avec  les  guerres  qui  se  font  par  peupla- 
des, par  multitudes,  à  la  distance  de  la  mitraille,  et  où  le 
mathématicien  est  plus  fort  que  le  brave  ,  où  les  chevaux  ont 
la  moitié  du  courage  du  cavalier.  Il  tombe  à  Saint-Quentin  : 
mais  la  blessure  qu'il  reçut  à  la  hanche  fut  moins  grave 
que  celle  dont  il  éprouva  la  douleur  en  arrivant  à  la  cour. 
Sa  défaite  lui  fut  imputée  à  crime.  François  II  le  relégua 
plus  tard  à  Chantilly.  Ceci  ne  le  décourage  point  ;  il  n'a 
encore  servi  que  cinquante  ans  la  monarchie ,  il  n'a  versé  son 
sang  que  pour  trois  rois,  François  I'^'',  Henri  II ,  François  II; 
son  compte  n'y  est  pas.  Charles  IX  monte  sur  le  trône,  et  la 
guerre  civile  commence.  Jusqu'ici  nous  n'avons  vu  que  le 
baron,  le  chrétien  va  se  montrer, et  terrible  il  se  montrera  contre 
l'erreur,  qu'il  combattra  avec  plus  d'énergie  que  de  lumière.  Il  n'a 
que  soixante-huit  ans  ,  le  grand-connétable,  et  il  ne  prévoyait 
pas  alors  que  des  philosophes  au  boisseau  ne  verraient  un  jour 
dans  la  Sainte-Barthélémy  qu'une  guerre  entreprise  pour  forcer 
les  réformés  à  aller  à  la  messe.  Les  réformés ,  et  il  les  jugeait 
bien,  étaient  ces  rebelles  qui,  de  tout  temps  ,  ont  levé  le  dra- 
peau démocratique  contre  l'autorité  établie.  Les  calvinistes 
étaient  un  parti  politique  et  non  un  parti  religieux.  Il  s'agissait 
bien  de  les  endoctriner,  eux,  qui  avaient  à  leur  tête  les 
meilleurs  hommes  de  guerre,  qui  occupaient  militairement 
Lyon  ,  Rouen  ,  Blois ,  Tours ,  Bourges  ,  Angers ,  La  Rochelle , 
Montauban ,  Nîmes ,  MontpeUier ,  Castres ,  Grenoble ,  Châlons , 
Màcon ,  le  Havre ,  Dieppe ,  Caen  !  Fallait-il  tant  de  villes  pour 
prêcher  et  rompre  du  pain ,  au  lieu  de  communier  sous  les 
apparences  ?  Les  calvinistes  voulaient  régner ,  asseoir  un  roi  de 


REVUE  DE  PARIS.  87 

leur  coiniminion  sur  le  trône;  n'était-ce  pas  là  de  la  politique, 
un  parti  politique,  des  révoltés  politiques  ?  La  Saint-Barlhélemy  , 
qui  les  extermina  ,  fut  un  acte  de  fatale  prudence,  blâmable, 
car  l'assassinat  ne  se  justifie  jamais ,  mais  concevable ,  car,  quel- 
ques années  plus  tard,  les  protestans  auraient  fait  une  Saint- 
B.uthélemy  de  catholiques. 

Le  connétable  ne  vécut  pas  d'ailleurs  jusqu'à  cette  funeste 
époque  ;  mais  il  n'en  mourut  pas  moins  comme  il  devait ,  pour 
la  défense  du  pays,  tout  troublé  par  des  prétextes  de  religion.  A 
soixante-quatorze  ans,  il  prend  ses  armes  pour  se  rendre  dans 
la  plaine  de  Saint-Denis ,  et  y  combattre  Condé  à  la  tète  des  re- 
belles ,  des  calvinistes.  Blessé  sept  fois  à  la  tête,  et  son  épée 
sanglante  et  pendante  au  poignet ,  il  reçut  dans  les  reins  un 
coup  de  pistolet  d'un  Écossais ,  nommé  Robert  Stuart.  Il  en 
mourut;  il  mourut  bien.  Un  gentilhomme  ne  devait  finir  que 
de  la  main  d'un  homme  du  peuple;  le  serviteur  de  la  royauté 
tomba  sous  le  coup  de  l'homme  de  la  révolte:  le  baron  chrétien 
fut  tué  par  le  démocrate  protestant.  Cette  belle  mort  a  un  sens 
tristement  historique,  elle  estune  figure  de  la  décadence  monar- 
chique. 

Le  siècle  suivant ,  on  trancha  impunément  la  tête  à  un  autre 
Montmorency. 

Le  siècle  d'après,  un  autre  Montmorency  vint  déchirer  ses, 
litres  à  la  barre  du  peuple. 

Ces  trois  fins  sont  à  méditer.  — Le  dernier  Montmorency  est 
plus  cruel  que  Louis  XIII  et  Robert  Stuart.  Il  ne  tue  pas ,  il  ne 
décapite  pas  les  siens  :  il  les  nie. 

Et  comme  je  reportais  une  dernière  fois  mes  regards  sur  ces 
murs  qui  n'avaient  plus  pour  moi  leur  triste  nudité ,  une  horrible 
inscription  vint  flétrir  mes  plus  belles  fresques.  Je  lus  au-dessus 
d'une  guirlande  :  Section  Marat. 

Pendant  la  révolution,  se  hâta  de  me  dire  M.  Bernard,  té- 
moin de  mon  désenchantement,  les  patriotes  des  environs  ayant 
fait  un  club  du  château,  donnèrent  le  nom  de  section  Marat  à 
cette  salle,  celui  de  section  Couthon  à  la  suivante:  ainsi  des  autres. 

J'aurais  payé  cher  en  ce  moment  pour  voir  comment  pouvait 
être  construit  un  patriote  de  Sarcelle  ou  de  Villiers-le-Bel. 

Et  quelle  est  cette  pipe  dessinée  en  noir  sur  le  mur?  Est-ce 
encore  un  emblème  patriotique  ? 


88  REVUE  DE  PARIS. 

—  C'est  un  passe-temps  de  vélite. 

—  Bien  !  monsieur  Bernard.  La  salle  où  nous  sommes  a  donc 
successivement  appartenu  à  une  reine,  à  des  républicains  et  à 
des  militaires  en  garnison  ? 

—  Et  à  M""»  Carapan,  ajouta  M.  Bernard,  qui  la  transforma 
en  dortoir  :  tenez,  la  place  des  lits  y  est  encore. 

Je  vis  en  effet  de  distance  en  distance,  indiquée  par  des  places 
rouges  sur  le  reste  des  carreaux  déteints ,  l'empreinte  des  lits 
en  fer  qui  garnissaient  la  salle. 

Amesure  que  je  m'initiais  aux  vicissitudes  de  cet  apparte- 
ment ,  il  me  semblait  que  j'assistais  à  la  lecture  des  mémoires  de 
quelque  aventurier  de  haut  renom ,  tantôt  reçu  à  la  cour,  tan- 
tôt vivant  avec  les  brigands,  tantôt  dans  un  hôpital. 

—  Je  ne  pense  pas,  monsieur  Bernard  ,  que  ce  nombre  80  , 
tracé  sur  la  porte,  ait  également  sa  signification  historique. 

—  Mille  pardons ,  monsieur ,  ce  chiffre  indique  le  nombre  de 
soldats  russes  que  la  salle  pouvait  contenir. 

—  Des  soldats  russes  dans  les  dortoirs  de  M™e  Campan  ! 

—  Quand  les  étrangers  vinrent  à  Paris  ,  on  eut  un  instant  le 
projet  de  caserner  des  Russes  au  château  :  mais  M.  le  prince  de 
Condé  ,  qui  était  rentré  en  possession  d'Écouen ,  s'y  opposa ,  et 
le  château  ne  reçut  pas  de  garnison. 

D'abord  je  n'avais  rien  vu  dans  l'appartement  ;  maintenant 
je  perdais  le  souvenir  de  toutes  ces  résidences  amoncelées. 

—  Monsieur  Bernard ,  qui  donc  a  fait  effacer  les  belles  fres- 
ques des  murs? 

—  C'est  Napoléon ,  afin  que  la  pudeur  des  élèves  de  M™«  Cam- 
pan ne  fût  pas  blessée. 

—  lia  donc  blanchi  tout  le  château? 

—  Tout  le  château,  trente  ou  quarante  salles. 

—  La  pudeur  de  l'empire  nous  coûte  un  peu  cher. 

Étrange  intérêt  qu'inspire  ce  château  à  ceux  qui  le  possè- 
dent. Aux  Condé?  un  Condé  renverse  un  corps  de  bâtiment  ;  à 
la  république?  la  république  brise  les  statues  et  déshonore  les 
salles  ;  à  l'empire  ?  l'empire  badigeonne  les  murs.  Fasse  le  ciel 
que  M.  le  duc  d'Aumale  n'ait  pas  l'heureuse  inspiration  de  chan- 
ger le  château  en  usine  ! 

Dans  cette  même  salle ,  il  y  avait  autrefois  l'écusson  en  faïence 
de  Palissy ,  le  glorieux  écusson  de  Montmorency.  Brisé  à  coups 


REVUE  DE  PARIS.  89 

de  hache  par  les  révohitioiinaires  de  93,  il  fut  remis  en  place  et 
rajusté  par  les  carreleurs  de  la  restauration.  Seulement  ceux-ci 
!e  descendirent  à  l'étage  inférieur ,  et  ils  le  collèrent  au  hasard , 
de  telle  sorte  que  les  alérions  sont  en-dehors  de  l'écu  ,  et  que  le 
grand  cordon  est  haché  par  bribes.  Pour  nous  servir  d'un  terme 
d'imprimerie ,  les  armes  des  Montmorency  sont  en  pâte.  Eux- 
mêmes  s'y  i-etrouveraient  difficilement.  Involontairement ,  l'inci- 
dent de  l'écu  nous  rappela  un  incident  de  la  famille. 

Possesseurs  glorieux  du  plus  beau  nom  de  la  noblesse  euro- 
péenne, les  Montmorency  ne  se  doutaient  guère  sous  la  restaura- 
lion  qu'il  existait  en  Angleterre  ,  au  fond  d'un  canton  pierreux 
de  l'Irlande,  une  famille  aussi  antique,  aussi  illustre,  aussi  re- 
nommée que  la  leur.  Ou  cela  est  contestable ,  avaient  à  répondre 
les  Montmorency  en  apprenant  cette  nouvelle,  ou  cette  famille 
est  la  nôtre.  C'était  la  leur,  ce  qu'ils  ne  contestèrent  pas  moins. 
L'étonnement  valait  avant  tout  un  démenti.  11  fut  donné. 

'^^oici.  En  1828  ,  parut  un  ouvrage  intitulé  :  Les  Montmo- 
rency de  France  et  les  Montmorency  d'Irlande,  ou  Précis 
historique  des  déjnarches  faites ,  à  l'occasion  de  la  reprise  du 
nom  de  ses  ancêtres  par  la  branche  de  Mont  mot  ency-Marisco- 
Morrès,  par  le  chef  de  cette  dernière  maison  ,  avec  la  généalo- 
gie complète  et  détaillée  des  Montmorency  d'Irlande.  Si  ce  livre 
eût  paru  il  y  a  deux  cents  ans,  toutes  les  cours  d'Europe  eussent 
été  attentives  à  la  discussion  qu'il  eiit  fait  naître.  Les  juges  d'ar- 
mes d'Irlande,  d'Ecosse,  d'Allemagne,  de  France  et  de  Portugal, 
eussent  couvert  les  routes  de  courriers.  Les  plus  vieux  arbres 
généalogiques  auraient  frémi  dans  leurs  plus  hautes  feuilles. 
Le  Monasticon  se  fût  fermé  de  lui-même.  DHozier  en  eût  perdu 
le  sommeil.  11  n'y  a  pas  d'exagération  là-dedans  ;  un  homme 
qui  serait  venu  dire  à  Louis  XIV  :  <i  Je  suis  votre  frère  aîné  , 
Bourbon  autant  que  vous,  et  Bourbon  avant  vous,  )>  n'aurait 
été  guère  plus  hardi  que  celui  dont  la  prétention  ne  s'élevait 
pas  à  moins  qu'à  se  proclamer  Montmorency  en  face  des  Mont- 
morency. 

Cette  prétention  n'a  pourtant  soulevé  aucune  rumeur  en  Eu- 
rope, ni  même  dans  le  faubourg  Saint-Germain,  au(iuel  on 
révèle ,  peut-être  pour  la  première  fois ,  qu'un  étranger  de  par- 
delà  la  Manche  a  demandé  à  faire  ses  preuves  et  les  a  faites  , 
pour  avoir  le   droit  de  porter,  en  France  ,  le  nom  ,  le  titre  et 

8 


90  REVUE  DE  PARIS. 

les  armes  des  Montmorency,  aussi  bien  que  s'il  n'eût  jamais 
cessé  d'être  gouverneur  pour  le  roi  de  France  on  ses  provinces, 
ou  connétable. 

Rien  ne  s'est  passé  plus  paisiblement  que  le  conflit  de  fflmille 
élevé  au  sujet  de  la  requête  de  M.  Marisco-Morrès  ,coIonel ,  en 
1814,  au  service  de  la  France  auprès  de  Louis  XVIII.  La  petite 
poste  a  dérobé  l'éclat  de  la  contestation  qui ,  du  sac  de  cuir  au 
facteur,  est  tombée  dans  les  cartons  des  archives  du  royaume, 
d'où  il  m'a  été  permis  de  l'exhumer ,  grâce  à  la  précieuse  com- 
plaisance de  notre  grand  historien ,  M.  Michelet. 

On  ne  saurait  être  plus  loyal  que  M.  Morrès,  lorsqu'il  sollicite, 
pièces  en  mains ,  l'honneur  de  porter ,  sans  usurpation ,  le  nom 
des  premiers  barons  chrétiens  ;  on  ne  saurait  être  plus  poli  que 
MM.  de  Montmorency  en  refusant  cette  faveur  à  M.  Morrès.  De 
part  et  d'autre  on  sent  la  prudence  la  plus  adroite  à  ne  pas  lais- 
ser pénétrer  dans  le  public  le  bruit  d'une  dispute  née  un  siècle 
tr<}p  tard.  Les  champions,  en  habit  noir, en  gants  blancs, sans 
cuirasses ,  se  défient  à  voix  basse  ;  ils  ne  s'appellent  pas  en  champ 
clos ,  mais  sur  la  lice  parquetée  du  cabinet  ;  enfin  ,  ils  ne  s'en 
remettent  pas  au  jugement  de  Dieu  pour  prononcer  sur  leurs 
différends,  mais  à  celui  d'un  savant  obscur,  garde  général 
des  archives  du  royaume ,  à  M.  de  La  Rue ,  qui  décide  :  »  Qu'il 
)>  lui  est  bien  démontré  que  la  maison  de  Morrès,  alliée  con- 
)i  stamment  aux  premières  familles  d'Irlande  et  d'Angleterre  , 
1)  est  une  branche  de  l'illustre  race  des  Montmorency,  n 

Tout  est  merveilleux  de  surprise  dans  ces  deux  races  de  Mont- 
morency ,  qui,  après  huit  cents  ans  de  séparation,  se  trouvent 
face  à  face ,  n'ayant  jamais  soupçonné  leur  existence  récipro- 
que. Ce  sont  deux  hémisphères,  il  faut  «pie  l'un  découvre  l'au- 
tre. Séparées  par  une  invasion,  celle  des  Normands  en  Angle- 
terre, en  106G,  une  autre  invasion  les  rapproche,  celle  des 
Anglais  en  France  en  1814.  Pendant  huit  cents  ans,  l'une  s'il- 
lustre en-deçà ,  l'autre  au-delà  du  détroit,  sans  se  voir,  et 
pourtant  avec  émulation  ,  comme  si  elles  rivalisaient  pour  un 
but  caché  qui  doit  un  jour  se  découvrir.  Même  vaillance  d'un 
côté  que  de  l'autre.  On  ne  sait  dire  qui  frappe  le  plus  fort,  de 
l'épée  à  deux  mains,  ou  delà  hache  de  fer  de  l'Irlandais.  Les  Mont- 
morency français  ont  des  tombes  sur  les  couvercles  desquelles 
ils  dorment,  couchés  avec  leuis  cuirasses,  leurs  barbes  sur 


REVUE  DE  PARIS.  91 

leur  poitrine,  leurs  gantelets  ;  les  Montmorency  irlandais  ont 
aussi  leurs  chevaliers  étendus  sur  des  tombes.  Ici  le  château  des 
Montmorency  français,  là  ,au  bord  de  la  mer  ,  le  château  des 
sauvajjes  Montmorency  d'Irlande. 

Ayant  acquis  une  fois  le  droit  d'être  Montmorency  en  France 
aussi  bien  qu'en  Irlande,  M.  Marisco-Morrès  aura-t-il  prétendu, 
comme  un  Montmorency  de  ses  aieux,  entrer  en  guerre  avec  les 
bai'ons  de  Dammartin?  Mais  où  sont  les  barons  de  Damraartin? 
Aura-l-il,  comme  un  autre  Montmorency  de  ses  aïeux,  envoyé 
un  cartel  aux  abbés  de  Saint-Denis  en  les  menaçant  de  faire  des 
châsses  de  leurs  corps  ;  menaces  d' un  véritable  baron  chrétien? 
Mais  où  sont  les  abbés  de  Saint-Denis  ?  Aura-t-il  été  de  quelque 
conspiration  ,  comme  un  autre  Montmorency  de  ses  aïeux,  con- 
tre l'autorité  d'un  autre  Louis?  Mais  où  sont  les  nobles  qui  con- 
spirent? où  sont  les  Richelieu  qui  auraient  assez  de  cœur  pour 
faucher  à  travers  champ  des  têtes  de  nobles?  Aura-t-il,  comme 
un  autre  Montmorency  de  ses  aïeux  ,  voyagé  en  Terre-Sainte 
pour  occire  des  Sarrasins?  Les  Sarrasins,  où  sont-ils  ?  Ils  ont  un 
ambassadeur  fort  bien  en  cour  de  France.  Aura-t-il  à  une  autreba- 
taillede  Pavie,  comme  un  autre  Montmorency  de  ses  aïeux  ,  reçu, 
tout  couvert  de  sang,  son  roi  dans  ses  bras?  Où  sont  les  batailles 
de  Pavie?  Aura-t-il,  comme  ce  même  Montmorency  son  aïeul  , 
commandé  le  feu  contre  les  protestans  à  la  porte  Saint-Denis  ? 
Où  sont  les  protestans  qu'on  persécute? 

Me  voilà  fort  embarrassé  de  savoir  ce  qu'on  fait  d'un  nom 
noble,  lorsqu'il  n'y  a  plus  de  barons,  d'abbés,  de  Sarrasins,  de 
protestans  ;  et  fort  embarrassé  surtout  de  savoir  le  parti  qu'a 
tiré  de  celui  de  Montmorency  M.  Marisco-Morrès ,  après  l'avoir 
demandé  avec  la  conscience  si  forte  de  son  droit.  11  est  proba- 
ble queM.de  Marisco-Morrès  signeaujourd'huile  nom  de  Mont- 
morency qu'au  fond,  chose  singulière,  il  portait  déjà,  car  Ma- 
risco  tlMorrès,  qui  signifient  l'un  et  l'autre,  en  mauvaise 
langue  celtique  latinisée,  pays  marécageux,  sont  visiblement 
compris  dans  les  trois  dernières  syllabes  de  Montmorency.  Or 
Montmorency  n'étant  que  la  jonction  du  mot  Mons  avec  Mor- 
rès  ou  Mariscis,  Mons-Morrès,  Mons-Mariscis,  le  prétendant 
irlandais  ne  se  serait  tant  donné  de  mal  que  pour  obtenir  une 
syllabe  de  plus  et  un  trait-d'union  de  moins  ;  ce  qui  lui  aurait 
été  cruellement  refusé  par  les  Montmorency. 


j»  REVUE  DE  PARIS. 

En  sortant  de  la  chambre  dite  de  M™»  Claude ,  on  pénètre 
dans  l'ancienne  galerie  de  tableaux ,  où  l'on  admirait  autrefois 
les  trente  vitraux  coloriés  en  grisaille,  qui  représentaient 
l'histoire  de  Psyché,  d'après  Raphaël.  Après  la  révolution  ,  ces 
vitraux  furent  transportés  par  M.  Lenoir,  conservateur  des  mo- 
numens  français ,  au  musée  des  Petils-Augustins  et  placés  dans 
la  salle  du  seizième  siècle.  Ce  savant  archéologue  rapporte  dans 
sa  description  des  Monumens  de  sculpture  réunis  au  Musée 
des  monumens  français,  qu'un  vitrier  d'Écouen,  voulant  net- 
toyer les  vitraux  de  la  galerie  dont  il  est  ici  question ,  n  les 
frotta  avec  du  grès  en  poudre;  il  enleva  par  ce  moyen  toutes 
les  demi-teintes  et  laissa  de  grandes  parties  de  verre  à  nu.  »  En 
matière  de  barbarie,  ceux  qui  brisent  ne  viennent  qu'après 
ceux  qui  réparent.  Vingt  Attila  sont  moins  à  redouter  qu'un 
vitrier. 

II  n'y  a  plus  que  de  l'espace  dans  cette  galerie  survoûtée  ;  elle 
n'a  rien  à  envier  à  la  lugubre  nudité  des  autres  salles.  Pour 
comble  de  tristesse,  elle  paraît  neuve,  comme  le  reste  du  châ- 
teau. On  dirait  que  les  maçons  sont  partis,  que  les  frotteurs 
viendront  demain,  accompagnés  du  tapissier.  Tout  est  tîni; 
rien  n'est  usé  à  Écouen.  Je  ne  sais  pas  d'aspect  plus  désolant 
que  des  escaliers  de  trois  siècles,  dont  les  angles  sont  vifs  comme 
si  le  ciseau  achevait  de  les  équarrir.  Les  ruines  sont  moins  ac- 
cablantes, on  l'éprouve  à  Écouen,  que  cette  implacable  jeunesse 
du  plâtre  et  du  fer.  L'Europe  renouvellera  huit  fois ,  dix  fois  sa 
population,  et  cet  arrangement  de  pierres  n'aura  pas  subi  la 
plus  légère  altération.  Ce  qui  n'a  pas  d'ame  est  éternel,  et  notre 
fragilité  en  souffre  comme  d'un  affront.  A  tous  les  coins  du 
château  s'avancent ,  pour  vous  saluer ,  des  salamandres  rieuses 
et  folâtres ,  qui  ont  toujours  quinze  ans ,  qui  ont  souri  à  dix 
générations  mortes;  elles  nous  sourient  encore,  à  nous  qui 
mourrons  de  même  :  elles  riront  sans  cesse.  Aussi  l'unique  sen- 
timent de  reconnaissance  dont  on  est  animé  pour  les  récom- 
penser de  leur  gentillesse ,  c'est  de  leur  casser  la  tête ,  en 
passant,  d'un  coup  de  bâton.  Je  cède  ici  à  un  mouvement  philo- 
sophique et  non  à  une  réflexion  d'artiste.  H  ne  faut  rien  casser, 
même  lorqu'on  n'est  pas  chez  soi. 

Autre  déception!  Après  avoir  marché  pendant  une  heure  à 
travers  des  salles  toutes  plus  froides  et  plus  historiques  les  unes 


UEVUE  DE  PARIS.  95- 

que  les  autres ,  où  revivent  en  écho  les  noms  de  François  I" , 
de  Henri  II,  de  François  II,  d'Anne  de  Bretagne,  de  M'"<=  Claude 
et  de  Diane  de  Poitiers,  vous  espérez  qu'en  reculant  toujours 
d.ins  le  passé,  en  vous  enfonçant  sans  relâche  dans  les  profon- 
deurs du  château ,  vous  arriverez  enfin  à  quelque  appartement 
de  roi  chevelu  :  erreur  !  il  n'y  a  rien  de  chevelu.  Vos  courses 
aboutissent  à  une  chambre  bourgeoise,  tapissée  en  papier  bleu 
pâle ,  de  ô  francs  le  rouleau ,  parquetée  en  noyer ,  enrichie 
d'une  cheminée  façon  granit  que  couronne  une  mauvaise  glace 
indigo  de  l'empire.  —  Chambre  de  M'"^  Campan  !  proclame  vo- 
tre conducteur.  Superbe  chambre!  elle  pouvait  bien  contenir  six 
fauteuils  et  un  lit  à  bateau.  Je  n'oublie  pas  la  pendule  d'albâtre. 

M™e  Campan,  chacun  le  sait,  fut  la  directrice  de  l'institution 
de  la  Légion-d'Honneur,  fondée  à  Écouen,  le  lendemain  de  la 
bataille  de  Friedland.  Elle  dirigeait  auparavant ,  à  Saint-Ger- 
main-en-Laye,  une  maison  d'éducation,  où  étaient  élevées  de 
jeunes  personnes ,  appartenant  la  plupart  aux  débris  des  rares 
familles  distinguées  qu'avait  épargnées  la  révolution.  Son  em- 
ploi de  lectrice  à  la  cour  de  Louis  XVI,  sa  fidélité  inaltérable  à 
Marie-Antoinette,  ses  principes  de  religion,  un  peu  mêlés  de 
dignité  aristocratique ,  le  choix  de  ses  pensionnaires ,  prises 
dans  un  rang  qui  n'avait  pas  peut-être  donné  assez  de  gages  à 
la  république;  son  système  d'éducation,  calculé  d'après  celui  de 
Saint-Cyr,  éveillèrent  plus  d'une  fois  la  susceptibilité  des  divers 
gouvernemens  précurseurs  de  l'empire,  qui  n'eut  aucun  motif 
pour  soupçonner,  ni  aucun  désir  d'arrêter,  je  pense,  ses  pré- 
dilections appliquées  à  l'enseignement. 

Notre  plan ,  dont  les  lignes  ne  sont  déjà  que  trop  débordées 
par  des  digressions  étrangères,  n'admet  pas,  même  abrégée, 
l'appréciation  des  livres  élémentaires  d'éducation  que  les  famil- 
les doivent  à  la  plume  expérimentée,  claire,  causeuse,  sans  pré- 
tention de  M™"  Campan.  Si  de  nouvelles  découvertes  dans  l'art 
si  progressifd'enseigner  relèguent  jamais  au  rang  des  ouvrages 
non  sans  mérite ,  mais  sans  application ,  son  Traité  d'éduca- 
tion, les  esprits  curieux  des  événemens  qui  précédèrent  la  ré- 
volution de  89  et  qui  y  contribuèrent  peut-être,  consulteront 
toujours  avec  certitude  les  Mémoires  sur  la  vie  privée  de 
Marie- Antoinette.  Sans  tomber  même  dans  un  défaut  de  pro- 
portion, difficile  parfois  à  éviter,  nous  ne  pourrions  dresser  une 

8. 


94  REVUE  DE  PARIS. 

biographie  complète  des  hautes  qualités  morales  qui  lui  méritè- 
rent l'attention  de  l'empereur,  quand  il  la  choisit,  entre  une 
foule  de  concurrentes,  pour  diriger  la  maison  d'Écouen.  Nous 
/timons  mieux  citer  sur  l'intérieur  et  le  personnel  de  cette  insit- 
tntion  quelques  passages  d'une  lettre  que  nous  devons  à  la  mé- 
moire obligeante  d'une  élèvedeM^eCampan.  L'élève  est  devenue 
tme  illustration  littéraire.  Nous  craindrions  en  la  nommant  d'a- 
bord de  blesser  une  discrétion  qu'il  ne  nous  a  pas  été  permis  de 
violer,  ensuite  de  détourner  d'une  note,  dont  nous  sentons  tout 
le  prix ,  une  attention  qu'on  reporterait  tout  entière  sur  celle 
qui  l'a  écrite. 

«  M""»  Campan  avait  une  figure  distinguée ,  mais  je  doute 
«  qu'elle  ait  jamais  été  belle  ;  elle  était  toujours  mise  en  noir  ; 
)>  son  organe  était  fort  doux ,  fort  calme  ;  elle  s'écoutait  parler 
)>  comme  une  personne  qui  se  sent  sur  sou  terrain ,  surtout 
»  quand  elle  racontait.  Elle  aimait  la  flatterie,  qui  même  n'a- 
»  vait  pas  besoin  d'être  délicatement  exprimée  pour  lui  plaire. 
1  M"'«  de  Montgelas  était  sous-intendante  :  —  une  grande 
»  femme  remplie  de  dignité  qui  assistait  toujours  au  réfectoire 
')  et  à  l'église;  on  la  craignait  comme  le  feu.  Venaient  ensuite 
;i  M"»  Vincent,  sous-maîtresse;  M™""  Mélanie  Beaulieu,  quia 
i>  fait  un  abrégé  de  l'histoire  de  France  et  trois  ou  quatre  ro- 
»  mans  aussi  prétentieux  que  ceux  de  M""  Scudéry;  M"""  la 
)>  comtesse  dllautpoul ,  femme  d'esprit,  rimant  de  jolis  vers, 
!>  et  rêvant  encore  des  romans  en  donnant  des  leçons  de  litté- 
i>  lature;  elle  est  lauteur  d'un  cours  de  littérature,  à  l'usage 
»  des  jeunes  élèves  d'Écouen,  écrit  avec  la  plus  parfaite  décence 
»  et  sans  que  le  mot  amour  y  soit  prononcé.  L'empereur  exigea 
»  qu'il  n'y  fût  pas  parlé  de  César.  M.  le  baron  de  Pommereuii 
»  effaça  lui-même  les  passages. 

i>  On  entendait  une  messe  basse  tous  les  jours,  et  les  diman- 
!>  ches  grand'messe  et  vêpres.  Jamais  les  élèves  n'étaient  seules 
:>  ni  pour  manger,  ni  pour  jouer,  ni  pour  dormir. 

»  La  distribution  des  prix  donnait  toujours  lieu  à  beaucoup 
»  d'apparat.  C'était  alors  qu'on  changeait  de  ceintures  et  de 
»  classe.  La  ceinture  des  commençantes  était  verte,  puis  ve- 
!>  naient  le  violet,  l'orange,  le  bleu,  lenacarat,  enfin  la  pre- 
;>  mière  classe  était  blanche.  On  restait  à  Écouen  jusqu'à  18  ans. 
■1  Chaque  élève  travaillait  A  son  linge  et  à  ses  robes. 


REVUE  DE  PARIS.  96 

'1  M'»"  Canipan  avait  souvent  des  élèves  à  dîner  à  sa  lahle; 
5>  souvent  aussi  elle  les  réunissait  le  soir,  et  elle  les  menait  tour  à 
»  lour  à  Laint-Leu  età  la  Malmaison;  mais  c'étaient  toujours  les 
»  plus  brillantes  et  les  plusjolies.  Ilyavaituneroute  charmante 
»  qui  conduisait,  par  le  bois  dÉcouen,  à  Saint-Leu,  qu'on  appe- 
»  lait  la  route  de  la  reine  Ilortense;  elle  était  bordée  d'un  grand 
>»  nombre  d  hortensias. 

)>  On  apprenait  à  Écouen  à  jouer  de  tous  les  instrumens  et  à 
»  parler  toutes  les  langues.  Ilyavait  une  jeune  tille  qui  parlaitle 
»  grec.  Quelques  élèves  ont  fait  des  vers  à  Napoléon  :  elles  dan- 
)i  saient  et  poussaient  des  cris  dejoieaux  nouvelles  de  la  grande 
!i  armée;  mais  quand  arrivèrent  les  malheurs  de  celuià  qui  elles 
)>  devaient  tout,  quelques-unes  furent,  dit-on,  ingrates  envers 
n  leur  père.  » 

Il  ne  faut  pas  demander  aux  livres  de  l'époque  impériale,  peu 
portée  à  se  peindre  elle-même,  le  récit  des  visites  que  Napoléon 
faisait  souventà  Écouen,  sa  fondation  favorite.  Ordinairement  il 
s'y  rendait  seul ,  et  sans  avoir  fait  prévenir  personne.  Son  bon- 
heur était  de  tomber  au  milieu  des  élèves ,  qui,  à  son  aspect,  se 
levaient  toutes  et  rougissaient,  comme  s'il  eût  fixé  son  regard 
sur  chacune  d'elles  à  la  fois. 

Je  le  tiens  de  la  précieuse  confidence  d'une  des  élèves  de 
M™^  Campan.  Rien  ne  peut  se  comparer  à  la  joie  des  pension- 
naires quand  elles  avaient  au  milieu  d'elles  leur  père ,  ainsi 
qu'elles  appelaient  Napoléon.  Ni  récréation,  ni  fête  ,  ni  distribu- 
lion  des  prix  ,  ne  faisait  battre  leur  cœur  comme  ce  mot,  qui 
volait  plus  vite  que  le  son  de  la  cloche  d'un  bout  du  château  à 
l'autre  bout:  L'Empereur!  Le  chapeau  à  la  main  ,  sous  un  costume 
d'une  simplicité  peu  héroïque,  il  passait,  le  sourire  sur  les 
lèvres,  entre  les  tables  d'étude  ,  et  il  examinait  d'un  coup  d'oeil 
la  tenue  de  chaque  division.  Il  aimait  beaucoup  le  soin  dans  la 
coiffure  ;  s'il  apercevait  quelque  natte  égarée,  il  appliquait  avec 
une  familiarité  toute  paternelle  une  petite  tape  sur  la  joue  de 
l'élève  en  défaut.  La  correction  avaitl'attrail  d'une  récompense. 
11  voyait  toutà  la  fois  le  progrèsdes  pensionnaires  parles  cahiers 
ouverts  devant  lui;  leur  santé,  à  leurs  visages,  solides  etroses, 
un  peu  mâchurés  d'encre,  et  hiême  leur  petite  tristesse  quand 
elles  en  avalent,  à  leur  front ,  où  il  avait  le  don  délire,  .\ussi 
bien  que  les  noms  de  ses  soldats,  il  savait  les  noms  des  jeunes 


96  REVUE  DE  PARIS. 

filles d'Écouen, leurs  familles, leur  rang,le  grade  de  leurs  pères . 
dont  il  ne  manquait  jamais  de  les  entretenir. 

—Vous,  disait-il  à  l'une,  votre  père  a  été  nommé  colonel, 
écrivez-lui  que  je  me  réjouis  de  son  avancement;  entendez-vous .' 

Et  si  une  voix  indiscrète  d'espiègle  disait:  u  Elle  ne  sait  pas 
encore  écrire  en  fin  ;  i»  l'élève ,  confondue ,  cerise  de  timidité , 
émue  d'un  bel  orgueil,  s'écriait:  «i  C'est  vrai!  maisje  sauraiécrire 
dans  un  mois.  i>  Même  histoire  que  celle  du  conscrit  qui  demande 
la  croix  d  honneur,  u  Je  la  gagnerai!  »  Et  son  général  la  lui 
laisse. 

Et  le  bon  Empereur  était  sûr  ,  en  effet ,  de  l'engagement  que 
contractait  l'élève  devant  lui;  il  passait. 

Quand ,  sur  son  passage ,  il  en  rencontrait  de  celles  dont  les 
pères  ou  les  frères  étaient  morts  à  son  service,  il  les  embrassait 
et  leur  parlait  bas. 

Soit  qu'il  n'ignorât  pas  la  prédilection  blâmée  de  M^^^Campan 
poiu"  les  jolies  pensionnaires ,  aux  dépens  des  autres ,  peu  pro- 
|)res  à  rehausser  l'éclat  de  la  maison ,  soit  qu'il  eût  le  sentiment 
de  tout  ce  qui  est  généreux,  il  montrait  une  préférence  marquée 
pour  les  moins  bien  partagées  en  agremensducorps.il  les  ques- 
tionnait plus  souvent,  afin  d'avoir  plus  souvent  l'occasion  d'ap- 
j)Iaudir  leurs  réponses. 

Avant  de  quitter  ces  enfans,  dont  toutes  les  petites  âmes 
rayonnaient  autour  de  la  sienne,  il  avait  l'habitude  de  leur  don- 
ner le  sujet  de  la  composition  du  jour.  Une  pensionnaire  allait 
prendre  ce  mot  d'ordre  classique,  et  l'inscrivait  au  tableau. 
Presque  toujours  le  sujet  était  un  siège ,  une  bataille,  une  vic- 
toire ;  et  si ,  par  exemple ,  on  lisait  sur  le  tableau  :  Passage  du 
Mont-Cenis  !  Von  entendait  de  petites  voix  qui  disaient  :  u  Papa 
était  à  cette  bataille.— Le  mien  aussi,  il  était  alors  sous-officier. 
— Le  mien  lieutenant.  »  M"""  Campan  l'a  écrit  elle-même  dans 
son  Traité  d'Éducation.  "Déjà,  dansÉcouen,  les  élèves 
i>  savent  très-bien  la  supériorité  du  grade  du  général  de  division 
)i  sur  celui  de  brigade ,  et  de  ce  dernier  sur  le  colonel  :  ainsi  de 
îi  suite;la  hiérarchie  militaire  leurest  connue  à  presque  toutes , 
n  aussi  bien  qu'à  un  chef  de  division  de  la  guerre.  » 

Dès  que  l'empereur  était  sorti  de  la  classe,  vite  on  écrivait 
ses  réponses ,  qu'on  rétablissait  avec  le  soin  d'une  tradition 
impérissable  ;  on  gravait  ses  mots  heureux  dans  la  mémoire , 


REVUE  DE  PARIS.  97 

on  les  brodait,  ils  étaient  envoyés  aux  parens.  Parmi  les  pen- 
sionnaires qu'il  avait  exaltées  d'un  regard  ,  d'un  compliment , 
d'une  tape,  (l'une  poignéede  bonbons,  les  plus  glorieuses  étaient 
celles  qui,  l'ayant  suivi  pas  à  pas,  avaient  furtivement  ramassé, 
grain  à  grain,  sur  ses  traces,  le  tabac  tombé  de  sa  tabatière,  et 
l'avaient  enfermé ,  cousu  dans  un  sachet,  pour  le  porter  sur 
leur  cœur;  les  fidèles  pensionnaires  d'Écouen  ont  encore  de  ces 
sachets ,  reliques  saintes  qu'elles  légueront  à  leurs  tilles. 

L'empereur ,  à  qui  rien  n'échappait ,  à  qui  rien  n'était  indif- 
férent,  voulait  connaître,  dans  les  moindres  détails  ,  l'intérieur 
domestique  de  l'établissement,  qui,  du  reste,  fut  constamment 
tenu  avec  le  plus  grand  soin.  Il  goûtait  aux  mets,  visitait  la 
lingerie  ,  qui  était  placée  où  était  autrefoisl'ancien  charlrier  du 
château,  dans  une  salle  haute ,  touchant  à  l'une  des  tourelles,  et 
aujourd'hui  encore  toute  boisée ,  dorée  et  émaillée  du  chiffre  des 
Montmorency.  Accompagné  du  médecin  de  la  maison ,  M.  Des- 
genettes,  il  parcourait  l'infirmerie,  s'informant  de  la  maladie  , 
des  progrès  de  la  guérison  des  rares  élèves  qui  s'y  trouvaient. 
Il  avait  des  encouragemens  flatteurs  pour  la  salubrité  d'un 
établissement  qui,  depuis  1804  jusqu'à  1814,  pendant  dix  ans  , 
n'a  pas  compté ,  sur  deux  mille  élèves ,  un  seul  décès. 

Puis,  quand  sa  tournée  était  achevée,  il  demandait,  en 
réjouissance  de  sa  visite ,  récréation  entière  pour  ses  enfans. 

Cette  prière  n'était  jamais  refusée. 

C'était  alors  un  cri  de  joie  qui  montait  aux  nues,  à  cette  grâce 
toujours  attendue  et  toujours  nouvelle.  On  sortait,  on  s'enlaçait 
en  rond,  on  courait,  on  dansait,  on  chantait,  sous  les  arbres,  dans 
les  champs  d'un  air  pur,  des  chansons  oii  le  nom  du  bon  Empereur 
revenait  sans  cesse;  et  lui,  souriant,  bon,  adoré,  la  main  dans 
son  habit  entr'ouvert,  respirait  à  l'aise,  était  heureux  delà 
joie  qu'il  causait  aux  filles  de  ses  braves  ;  il  l'était  de  la  ressem- 
blance de  ses  noirs  capitaines  avec  leur  blondes  filles ,  de  leur 
son  de  voix  mâle  avec  le  son  de  voix  argentin  de  leurs  filles  ;  et 
quand  ces  petites  bouches ,  ces  petits  cris  disaient  :  Vive  l'Em- 
pereur !  il  passait  la  main  sur  ses  yeux.— lly  avait  tantde  pères 
â  Eylau  ! 

J'ai  fait  toutes  les  démarches  imaginables  pour  remonter  à  la 
source  des  bruits  malveillans  qui ,  à  une  époque  malheureuse- 
ment très-rapprochéede  la  translation  de  laLégiun-d'Honneurà 


98  REVUE  DE  PARIS. 

Saint-Denis  ,  ont  couru  sur  la  maison  d'Écouen.  J'ai  été  assez 
lieiireux  pour  ne  recueillir  que  des  renseignemens  peu  d'accord 
avec  ces  bruits. 

Un  seul  événement  a  pu  fournir  à  lacalomnieun  textequ'elle 
a  brodé  avec  complaisance,  mais  qui,  bien  connu  aujourd'hui, 
publié  sans  réticence,  par  une  liberté  que  la  circonspection  de 
la  presse  impériale  n'aurait  osé  prendre,  trouvera  grâce  devant 
les  contemporains. 

Voici  cet  événement. 

C'était  l'été  ;  le  souper  venait  de  finir. 

Après  le  souper,  la  permission  fut  accordée  aux  pensionnaires 
d'aller,  selon  l'usage,  respirer  sur  la  plate-forme. 

L'air  était  embrasé  ce  soir-là  ;  voilées  et  laiteuses  comme  en 
Afrique,  les  étoiles  scintillaient  à  peine  dans  le  lac  sulfureux 
d'Enghien  ;  le  couchant  était  enflammé ,  Montmorenci  en  feu  ; 
son  aiguille  semblait  rougie  et  amincie  à  la  forge.  Le  bois  qui 
enveloppe  le  château  d'Écouen  était  immobile  comme  une  pein- 
ture ,  rien  qui  agitât  sa  crête ,  ni  les  oiseaux  ,  ni  le  vent ,  ni  ce 
mouvement  nerveux  qu'ont  les  arbres,  même  lorsqu'il  n'y  a  pas 
un  brin  de  vent.  Au  sud,  Paris  était  effacé  dans  une  brume 
violette;  on  ne  le  soupçonnait  qu'à  ce  dôme  blafard  formé  de 
poussière ,  de  lueurs  de  réverbères  et  d'haleines  d'hommes , 
éternellement  suspendu  sur  ses  douze  centmille  habilans.  Frap- 
pée par  la  lune,  la  flèche  de  Saint-Denis  allongeait  quatre  lieues 
d'ombre  sur  la  campagne  endormie.  Oubliées  à  leurs  ailes ,  les 
troiles  blanches  des  moulins  de  Champlàtreux  semblaient  de 
larges  nénufars  noyés  dans  la  vapeur;  au  loin,  des  bruits  divers, 
mais  éteints,  mais  confus  ,  se  faisaient  entendre.  Dans  l'espace 
sonnait  doucement  un  corde  chasse  de  par-delà  le  Mesnil-Aubry, 
de  par-delà  les  lacs  de  Comelle ,  et  le  cornet  à  bouquin  des 
forêts  d'Andilly  y  répondait ,  tandis  que  l'on  entendait  venir , 
troublant  le  cri  du  grillon ,  l'épaisse  diligence  sur  la  poussière 
mate,  ou  tandis  que  tintait,  goutte  à  goûte,  la  sonnette  de  fer  du 
roulier.  Ces  voix  faibles ,  éloignées ,  distantes,  qui  se  mêlaient 
aux  haleines  fortes  de  la  terre ,  à  l'odeur  poivrée  de  la  vigne  ,  à 
l'odeur  fade  du  chêne,  à  la  fumée  du  romarin  qui  montait  droite 
comme  une  colonne  blanche  des  cheminées  du  village  ;  le  ciel 
tout  enflammé ,  la  terre  tout  odorante ,  tout  semblait  languir, 
s'évaporer ,  mourir. 


REVUE  DE  PARIS.  99 

Parées,  selon  leur  division,  de  ceintures  vertes,  aurores ,  bleues 
f't  nacarat ,  quatre  cents  jeunes  filles,  légèrement  vêtues ,  en 
cheveux,  simples  dans  leur  négligé  du  soir,  se  répandirent  sur 
la  plateforme,  défendue  par  les  fossés  du  château,  et  au-delà 
des  fossés,  par  une  grille  en  fer.  Une  fois  en  liberté,  elles  se 
groupaient  selon  leur  âge ,  s'appelant  de  leur  nom  d'amitié  , 
second  bai)tème  de  collège  ,  se  cherchant  selon  leur  affection  de 
pays.  Elles  allaient  oïdinairement  par  essaim,  par  flocons, 
parlant  bas,  causant  de  leur  pays  qu'elle  reverraient  un  jour, 
dotées  par  la  nation ,  instruites  aux  leçons  de  Paris  ;  d'autres 
rêvaient,  enlacées  et  cachées  sons  les  ombres  des  sycomores ,  le 
premier  prix  et  la  couronne ,  ce  prix  donné  par  les  mains  du 
grand-chandelier  de  la  Légion-d'Hoiuieur,  cette  couronne  de 
lauriers  que  poserait  sur  leur  front  la  grande  impératrice  Marie- 
Louise  ;  d'autres ,  assises  sur  des  bancs  d'osier ,  chantaient  en 
chœur  des  chansons  de  leurs  contrées  lointaines  ;  car  Napoléon , 
qui  avait  à  son  service  des  soldats  de  tous  les  pays ,  de  l'Italie  , 
de  l'Espagne ,  de  l'Amérique ,  de  la  Grèce ,  de  l'Egypte ,  des  Indes 
même,  avait  ouvert  Écouen  à  leurs  filles  aussi  bien  qu'aux  enfans 
des  militaires  français.  Et  toutes  ces  jeunes  filles ,  étrangères 
par  leur  accent ,  par  leur  figure ,  parleur  teint ,  mais  Françaises 
par  la  gloire  de  leur  père,  s'élevaient  danscette  majestueuse 
institution  et  y  prenaient  le  caractère  original  des  plantes  rares 
transplantées.  Quand  elles  et  leurs  pères  retourneraient  dans 
leur  patrie ,  ceux-ci  y  deviendraient  le  témoignage  de  la  pensée 
eoufiuérante  de  Napoléon  ;  celles-là ,  de  sa  pensée  fondatrice,  et 
par  les  uns  et  par  les  autres  la  langue  forte  et  sage  qu'il  parla 
au  monde  aurait  un  mot  significatif  partout  ;  il  fallait  que ,  dans 
tous  les  lieux  où  les  hommes  seraient  asseml)lés,  ce  nouveau 
Christ  se  trouvât  au  milieu  d'eux. 

Dans  cette  nuit  chaude,  étouffée,  sous  ce  ciel  ardent,  où  cha- 
que étoile  était  une  étincelle  perdue  d'un  vaste  incendie,  les 
jeunes  élèves  d'Écouen  ,  toutes  légères  de  leur  robe  d'été,  répan- 
dues sur  le  gazon  comme  des  cygnes  altérés ,  tendant  le  cou  à  la 
moindre  brise  qui  passait,  rêveuses  sans  amour,  distraites  sans 
cause  ,  silencieuses  sans  tristesse ,  ouvraient  leur  ame  aux  éma- 
nations de  cette  solitude  de  parfums  et  de  lumières. 

Les  croisées  du  château  étaient  ouvertes  :  de  l'une  s'échap- 
paient les  sons  du  clavecin ,  de  l'autre  le  frémissement  de  la 


100  REVUE  DE  PARIS. 

harpe  ;  toutes  dessinaient  leur  cadre  de  feu  dans  l'obscurité  de  la 
nuit  qui  enveloppait  le  château ,  en  effaçait  les  angles ,  en  pro- 
lon[çeait  les  tourelles  j  usqu'aux  nues. 

Quel  frein  possible  imposer  à  ces  imaginations  de  jeunes  filles  , 
dont  le  plus  grand  nombre  flottait  entre  quatorze  et  dix-sept 
ans!  Quelle  leçon  de  morale  pour  les  empêcher  de  se  créer 
un  monde  d'illusions ,  peuplé  de  désirs  sans  cesse  satisfaits , 
sans  cesse  renaissans  ,  toujours  jeune  ,  moitié  fleur  ,  moi- 
tié homme ,  entrevu  dans  les  rêves ,  pressenti  dans  la  prière , 
révélé  peut-être  par  les  yeux  noirs ,  les  traits  différens  d'une 
compagne  ?  Comment  dire,  sans  dire  trop,  à  leur  cou  de  ne 
pas  s'incliner,  à  leurs  lèvres  de  ne  pas  avoir  celte  langueur 
ouverte ,  à  leur  taille  de  ne  pas  fléchir ,  à  leurs  paroles  de 
ne  pas  être  lentes  ,  à  leurs  regards  de  n'être  pas  humides  ' 
Quel  mauvais  principe  serait  plus  dangereux  qu'une  telle 
leçon! 

Où  sont  les  institutrices  qui  auraient,  dans  cette  soirée  d'É- 
couen ,  empêché  leurs  élèves  d'être  altérées  d'émotion ,  accablées 
de  leurs  quinze  ans,  persécutées  par  leur  jeunesse,  avides  de  ré- 
soudre ces  doutes  qui  leur  arrivaient  par  leurs  sens  dilatés? 

Et  quand  l'heure  de  la  prière  eut  sonné ,  les  pensionnaires 
rentrèrent  dans  le  château,  deux  à  deux,  défilant  devant  les 
sous-maîtresses  qui  les  dirigeaient  vers  la  chapelle.  Celte  in- 
spection révéla  à  l'une  des  surveillanles  l'absence  de  deux  élèves , 
de  deux  sœurs.  Elle  s'étonne,  cherche  avec  plus  d'allenlion; 
elle  ne  trouve  pas  les  deux  élèves  :  compte  par  tèle  toutes  celles 
qui  composent  sa  division  :  toujours  la  même  différence.  Elle 
va  sur  la  plate-forme  :  rien  ;  dans  la  cour  d'honneur  :  rien  ; 
dans  le  dortoir  ,  où  il  est  pourtant  défendu  de  monter  pendant 
le  jour  :  personne;  personne  dans  la  hngerie;  aucune  des  deux 
sœurs ,  soit  chez  la  trésorière ,  soit  chez  la  tourière ,  et  la  prière 
est  commencée. 

La  prière  s'achève  dans  cette  cruelle  anxiété  pour  la  sous-maî- 
tresse, qui  maladroitement  laisse  apercevoir  son  trouble  aux 
pensionnaires.  Les  questions  leur  en  apprennent  la  cause.  Les 
chuchotemens  s'entament  à  tête  basse;  les  suppositions,  les 
réflexions,  affluent  d'abord  timides,  puis  plus  hardies:  enfin 
deux  opinions  bien  tranchées  fixent  toutes  les  opinions:  les  deux 
camarades  ont  été  enlevées  ou  se  sont  évadées,  La  préférence 


REVUE  DE  PARIS;  101 

est  donnée  à  l'enlèvement  :  elles  ont  été  enlevées.  Au  bout  de 
dix  minutes,  toute  la  maison,  depuis  le  concierge  jusqu'à 
M"i«  Compan,  savait  la  terrible  catastrophe. 

L'effroi  fut  dans  la  maison. 

On  sonne  déjà  toutes  les  cloches;  les  corridors  retentis- 
sent du  nom  des  deux  sœurs  ;  on  sonde  les  fossés ,  on  secoue 
les  grilles  ;  les  gardes-chasse  vont  fouiller  le  bois,  quand 
M'"»  Campan,  réunissant  toutes  les  élèves,  toutes  les  maî- 
tresses et  sous-maîtresses  dans  la  salle  de  réception,  leui- 
apprend  avec  beaucoup  de  calme  que  les  deux  sœurs  sont  re- 
trouvées, qu'elles  n'ont  même  jamais  été  perdues,  puisque 
depuis  le  dîner  elles  sont  toutes  les  deux  à  l'inlirmerie ,  l'aînée 
pour  veiller  auprès  du  Ut  de  sa  sœur  cadette ,  incommodée  pour 
avoir  mangé  trop  précipitamment. 

Le  calme  rentra  dans  la  maison. 

Les  pensionnaires  allèrent  se  coucher ,  désespérées  sans  doute 
(le  voir  un  beau  roman  si  tôt  f-hii. 

Dix  minutes  après, le  château  était  endormi. 

M"""  Campan  seule  était  éveillée,  écrivant  augrand-chanrelier 
de  la  Légion-d'Honneur  pourluiofFiirsa  démission  d'inlendanle 
de  rétablissement  d'Écouen  ,  à  jamais  perdu  par  le  déplorable  en- 
lèvement de  deux  pensionnaires. 

Les  élèves  ne  s'étaient  pas  trompées  :  on  avait  enlevé  les  deux 
sœurs. 

Comment?  C'est  ce  qui  étonne,  c'est  ce  qui  effraie  lorsqu'on 
songe  à  la  hauteur  des  murs ,  à  la  profondeur  des  fossés,  au  rap- 
prochement des  barreaux  de  fer , à  vingt  autres  précautions  inté- 
rieures que  nous  apprécierions  mal  aujourd'hui ,  telles  (pie  portes, 
doubles  portes  à  ouvrir ,  gardiens  à  fasciner ,  gens  d'Écouen  à 
éviter,  vigies  naturelles  de  la  maison,  qui  n'auraient  pas  man- 
qué de  ramener  les  deux  fugitives. 

Le  grand-chancelier  reçut  la  nouvelle  de  l'enlèvement  au  mi- 
lieu de  la  nuit,  et  sa  réponse,  qui  parvint  avant  le  jour  à 
M'""  Campan ,  fut  qu'il  en  parlerait  à  l'Empereur,  n'osant 
prendre  sur  lui  l'exécution  de  mesures  capables  d'attirer  une 
attention  scandaleuse  sur  l'institution. 

Quand ,  au  petit  lever.  Napoléon  eut  pris  connaisance  de  l'é- 
vénement, il  fît  quelques  questions  sur  l'âge  et  la  famille  des 
deux  pensionnaires;  il  demanda  le  règlement  intérieur  delà 

9 


102  REVUE  DE  PARIS. 

maison.  Après  l'avoir  lu  avec  sa  pénélration  d'aigle,  il  posa  le 
doigt  avec  force  sur  un  article  et  sourit  ;  puis  il  roula  le  règle- 
ment d'Écouen  et  recommanda  au  ciiancelier  de  ne  rien  entre- 
prendre pour  retrouver  les  deux  pensionnaires. 

Le  soir,  le  chancelier  remettait  à  l'empereur  une  lettre  où 
jime  Campan  annonçait  que  les  deux  sœurs ,  rendues  à  leurs 
classes,  ne  s'étaient  évadées  que  pour  embrasser  leur  mère  , 
qui  les  attendait  dans  un  hôtel  d'Écouen .  Elles  avaient  été  pous- 
sées à  cette  évasion  par  la  rigueur  du  règlement  qui  ne  permet- 
tait aux  iîUes  de  communiquer  avec  leurs  mères  qu'une  fois 
tous  les  quinze  jours.  Elles  n'avaient  pu  se  résigner  à  une  aussi 
longue  privation. 

—  Écrivez  à  M"""  Campan ,  dit  Napoléon ,  que  les  deux  sœurs 
seront  mises  aux  arrêts  pendant  une  heure. 

Mais  ajoutez  qu'à  dater  d'aujourd'hui ,  il  sera  libre  à  toutes 
les  pensionnaires  d'embrasser  leurs  mères  quand  elles  le  deman- 
deront. 

Ne  faites  pas  doubler  les  grilles  ;  corrigez  les  réglemens  :  je 
réponds  du  reste. 

Créée  par  l'empire,  soutenue  par  le  triomphe  des  armes,  la 
maison  d'Écouen  partagea  toutes  les  vicissitudes  de  Napoléon. 
Lorsqu'il  tomba ,  sa  fondation  s'écroula  avec  lui. 

Nos  revers  niHitaires  amenèrent ,  à  la  suite  de  la  campagne 
de  France ,  l'armée  de  la  coalition  dans  les  plaines  de  Paris. 
Après  avoir  bouleversé  le  sol  delà  Champagne ,  saccagé  les  villes 
sur  son  passage,  incendié  les  chaumières  pour  réchauffer  ses 
membres  engourdis,  elle  arriva  de  tous  les  jwints,  haletante  , 
affamée,  au  pas  de  retraite,  en  lambeaux,  sur  ses  chevaux  altérés 
et  maigres  ,  en  vue  delà  capitale.  La  capitale,  cette  France  d'un 
million  d'hommes,  et  d'hommes  plus  vieux  que  les  soldats  d'Abou- 
kir ,  plus  jeunes  que  les  recruesde  Lutzen;  la  capitale,  ce  corps  de 
réserve  intact  ;  ce  bataillon  sacré  du  pays ,  auquel  il  ne  man- 
qua pour  vaincre  qu'un  Napoléon  bourgeois ,  qu'un  écolier  de 
Brienne  ;  moins  que  c©la ,  qu'un  de  ces  commissaires  dévoués  à 
la  mort,  dont  la  convention  nationale  embrasait  l'ame  pour 
livrer  une  dernière  bataille,  décisive,  mortelle  ;  moins  que  cela, 
une  heure  de  la  Terreur  de  95  ;  la  Terreur,  ce  roi  qui  régna  quand 
il  n'y  eut  plus  de  roi  ;  la  Terreur,  ce  législateur  qui  gouverna 
quand  il  n'y  eut  plus  de  loi  ;  la  Terreur ,  ce  grand  capitaine  qui, 


REVUE  DE  PARIS.  103 

ayant  chassé  rcnnemi  des  frontières,  pouvait  le  repousser  une 
seconde  fois  de  nos  murs  ;  car  l'épée  était  rompue,  la  plume 
des  né}îOcia(ions  écrasée,  le  dévoument  douteux,  les  soldats 
vieillis  ou  morts,  les  généraux  amollis,  le  trésor  épuisé,  la  gloire 
maudite,  la  trahison  partout,  la  France  envahie, l'ennemi  là.  L'en- 
nemi pressentait  cette  heure  de  désespoir  qui  sauve  les  pays.  l\ 
craignait  tout  du  peuple,  depuis  qu'il  avait  vaincu  les  soldats; 
il  n'avançait  qu'en  hésitant.  Il  glissait  sous  le  sahot  de  ses  che- 
vaux plutôt  qu'il  n'avançait.  Jamais  fuite  n'eut  l'épouvante  de 
cette  attaque  ;  jamais  redoute  escarpée  ,  à  pic,  hérissée  de  ca- 
nons, la  tète  en  bas,  ne  glaça  de  terreur  comme  cette  masse- 
sonihre,au  niveau  du  sol,  immobile  :  Paris.  Trois  cent  mille 
hommes,  cent  mille  chevaux,  retenaient  l'haleine  avant  de  pous- 
ser leur  élan  contre  ce  bloc  noirâtre  ,  immense ,  posé  devant 
eux  ;  forteresse  de  désespoir ,  sans  drapeau ,  sans  lumière,  corps- 
d'armée  de  pierre.  Sous  un  ciel  éteint ,  sali  par  la  brume,  froid 
et  vert  comme  l'océan  ,  le  jour  montra  Paris  aux  ennemis  dans 
ses  formida!)les  proportions.  Le  soleil  sévère  de  mars  éclaira,  et 
ils  en  eurent  de  l'effroi,  le  Panthéon  et  le  dôme  d'or  des  Inva- 
lides, deux  capitaines,  s'élevant  avec  leurs  casques  de  bataille 
sur  vingt  mille  maisons,  immobiles  soldats  de  la  grande  armée 
du  sol.  Les  vainqueurs  de  la  veille  doutèrent  de  leur  victoire  de 
la  journée.  Montmirail  leur  avait  bu  tant  de  sang,  qu'ils  calcu- 
lèrent s'il  leur  en  restait  encore  assez  pour  arriver  jusque-là  , 
pour  entrer  dans  ces  murailles  toutes  pleines  d'hommes ,  de  ca- 
nons, de  pierres,  de  vengeances.  Les  avant-postes  fîrent  quel- 
ques pas  en  avant,  mesurèrent  la  solitude  menaçante  de  la 
campagne ,  puis  ils  s'arrêtèrent  et  regardèrent  derrière  eux.  Der- 
rière eux,  les  cavaliers  de  l'Ukraine  se  haussaient  de  leur  orteil  sur 
leur  étrier  de  corde,  et  regardaient  aussi  ;  derrière  les  cavaliers 
et  les  artilleurs,  nuées  poussées  par  des  nuées,  les  fantassins 
apparaissaient  entre  les  échappées  des  bois ,  et  pâlissaient  après 
avoir  vu  ;  chaque  espace  supportait  un  élonnement ,  chaque 
tronc  d'ari)re  laissait  passer  la  moitié  d'une  terreur  ;  chaque 
branche  cachait  une  épouvante. 

Pourtant  les  canons  eurent  du  cœur  pour  les  hommes  ;  ils 
s'enhardirent,  ils  tonnèrent,  ils  lancèrent  des  boulets  dans  la 
terre  rouge  des  campagnes  ;  semence  de  fer ,  grêlons  d'acier 
que  le  laboureur  trouva  plus  tard  dans  ses   sillons  meurtris. 


104  REVUE  DE  PARIS. 

Vers  midi,  ralliés  sur  une  ligne  courbe  de  quinze  lieues ,  cheval 
contre  cheval,  !>alaillons  pressés  contre  bataillons,  canons  der- 
riéredescanons,  cent  mille  chevaux  n'en  faisantqu'unseul  d'une 
seule  crinière,  d'un  seul  œil  qui  voyait  cent  mille  fois  Paris  ,  d'un 
seul  sabotquifrappaitquatre  cent  mille  foisia  terre,  cuirasses  for- 
mant une  jilaqued'un  horizon  entier,  myriades  d'hommes  qui  cou 
(loyaient  cet  horizon  ,  masse  monstrueuse,  compacte,  ailée  de  ses 
innombral)les  drapeaux,  ébranlant  l'air  par  sa  respiration,  ils 
s'avancèrent  enfin  contre  la  ville  muette.  L'Europe  avança. 

Entre  Paris  et  cette  armée ,  formée  de  cinq  ou  six  armées ,  un 
pensionnat  déjeunes  demoiselles  était  placé.  Écouen  et  ses  trois 
cents  pensionnaires  se  trouvaient  sous  la  sauvegarde  des  Prus- 
siens ,des  Russes  et  des  Cosaques  qui  arrivaient.  Frappant  l'at- 
tention par  sa  situation  élevée  au  milieu  delà  jurande  route, 
dominant  la  campagne  comme  une  position  militaire ,  le  château 
d'Écoueu  allait  imman(piablement  être  fouillé  et  occupé  par 
l'avant-gardedel'armée.  Et  quelle  armée!  aigrie  par  desdéfaites, 
l'heure  d'après  cliaipie  victoire  ,  toujours  plus  affaiblie  par  ces 
victoires  mêmes ,  devenu  impitoyable  à  force  de  contrariétés , 
décidée  à  en  finir  avec  cette  France  si  dure  à  mourir  ;  et  quelle 
proie  à  saisir  au  passage!  Un  pensionnat  de  demoiselles,  de  trois 
cents  jeunes  filles,  timides,  faibles,  belles  de  leur  frayeur,  soumi- 
ses par  l'épouvante,  déjà  fascinées  par  les  hurlemens  du  lion 
qui  rôdait.  Quelle  riche  revanche  à  prendre  sur  les  filles.de  ces 
soldats, de  cesséduisans  capitaines  ,  dont  les  galanteries  avaient 
autant  causé  de  ravages  que  les  armes  en  Italie,  en  Allemagne  , 
en  Espagne.  Jamais  plus  facile  occasion  de  se  venger  de  ces 
conquêtes  de  garnison  ,  marquées  par  tant  de  jalouses  préféren- 
ces en  faveur  des  Français.  Les  représailles  étaient  un  droit  de 
guerre.  Passant  par-dessus  les  motifs  de  séduction ,  les  vainqueurs 
feraient  (  riompher  la  loi  du  talion ,  auxyeuxmémes  delà  capitale. 
Désormais  les  Français  seraient  plus  circonspects  à  se  vanter  de' 
leurs  triomphes  sur  les  Saxonnes,  ces  femmes  sinombreusemenl 
l)elles  et  faciles ,  dit  un  proverbe  allemand .  qu'elles  viennent  aux 
arbres,  ofl  les  Français  n'eurent  que  la  peine  de  les  cueillir. 

Et  pas  de  moyens  de  fuite  !  Écouen  est  en  plaine.  Quatre  lieues 
découvertes  d'Écoueu  à  Paris.  La  chaussée  est  déserte:  les  bou- 
lets seuls  la  traversent.  Risquez  trois  cents  jeunes  filles  sur  cette 
chaussée  pour  les  faire  couper  en  deux  par  les  boulets.  Et  pour 


UEYUE  DE  PARIS.  105 

aller  où  ?P  iris  s'est  barricadé  de  porte  en  porte.  Rien  ne  pénétre 
dans  Paris. 

Ce  fut  une  Iiorrible  situation,  un  moment  de  délire,  une 
douleur  dont  aucune  mère  n'a  d'idée ,  les  mères  qui  ont  tant  de 
douleurs,  pour  la  pauvre  et  fail)le  directrice  delà  maison  d'É- 
couen ,  de  voir  tant  d'enfans ,  se  pressant  autour  d'elle  ,  dans 
une  vague  épouvante,  et  lui  demandant  de  les  sauver;  enfans 
dont  elle  répondait  devant  la  nation,  devant  Dieu  et  devant 
leurs  mères,  ce  qui  est  plus  que  Dieu;  enfans  qu'elle  avait  juré 
de  rendre  à  leurs  mères  ,  blanches  comme  leur  trousseau ,  ver- 
tueuses comme  elle  les  avait  reçues  ,  enfans  qu'elle  chérissait 
par  les  soins  qu'elle  leur  avait  prodigués ,  par  la  gloire  qu'elles 
avaient  répandue  sur  sa  longue  carrière  d'honneur ,  et  par  les 
caresses  qu'elle  leur  donnait ,  le  soir,  quand  elles  étaient  toutes 
alignées  dans  leur  lit  de  lin ,  le  matin ,  quand  elles  revenaient  de 
la  prière,  le  front  blanc  et  pur  de  l'eau  fraîche  où  elles  s'étaient 
baignées. 

Toutes  pleuraient ,  et  elle  pleurait  avec  toutes.  On  alla  dans 
la  chapelleetl'on  pria.  Peu  savaient  le  danger  qu'elles  couraient. 
Elles  s'agenouillèrent  dans  la  chapelle  dont  les  vitraux  s'ébran- 
laient au  bruitdu  canon.  La  mystérieuse  terreur  des  sacrifices 
antiques  planait  sur  cette  scène.  Les  chants  des  pensionnaires 
s'arrêtaient  de  temps  en  temps  pour  laisser  entendre  la  canon- 
nade continue  de  l'artillerie  dans  la  campagne.  Toutes  ces  tètes 
gracieuses  s'abaissaient  alors;  les  yeux  se  fermaient;  les  mains 
se  joignaient  à  d'autres  mains;  pendant  une  heure  entière  cette 
oraison ,  cet  adieu  déchirant  de  l'innocence  ,  monta  vers  le  ciel 
sur  les  ardentes  colonnes  de  la  fumée  des  comljats. 

Puis  quand  Dieu  fut  chargé  de  cette  immense  responsabilité , 
trop  forte  pour  une  pauvre  mère,  la  directrice d'Écouen  dit  à 
toutes  ces  filles,  dont  les  pères  et  les  frères  mouraient  au  même 
instant,  devenir  l'embrasser  pour  la  dernière  fois. 

Et  comme  on  entendait  déjà  le  bruit  des  roues  de  fer  de  l'ar- 
lillerie,  criantsur  les  pavés  de  la  grande  route,  elle  et  ses  élèves 
montèrent  sur  la  terrasse  quidomine  l'horizon.  L'horizon  mar- 
chait: un  horizon  d'hommes. 

Là ,  M™"  Campan  fit  aiipeler  les  quatre  soldats  elle  caporal , 
(pie  le  général  HuUin  lui  avait  envoyés  pour  la  défendre  contre 
trois  cent  mille  hommes;  les  trois  iiompierset  les  deux  gardes- 

9. 


106  REVUE  DE  PARIS. 

chasse,  attachés  au  servicede  la  maison  ;  et  jugeant,  avec  raison, 
que  celte  apparence  de  résistance,  toute  faible  qu'elle  fût,  pou- 
vait la  compromettre  auprès  des  ennemis,  elle  les  congédia, 
pleine  d'attendrissement  pour  le  dernier  dévouement  dont  ces 
braves  gens  voulaient  se  rendre  dignes.  Elle  fut  sourde  à  leur 
protestation  de  mourir  en  défendant  l'établissement.  Ils  furent 
obligés  de  partir.  Pas  un  homme  ne  resta.  Seulement  elle 
envoya  par  l'un  d'eux,  au  général  russe  Saken ,  une  lettre  où 
elle  mettait  sous  sa  protection  de  vainqueur,  d'homme  et  de 
chrétien  ,  l'établissement  d'Écouen,  et  l'honneur  de  cinq  ou  six 
cents  familles.  Quel  sort  pouvait  avoir  cette  lettre? 

Aucun  devoir  ne  restait  plus  à  remplir. 

Alors  M'""  Campan  ,  après  avoir  fait  placer  toutes  ses  pen- 
sionnaires sur  la  terrasse,  en  vue  de  l'ennemi,  ordonna  qu'on  ou- 
vrît toutes  les  portes,  et  elle  alla  se  placer  sur  les  marches  de 
l'entrée,  afin  de  mourir  la  première. 

.lusqu'au  soii"  de  la  grande  bataille ,  les  filles  d'Écouen ,  dont 
les  pères  étaient  morts  ou  mouraient  dans  les  fossés  de  la  route, 
attendirent. 

A  la  nuit,  quatre  soldats  russes  firent  retentir  leur  talon  de 
fer  sur  les  marches  du  perron  ;  un  frisson  parcourut  la  maison. 

Ils  se  présentèrent  devant  M™"  Campan. 

Saken  avait  reçu  la  lettre. 

L'un  des  quatre  soldats  russes  était  décoré  de  la  Légion- 
d'Honneur. 

Des  exemples  n'indiquent-ils  pas  la  nécessité  de  mesurer  l'op- 
portunité des  fondations  à  l'esprit  des  temps?  Saint-Cyr  fut  une 
admirable  fondation  sous  la  monarchie  fortement  catholique 
de  Louis  XIV.  Une  parfaite  harmonie  existait  entre  la  loi  des 
héritages  qui  dotait  les  aînées  au  préjudice  des  filles  cadettes, 
et  la  loi  religieuse  qui  offrait  un  asile,  une  éducation ,  ména- 
geait un  avenir  à  celles-ci.  Par  Saint-Cyr,  j'entends  et  j'explique 
toutes  les  institutions  monastiques.  Admise  dans  l'état,  la  reli- 
gion étayait  par  dévouement,  endoctrinait  par  intérêt  de  corps, 
et  s'appropriait,  par  excès  du  pouvoir  qu'on  lui  avait  aban- 
donné ,  tout  ce  qii'e  la  société  taisait  tomber  de  ses  mains  mal 
jointes.  C'était  peut-être  un  abus  ;  mais  un  abus  qui  en  surveille 
un  autre,  pour  qu'il  ne  devienne  pas  plus  grand,  ne  mérite  pas 
absplument  du  mépris. 


REVUE  DE  PARIS.  107 

Saint  Basile,  saint  François,  saint  Augustin,  saint  Domini- 
que, apparurent  comme  des  législateurs  au  sein  d'un  monde 
plein  de  confusion.  N'étant  pas  rois,  ils  furent  saints;  à  défaut 
de  lois,  ils  publièrent  des  règles.  Voilà  leur  sainteté  !  Ces  grands 
hommes  eurent  l'intelligence  sociale  qui  manquait  aux  souve- 
rains de  l'épociue  pour  gouverner.  Regardez-y  de  près ,  et  écartez 
un  instant  la  lampe  biblique  «pii  élève  deux  rayons  mystérieux  au 
sommet  de  leur  front.  Ces  sages  découvrirent  que  les  maux  de 
l'homme  étaient  infinis ,  ainsi  que  ceux  de  la  femme.  Poussés  par 
une  idée  religieuse,  ils  enfoncèrent  leurs  mains  dans  les  ténè- 
bres, et  I)àtirent  à  pierres  perdues.  Pour  cha(iue  infirmité,  ils 
créèrent  un  remède.  La  maladie,  aux  mille  faces  hideuses,  eut 
ses  mille  hôpitaux  ;  la  pâle  faim ,  qu'aucune  industrie  ne  pouvait 
assouvir,  trouva  des  tables  abondamment  servies  dans  des  salles 
silencieuses;  la  virginité,  et  celle  que  voulait  conserver  le  cceur, 
et  celle  qu'imposait  la  pauvreté;  le  veuvage,  exposé  à  la  piliéou 
au  libertinage,  eurent,  la  virginité,  des  cellules  inviolables,  le 
veuvage,  des  occupations  maternelles  aupiès  des  orphelins  qui 
devenaient  des  filles  et  des  fils  i)ai'  lelien  delà  charité.  Les  membres 
delà  colonie  humaine  brisés  par  la  conquête  étrangère,  à  la  merci 
deréi)ée  et  du  bâton,  se  réunirent,  se  rapprochèrent  à  l'unité  fé- 
condante de  monastères,  palpitèrent,  vécurent,  furent  la  société. 

Ouebiues  siècles  après,  cette  société  fut  le  désordre.  11  fallut 
la  brûler  dans  ses  cellules,  et  la  traîner  sur  l'échafaud.  Danton 
fit  guillotiner  saint  François  ;  c'était  logique. 

Propres  à  des  temps  de  profonde  inégalité ,  ù  quel  besoin  ré- 
pondaient, en  9-3,  des  institutions  monastiques? 

Poursuivons  l'histoire  des  pensées  fondatrices. 

Il  y  a  un  immense  élan  de  générosité  dans  la  pensée  de  Napo- 
léon, lorsqu'il  ouvre  Écouen  aux  filles  et  aux  nièces  de  ses  com- 
pagnons d'armes.  Pour  la  première  fois,  la  reconnaissance  de 
Fétat  se  trouve  de  niveau  avec  le  dévouement  des  sujets.  L'état 
paie,  par  de  l'honneur  versé  sur  la  famille ,  par  de  l'instruction 
à  l'enfant ,  le  sang  qu'a  prodigué  au  pays  le  chef  de  cette  fa- 
mille, le  père  de  cet  enfant.  C'est  presque  faii'e  aimer  la  bles- 
sure que  de  la  soigner  avec  tant  de  religion  ;  c'est  avoir  légitimé 
l'ambition  du  conquérant,  que  d'avoir  amené  la  nation  à  adop- 
ter les  descendans  de  celui  qu'on  a  mutilé  pour  conquérir. 

Napoléon  fit  cela,  et  il  savait  bien  pourquoi.  Celui  qui  ne  se 


108  REVUE  DE  PARIS. 

trompait  jamais ,  même  en  cessant  d'être  généreux ,  lorsqu'il 
rétait,  se  comprenait  sans  doute. 

Napoléon  avait  fait  un  camp  de  la  France  ;  mais  un  camp 
antique,  à  la  manière  des  vieux  guerriers  romains.  Tout  s'abrite 
sous  sa  tente,  soutenue  par  des  lances  :  les  mœurs,  le  commerce, 
les  arts.  Nos  montagnes  sont  des  remparts,  nos  fleuves  des  fos- 
sés, nos  villes  des  casernes.  La  France  s'appelle  légion.  Tout 
ce  qui  Hotte  est  drapeau;  tout  ce  qui  tonne ,  canon  ;  tout  ce  qui 
parle,  ])roclamation ;  tout  ce  qui  marche,  soldat.  Écouen  sort 
du  milieu  de  la  poudre  ;  Écouen  es(  un  beau  pavillon  de  soie 
et  d'or  qui  s'élève  au  bruit  des  fanfares.  L'empire  a  son  idéal, 
son  Olympe  militaire ,  beau  à  rêver  dans  les  nuits  étoilées  du 
iiivouac.  Écouen  se  peuple ,  pour  l'imagination  des  soldats  de 
Marengo  et  de  Friedland,  déjeunes  filles  rêveuses  ,  endormies 
sous  des  drapeaux,  assises  sur  des  affûts  de  canon,  appuyant 
leurs  mains  blanches  sur  des  épées  d'or,  ou  debout ,  attachant 
à  des  uniformes  déchirés  par  le  sabre,  les  étoiles  d'honneur  de 
la  constellation  impériale,  dont  Napoléon  est  le  soleil.  Quand  le 
jeune  soldat  s'est  bravement  battu,  quand  il  a  reçu  un  coup  de 
sabre  au  front ,  il  espère  la  croix  et  une  femme ,  instruite  pai- 
Écouen,  dotée  |)ar  le  pays.  La  gloire  se  marie  à  la  gloire;  l'em- 
pire ne  se  niésaillie  pas.  Le  capitaine  épouse  la  fille  du  colonel  ; 
l'orpheline  d'un  général  accepte  la  main  victorieuse  d'un  sous- 
lieutenant.  C'est  à  faire  de  la  France  une  famille  martiale ,  un 
androgyne  armé,  une  idée  invincible. 

Le  temps  manqua  à  l'œuvre;  la  France  fut  brisée  à  la  poi- 
gnée. Vous  le  savez. 

Écouen  cessa  d'être  le  dépôt  des  demoiselles  de  la  Légion - 
d'Honneur.  Sous  d'autres  réglemens ,  et  surfout  dans  un  autic 
esprit,  l'institution  fut  transférée  à  Saint-Denis ,  où  elle  est 
encore.  Nous  avons  pris  d'un  peu  haut  ce  que  nous  avons  à 
dire  sur  cette  institution  à  notre  époque;  disons-le. 

Regardons  autour  de  nous ,  et  demandons-nous  ensuite  si  l'é- 
tablissement de  la  Légion-d'Honneur  a  la  même  signification 
aujourd'hui  qu'autrefois,  s'il  n'est  pas  une  reconnaissance  na- 
tionale, qui  étoinie  par  ses  proportions ,  comparée  aux  services 
rendus;  s'il  n'est  pas  un  prétexte  pour  donner  la  croix  d'hon- 
neur aux  pères  qui,  à  défaut  de  gloire,  ont  le  bonheur  d'avoir 
des  filles  ? 


HEVUE  DE  PAUIS.  IOï> 

Nous  serions  disposés  à  fermer  les  yeux  sur  les  r;iisoiis  qu'a 
le  {{Oiivernemeiil  d'èlre  généreux ,  ce  qu'en  aucini  cas  il  n'esl 
prudent  de  lui  reprocher,  si  du  moins  il  ne  nous  était  démontré 
(ju'il  y  a  malheur  réel  pour  les  filles  de  la  Légion-d'Honneur  h 
recevoir  l'éducation  de  ces  sortes  d'établissemens ,  au  norahre 
de  trois,  nous  pensons. 

Le  monde  a-t-il,  comme  sous  l'empire ,  une  place  pour  elles , 
lorsque, toutes  belles,  délicatement  élevées,  dédaigneuses,  avec 
<pielque  raison,  de  la  bourgeoisie,  elles  sortent  de  cette  institu- 
tion militaire  ?  La  tradition  d'estime  qui  les  faisait  accueillir 
en  1812  et  leur  préparait  dix  alliances  pour  une,  s'est-elle  con- 
servée à  travers  ime  restauiation  plus  dévote  que  militaire,  et 
est-elle  venue  jusqu'à  nous,  société  marchande  et  financière  i' 
Où  est  la  foi  vive  <pii,  à  lextérieur ,  réponde  à  cette  tradition  ? 
Napoléon  est  déjà  césar  ;  les  idées  qui  lui  ont  survécu  ont  tort  : 
le  bronze  les  étouffe.  La  tille  du  capitaine  comptera-t-ellesurla 
main  du  lieutenant?  Où  est  le  lieutenant?  où  est  la  grande 
armée?  Et  si  ces  colonies  militaires  sont  tellement  réduites  que 
sur  vingt  pensionnaires  on  en  compte  à  peine  deux  vraiment 
filles  de  soldat ,  tandis  que  le  reste  appartient  à  des  origines 
bourgeoises,  n'est-il  pas  exact  de  publierque  ces  filles  reçoivent 
une  éducation  menteuse ,  décevante ,  usurpée  sur  l'éducation 
des  reines  ?  J'en  conviens ,  on  danse  à  ravir  aux  divers  établis- 
semens  de  la  Légion-d'Honneur  ;  on  y  apprend  à  peindre  avec 
goût  ;  l'art  de  bien  dire,  de  se  bien  tenir  et  celui  de  bien  penser. 
je  présume,  y  sont  enseignés  avec  une  incontestable  supério- 
rité. Je  crois  qu'on  y  excelle  sur  le  piano  et  même  sur  la  harpe. 
Il  ne  serait  pas  impossible  (pie  le  blason  y  fût  en  honneur.  A 
merveille  ! 

Où  logerez-vous  ces  chefs-d'œuvre  qui  sortent  delà  avec  400 
francs  de  dot?  Avez-vous  beaucoup  de  princes  Louis  Donaparle 
pour  faire  des  reines  de  Hollande  de  ces  Hortenses  du  faubourg 
Saint-Martin?  Quel  petit  marchand  osera  mesurer  son  aciif 
avec  l'immense  avenir  promis  à  ces  demoiselles,  dont  la  moindre 
prétention  est  peut-être  d'avoir  une  harpe  de  5.000  f.^  sortie  des 
ateliers  harmonieux  de  Pleyel  ;un  piano  d'Érard,  du  même  prix; 
un  ameublement  gothique  de  Chenavard  ,  des  bronzes  de  Tho- 
inire?  — Savez-vous  teuirles  livres?  Je  le  vois  ,  il  faut  décidé 
ment  des  époux  gradés  aux  pensionnaires  de  la  Légion-d'Hon- 


no  REVUE  DE  PARIS. 

neiir,  el,en  conséquence,  la  guerre,  et  lèvent  n'y  est  pas;  et  la 
guerre  perpétuelle  :  c'est  encore  plus  difficile  ;  et  ensuite  un 
Napoléon  qui  gagnât  Austerlitz  et  Friedland.  C'est  trop  cher, 
de  pareilles  dots. 

Quel  remède  à  ceci  ?  FermerrétablissementdelaLégion-d'Hon- 
neur ,  comme  la  révolution  ferma  les  couvens.  Un  chevalier  de 
Malle  n'est  pas,  de  nos  jours, une  anomalie  plus  choquante  qu'une 
demoiselle  de  la  Légion-d'Honneur.  Cependant  lînissez-en  avec 
générosité  ;  mariez  toutes  ces  demoiselles. 

Les  contestations  judiciaires  qui  se  sont  élevées  relativement  à 
l'exécution  du  testament  du  prince  de  Condé  ont  entraîné,  entre 
autres  résultats,  l'annulation  du  legs  d'Écouen,  que  ce  prince 
destinait  à  un  établissement  où  auraient  été  reçus  les  fils  des 
émigrés  vendéens.  Par  suite  des  changemens  survenus  dans  la 
forme  de  l'état,  ce  legs  a  paru  aux  législateurs  d'nne  réalisation 
impossible  ;  et  sans  y  avoir  égard ,  le  château  d'Écouen  est  re- 
tourné au  légataire  universel,  M.  le  duc  d'Aumale. 

Nous  n'avons  pas  mission  de  conseillerles  rois  ni  d'apprendre 
à  leurs  fils  que  la  volonté  des  mourans  s'est  chose  pénible  à  fouler 
aux  pieds.  Sans  moraliser  les  trônes  d'un  ton  si  haut, ne  pour- 
rait-on de  mander  si,  parmi  toutesles  destinations  qu'on  essaiera, 
et  cela  sans  succès,  de  donner  au  château  d'Écouen,  celle  dont  le 
prince  de  Condé  avait  eu  l'idée  ne  mériterait  pas  d'être  appréciée  ? 
Tout  n'est  pas  à  rejeter  d'une  inspiration  généreuse.  Si,  des  fils 
de  Vendéens ,  il  n'y  avait  à  espérer  que  des  hommes  révoltés 
contre  l'état,  nul  doute  que  l'institution  projetée  par  M.  le  prince 
de  Condé  ne  fût  une  insulte  pour  le  pays.  Lepays  ne  doit  niscience 
ni  lumières  à  qui  tournera  sa  force  contre  lui.  M.  de  Condé  avait 
des  sympathies  plus  raisonnables.  Sa  munificence  n'allait  pas 
jusqu'à  vouloir  qu'on  entretint,  après  sa  mort,  des  pépinières  de 
Charrette  et  de  Larochejacquehn,  dans  une  école  normale  d'in- 
cendiaires. Le  legs  d'Écouen  était  une  récompense,  une  preuve 
de  bon  souvenir,  donnée  à  des  affections  militaires,  nées  autre- 
fois dans  les  mauvais  temps  de  l'exil,  et  non  un  encouragement 
à  des  principes  que  M.  le  prince  de  Condé  savait  bien  ne  pou- 
voir plus  se  perpétuer.  Voici  plutôt  comment  il  compr^ait  le 
but  et-l'utilité  du  bienfait  qu'il  léguait  aux  enfans  de  ses  com- 
l)agnons  d'armes.  Sans  altérer  les  traditions  de  royahsme  des 
pères,  il  aspirait  à  rendre  dans  le  cœur  des  enfatislafoimonar- 


REVUE  DE  PARIS.  111 

chique  plus  pure,  plus  éclairée  ,  plus  nationale.  A  une  généra- 
tion d'hommes  sauvages,  rudes  dans  leur  fidélité,  poussant  le  dé- 
vouement jusqu'au  crime,  il  voulait  faire  succéder  des  hommes 
forts  par  la  parole,  à  une  époque  où  elle  est  tout  ;  égaux  en  lu- 
mières avec  qui  que  ce  fût,  redoutables  à  la  tribune,  où  les  opi- 
nions triomphent,  de  nos  jours,  mieux  qu'au  fond  des  bocages, 
à  la  lueur  des  mousquets.  Qui  osera  interpréter  autrement,  sans 
outrager  la  raison  du  testateur,  le  legs  en  faveur  des  enfans  ven- 
déens ? 

En  admettant  même  que  les  espérances  du  prince  de  Coudé 
n'eussent  pas  été  aussi  désintéressées ,  il  y  a  au  bout  de  tout  en- 
seignement mille  destinées  imprévues  qui  eussent  trompé  ses 
calculs.  A  quiest-il  permis  da  s'assurer  d'avance  le  bénéfice  d'une 
éducation  ?  Qui  a  jamais  su  sur  quelle  doctrine  sociale  se  greffe- 
rait la  science  acquise  ?  L'homme  sème.  Dieu  fait  croître.  Des 
jupes  noires  de  la  scolastique  est  sorti  le  hideux  matérialisme 
du  dix-huitième  siècle  ;  et  l'école  républicaine  ,  dont  on  a  peur 
aujourd'hui,  est  fille  des  leçons  de  la  restauration  ! 

Ouvrez  donc  sans  crainte  Écouen ,  ses  vastes  salles  d'étude  , 
ses  cours  solitaires ,  aux  enfans  des  Vendéens.  Une  fois  sous  vo- 
tre clef,  vengez-vous,  mais  vengez-vous  bien!  Les  pères  ne 
savaient  pas  lire  ;  que  les  enfans  lisent,  écrivent,  calculent! 
Les  pères  brûlaient  ;  que  les  enfans  apprennent  à  bâtir  !  Ceux- 
là  étaient  incemliaires,  ceux-ci  seront  architectes  :  les  uns 
cultivaient  à  peine  une  terre  aridç ,  les  autres  connaîtront  l'in- 
dustrie qui  féconde  les  marais,  promène  la  charrue  dans  les  plai- 
nes et  répand  du  gazon  sur  les  rochers!  Les  pères  se  cachaient 
dans  les  joncs ,  les  fils  se  promèneront  à  travers  les  blés  ? 
Les  pères  n'obéissaient  à  aucune  loi ,  les  fils  les  respecteront 
toutes ,  parce  qu'ils  les  comprendront,  et  parce  qu'ils  les  auront 
faites  !  Et  par-là  vous  aurez ,  sans  subornation ,  étouffé  les  ger- 
mes de  la  guerre  civile ,  déplacé ,  du  moins  pour  long-temps  , 
son  principal  foyer  ,  et,  du  même  coup,  accompli  le  vœu  du 
prince  de  Condé  ! 

LÉOfï  Gozixy. 


VARIATIONS 


L'ÉGLISE    FRANÇAISE 


Bossuet  a  fait  un  livre  que  personne  n'a  lu ,  hormis  les  jeu- 
nes séminaristes  deSainl-Sulpiceet  d'Issy  ;  ce  livre  estindUilé: 
Variations  de  l'église  protestante.  L'évèque  de  Meaux  y  a 
léfuté  M.  Mignet  avec  cette  éloquence  logique  qui  caractéiise 
le  Démosthène  de  l'oraison  funèbre.  11  y  aurait  aujourd'hui  un 
nouveau  livre  à  faire  sur  les  variations  d'une  autre  église  que 
nous  avons  vue  poindre,  il  y  a  bientôt  cinq  ans.  En  attendant 
l'histoire,  voici  l'article. 

Le  lendemain  du  29  juillet ,  de  tricolore  mémoire,  beaucoup 
d'hommes  oisifs  songèrent  à  prendre  un  état  ;  les  uns  se  firent 
rois ,  d'autres  présidens  à  vie  ;  un  de  mes  amis  fonda  une  dynastie 
de  son  nom ,  un  de  mes  ennemis  se  fit  premier  consul  ;  ceux 
qui  avaientune  ambition  un  peu  plus  élevée  se  firentdieux  :  dans 
ces  derniers  l'abbé  Chalcl. 

L'abbé  Chatel  se  proposa  de  continuer  Jésus-Christ  ;  il  ra- 
massa l'Évangile ,  tombé  sur  le  Calvaire  entre  deux  larrons ,  le 
traduisit  en  français ,  et  se  lança  parmi  les  scribes  et  les  phari- 
siens de  la  vue  de  Cléry.  Il  prit  à  bail  la  salle  des  commissaires 
priseurs ,  et  mit  la  religion  au  rabais  ;  il  fonda  les  messes  éco- 
nomiques et  les  sermons  à  deux  sous. 

Il  eut  pour  clientelle  quelques  soldats  désœuvrés ,  et  les  ser- 
vantes  delà  rue  Bourbon-Villeneuve,  et  du  Petit-Carreau. 


ROUE  DE  PARIS.  M 3 

Comme  il  ne  ileraandait  d'argent  à  personne ,  personne  ne  lui 
en  donna  ;  la  cire  de  l'aulel  el  la  lampe  du  sanctuaire  ruinaient 
l'abbé  Chatel  à  vue  d'œll  ;  il  fit  des  lettres  de  change  tirées  sur 
le  Saint-Esprit  ;  les  huissiers  entrèrent,  le  chapeau  sur  la  tète, 
dans  la  maison  de  Dieu  ;  on  mit  les  scellés  sur  le  tabernacle  ;  le 
propriétaire,  qui  avait  pris  le  l)ail  au  sérieux,  confisqua  les  va- 
ses sacrés.  Chalel  essaya  ,  comme  Jésus-Christ ,  de  chasser  les 
trafiquans  du  temple  :  ces  choses-là  ne  réussissent  pas  deux  fois; 
les  trafiquans  chassèrent  l'abbé  Chatel. 

Chatel  ne  donna  pas  sa  démission  de  dieu;  quand  on  a  tàté 
des  honneurs  on  y  tient  :  n'est  pas  Dieu  qui  veut;  il  se  mit  à 
courir  la  bonne  et  vaste  cité  de  Paris,  demandant  une  localité 
convenable  où  sa  divinité  put  faire  élection  de  domicile.  Partout 
les  propriétaires  s'informaient  gravement  si  M.  le  dieu  avait 
assez  de  meubles  pour  garantir  le  bail  ;  Chalel  baissait  la  tête 
et  se  contentait  de  dire  analhème  à  chaque  propriétaire;  au 
bout  d'un  mois,  il  avait  excommunié  tous  les  électeurs  parisiens, 
mais  il  était  toujours  sur  le  pavé. 

Martin ,  le  dompteur  des  bêtes  fauves ,  venait  de  quitter  son 
hangar  du  boulevard  Bonne-Nouvelle  ;  la  place  était  encore  toute 
chaude  ;  il  y  restait  bon  nombre  de  cages  vides  pour  cause  de 
décès  :  c'était  un  hôtel  garni  sans  locataires.  L'al)l)é  Chatel  s'y 
installa  fièrement;  il  prit  texte  de  l'élable  de  Bethléem  pour 
s'excuser  à  ses  yeux  de  sa  profanation.  11  jeta  des  flots  d'eau 
bénite  dans  la  cuve  du  crocodile,  bénit  laçage  du  lion  Néron  dé- 
cédé, et  en  fit  un  autel.  On  grava  sur  le  fronton  extérieur,  entre 
deux  têtes  peintes  de  léopards  :  Église  française,  et  les  fidèles 
furent  appelés. 

Le  décor  intérieur  subit  quelques  changemens  notables  et  de 
bon  goût.  L'abbé  Chatel  excelle  dans  le  décor  ;  il  mit  une  châsse 
de  saint  Vincent  de  Paule  dans  une  belle  cage  bien  grillée;  on 
lisait  sur  le  haut  de  la  châsse  :  Tigre  du  Sénégal.  Il  inaugura 
une  petite  statue  de  Fénélon  dans  la  loge  d'un  mandrille ,  mort 
poitrinaire,  et  se  fit  enfin  une  belle  chaire  avec  la  plus  grande 
des  cages,  soigneusement  recouverte  d'une  tenture  cramoisie. 

Ce  fut  long-temps  un  étrange  mystère  pour  les  promeneurs 
du  boulevart  Bonne-Nouvelle;  ils  entendaient  chanter  en  pas- 
sant :  Le  Seigneur  dit  à  mon  Seigneur  :  Asseyez-vous  à 
ma  droite ,  et  ils  ne  pouvaient  se  rendre  raison  de  cette  lubie 
TOME  v.  10 


114  REVUE  DE  PARIS. 

(le  Mailin  ,  qui  faisait  clianter  en  chœur  les  Psaumes  de  David 
à  sa  congrégation  d'animaux.  Il  s'en  trouvait  qui  disaient  ingé- 
nument :  1!  Ah  !  je  comprends  ;  voilà  comme  il  les  apprivoise  !  > 
A  l'heure  des  compiles,  lorsque  le  cœur  entonnait  le  verset  : 
Celui  qui  a  confiance  en  Dieu  marche  sur  le  lion  et  le  dra- 
gon, le  saisissement  était  visiMe  sur  le  houlevart;  mais  on 
s'expliquait  toujours  avec  peine  cette  rage  de  piété  qui  tout  à 
coup  s'était  emparée  de  Martin.  Souvent  un  excellent  rentiei' 
descendait  du  Marais  par  l'omnibus,  avec  toute  sa  famille,  pour 
admirer  le  dompteur  de  monstres;  il  présentait  sa  pièce  de  six 
francs  au  bureau,  eton  lui  rendaitde  Veau  bénite.  Ilentrail,  ras- 
surant sa  femme  qui  entendait  mugir  le  serpent,  et  cette  pauvre 
famille  d'innocensrestaitclouée  par  les  pieds  sur  la  première  plan- 
che, en  voyant  l'abbé  Chatel  en  chasuble,  qui  leur  disait:  Qnc 
le  Seigneur  soit  arec  tous!  et  leur  donnait  sa  bénédiction. 

Eh  bien!  avec  tous  ces  élémens  de  vogue,  l'abbé  Chatel  ne 
faisait  pas  ses  frais.  Martin  avait  été  plus  heureux  que  Dieu. 
Le  prix  du  bail  était  exorbitant;  un  adepte  promenait  un  bas- 
sin qui  s'en  revenait  vide  à  la  cage  des  marguilliers.  La  ciie 
et  l'huile  étaient  en  souffrance.  Le  jour  de  Pâques,  Chatel  se 
vit  forcé,  pour  acheter  le  cierge  pascal,  de  mettre  au  Mont-de- 
Pièté  un  tigre  empaillé,  oublié  par  Martin.  Le  houlevart  Bonne- 
Nouvelle  est  fort  impie  de  sa  nature;  les  mauvais  sujets  du 
Gymnase  l'ont  perverti.  Ce  quartier  philosophe  ne  versait  pas 
une  obole  dans  le  tronc  de  Chatel.  Les  lettres  de  change  furent 
protestées;  les  recors  arrivèrent  derechef;  Dieu  fut  déclaré  en 
faillite  par  jugement  du  tribunal  de  première  instance,  séant  à 
Paris.  La  formidable  contrainte  par  corps  futannoncéeà  Chatel; 
on  allait  i'écrouer  à  Sainte-Pélagie ,  sainte  qui  n'était  pas  dans 
ses  litanies;  il  n'eut  que  le  temps  de  se  sauver  vers  une  man- 
sarde du  Jardin  des  Plantes,  déguisé  sous  une  ]>eau  de  lion , 
qui  servait  de  nappe  d'autel. 

Chatel  se  vit  justement  alors  dans  la  position  des  évêques  de 
la  primitive  église.  Il  avait  trouvé  des  Doniilien ,  des  Eestus, 
des  Hiéroclès  ,  des  persécuteurs  dans  la  personne  des  huissiers, 
-desgardes  du  commerce,  des  recors.  A  l'exemple  de  Marcellin, 
il  se  retira  dans  le  cimetière  du  Père-Lachaisse,  et  pria  pour 
lui,  en  bénissant  la  ville  et  le  monde.  Il  dormait  sous  la  pyra- 
-;nide  ttmiulaire  de  Masséna ,  buvait  l'eau  claire  de  la  vallée 


REVUE  DE  PARIS.  115 

lilyséenne;  et,  pour  simplifier  ses  repas,  il  jeûnait.  l)es, jours 
assez  calmes  lui  étaient  promis  ;  il  cntievoyait  même  l'aurore 
libératrice  de  Constantin,  et  la  chute  du  tyran  Maxence,  repré- 
senté par  l'huissier  Rigal ,  dûment  asseimenté ;  hélas  !  le  feu  de 
la  |)erséculion  ne  devait  pas  si  tôt  s'éteindre  pour  lui  ! 

A  l'exemple  de  Paul,  il  avait  coutume,  à  minuit,  de  gravir  la 
colline  <lu  cimetière ,  la  colline  (lu'ou  appelle  le  mont  Louis.  Là 
il  chmiait  des  psaumes,  non  ceux  de  David,  mais  les  siens, 
qu'il  trouvait  meilleurs,  parce  qu'il  les  avait  faits.  Le  concierge 
qui  garde  les  morts,  et  ne  les  perd  pas  de  vue,  avisa  une  nuit 
de  sa  croisée  «[uelque  chose  qui  ressemblait  à  un  vivant.  Il  prit 
son  fusil  à  deux  coups,  et  de  tombe  en  tombe  arriva  inaperçu 
sur  le  mont  Louis ,  en  poussant  un  Qui  vive  qui  fit  tressaillir 
les  morts.  Chatel  était  leste;  il  bondit  comme  un  chevreuil  re- 
lancé, courut,  au  vol,  dans  le  quartier  aristocratique  du  cime- 
tière ,  la  Chaiissée-d'Antin  de  la  Nécropolis ,  et  se  réfugia  au 
sein  de  la  famille  de  marbre  dun  boyard  russe,  entre  la  statue 
de  son  fils  éploré  et  la  statue  de  sa  veuve  inconsolable  qui  vient 
de  se  remarier  ù  Moscou. 

Malheureusement  il  avait  affaire  à  un  concierge  qui  connaît 
-le  personnel  de  sa  funèbre  galerie  :  ce  terrible  explorateur  dé- 
couvrit facilement  sur  le  sarcophage  une  statue  de  marbre  noir 
qui  n'appartenait  pas  à  la  famille  blanche  duboyard.  D'ailleurs 
cette  statue  portait  un  chapeau  de  castor;  Chatel  ne  s'était  pas 
découvert  à  cause  de  l'humidité,  n  Que  faites-vous  là,  monsieur? 
cria  le  concierge  à  la  statue  noire.  —  Je  prie  Dieu  sur  la  mon- 
tagne, répondit  la  statue.  —  Voulez-vous  bien  descendre ,  ou  je 
vous  tire  un  coup  de  fusil.  )> 

Chatel  chanta  le  verset  du  psaume  G  :  Eetirez-vous  de  moi, 
vous  tous  qui  cominettez  l'iniquité. 

—  Veux-tu  descendre,  encore  une  fois,  le  dis-je. 

—  Je  suis  comme  un  sourd  qui  n'entend  point  ^  je  suis 
comme  un  nmet  qui  n'ouvre  point  la  bouche.  (  Psaume  37.) 

—  Eh  bien!  je  vais  te  faire  entendre,  moi;  à  la  troisième 
sommation,  je  fais  feu. 

—  Je  suis  comme  le  pélican  dans  les  déserts,  je  suis 
comme  le  hibou  dans  son  domicile.         (Psaume  101.) 

—  Veux-tu  descendre,  corbeau  :"  » 

Et  le  concierge  furieux  coucha  en  joue  l'abbé  Chatel.  L'abbé 


116  REVUE  DE  PARIS* 

Chalel  descendit  et  dit  avec  beaucoup  de  douceur  au  portier 
des  morts  :  <i  Me  i);'enez-vous  ])o»r  un  voleur,  vous  qui  venez 
ainsi  au  milieu  de  la  nuit  avec  des  armes  et  des  bâtons?  :> 

Le  concierge  le  saisit  au  petit  collet  et  le  mit  à  la  porte.  «  Si 
vous  rentrez  une  autre  fois  cliez  nous ,  lui  dit-il  d'un  air  mena- 
çant, je  vous  enterre  sous  ce  saule  pleureur.  » 

L'abbé  Chatel  traversa  Paris  et  se  dirigea  vers  les  Catacombes, 
pour  s'y  ensevelir,  à  l'exemple  de  saint  Sébastien.  Il  a  depuis 
été  condamné  trois  fois  par  défaut  par  l'impie  tribunal  de  com- 
merce de  Paris.  , 

La  religion  allait  périr  sous  cette  procédure  atbée ,  lorsqu'un 
vengeur  fut  suscité.  L'abbé  Lejeune  acquit  le  fonds  de  Chatel; 
il  fallait  du  courage  pour  recommencer  une  nouvelle  exploita- 
tion de  l'Église  française;  l'abbé  Lejeune  est  entreprenant,  il 
trouva  d'abord  un  local  :  c'était  un  hangar,  au-dessous  du 
niveau  du  pavé  de  Paris,  boulevart  Beaumarchais,  no25.  Pour 
économiser  les  tentures,  l'abbé  Lejeune  tapissa  son  église  avec 
des  versets  de  psaumes,  traduction  Chatel.  Le  commerce  parut 
marcher  assez  bien  ;  le  faubourg  Saint-Antoine  ne  donnait  pas 
trop ,  mais  il  se  manifestait  quebiue  mouvement  pieux  sur  le 
boulevart  des  Filles-du-Calvaire.  Un  jeune  ébéniste  de  la  rue  de 
Charonne,  qui  avait  lu  le  Citateur,  de  Pigault-Lebrun ,  et  qui 
passait  pour  un  philosophe  accompli ,  vint  contracter  l'union 
sacramentelle  du  mariage  dans  le  hangar  de  l'abbé  Lejeune.  Ce 
fut  une  véritable  fête  ;  le  hangar  s'illumina  de  quatre  cierges  ; 
on  le  farcit  de  drapeaux,  on  emprunta  au  voisin,  le  marchand 
d'occasion,  deux  antiques  tapis  Gobelins ,  représentant  Télé- 
inaque,  Caljpso  et  ses  Nymphes  «î«es,  sur  lesquels  l'abbé 
Lejeune  installa  ingénieusement  le  buste  de  Fénelon.  L'époux 
ébéniste  et  philosoi)he  engagea  une  thèse  avec  l'officiant  à 
ï  Orale  fratres ,  sur  le  mystère  de  l'incarnation;  l'abbé  Lejeune 
fit  servir  des  rafraîchissemens  après  le  Credo.  Un  vénérable 
monsieur,  qui  a  vu  passer  Voltaire  sur  le  quai  Voltaire  en  1778, 
s'attendrissait  de  joie  à  cette  touchante  cérémonie.  <(  Ça  fera 
bien  du  mal  aux  curés  et  aux  jésuites  !  disait-il  tout  ému  ;  voilà 
la  religion  qu'il  faut  à  l'homme  aujourd'hui  !  C'est  pourtant  à 
M.  de  Voltaire  que  nous  devons  cela  !  )>  Et  il  déposa  un  sou  dans 
le  bassin  pour  l'entretien  du  culte  de  l'abbé  Lejeune. 
L'abbé  Lejeune  triomphait;  la  place  de  la  Bastille  se  faisait 


REVUE  DE  PARIS.  1 17 

insensiblemoiit  dévote  ;  on  apercevail  quelques  symplômes  de 
eonversioii  diiiis  la  rue  Contrescarpe  et  sur  la  rive  droite  du 
canal  de  l'Ourcq.  L'église  orthodoxe  de  Saint-Louis-des-Marais 
commençait  ù  redouter  une  concurrence.  Le  hangar  se  meublait 
pièce  à  pièce  ;  la  générosité  des  fidèles  envoyait  à  l'abbé  Le- 
jeune,  tantôt  une  tleur  artificielle  Hélrie  sur  un  chapeau  de  dame 
au  dernier  carnaval,  tantôt  un  verre  de  cristal,  à  pied  boiteux, 
pourdoubler  le  calice,  tantôt  une  nappe  jaune  qui  avait  fait  son 
temps  au  Cadran-Bleu  :  Vabhè  Lejeune  disait  avec  componc- 
tion :  u  Ça  marche  !  ça  marche  !  )>  et  il  regardait  les  tours  de 
Kotre-Dame  et  le  Panthéon,  comme  Bonaparte,  lieutenant  d'ar- 
tillerie, regardait  le  Château  royal. 

Le  26  avril  dernier,  le  propriétaire  du  hangar-Lejeune,  qui 
n'était  pas  payé  au  terme ,  comme  tous  les  capitalistes  qui  ont 
le  malheur  d'avoir  Dieu  pour  locataire,  arriva,  le  marteau  en 
raain.^  pour  démolir  le  hangar.  L'abbé  Lejeune  lui  fit  une  allo- 
cution, où  il  le  comparait  à  Nabuchodonosor ,  à  Anliochus,  à 
Sennachérib,  à  Sardanapale,  à  tous  les  rois  sacrilèges  qui 
avaient  porté  l'abomination  de  la  désolation  dans  le  parvis  de 
l'arche  sainte;  il  lui  prédit  même  que  s'il  portait  un  seul  coup 
de  marteau  sur  la  charpente  de  cèdres  du  Liban, deux  anges 
descendraient  sur  deux  chevaux  blancs  pour  battre  de  verges 
le  nouvel  Héliodore  du  boulevart  Beaumarchais.  Le  propriétaire 
du  hangar  plongea  ses  deux  mains  dans  les  poches  de  sa  redin- 
gote de  castorine ,  et  dit  à  l'abbé  Lejeune  qu'il  se  moquait  des 
anges  et  de  leurs  chevaux;  qu'il  avait  des  contributions  à  payer 
au  percepteur  de  la  rue  Saint-Louis,  et  qu'il  exigeait  son  terme, 
échu  deux  fois,  et  jamais  payé!  L'abbé  Lejeune  proposa  au  pro- 
priétaire de  faire  donner,  le  soir  même,  une  représentation  à 
son  bénéfice;  le  propriétaire  refusa;  l'abbé  Lejeune  offrit  un 
tronc;  le  tronc  ouvert,  il  n'y  avait  rien.  Un  maçon  fut  incon- 
tinent mandé  ;  la  charpente  s'écroula,  les  murs  se  lésardèrent; 
les  anges  d'Héliodore  ne  parurent  pas, 

L'abbé  Lejeune  s'ouvrit  une  souscription  au  pied  de  la  colonne 
de  juillet,  figurée  en  échafaudage:  la  place  de  la  Bastille  s'émut 
de  compassion  tendre  ;  la  souscription  eut  un  grand  succès  de 
plaintes  et  de  gémis.scmens;  l'aumône  fut  plus  réfractaire;  l'abbé 
Lejeune  se  recommanda  au  génie  de  Chotel,  et  demanda  l'hos- 
pitalité ,  pour  le  compte  de  Dieu  .  à  la  porte  d'un  autre  hangar, 

10. 


118  REVUE  DE  PARIS. 

situé  rue  de  la  Roquette,  n»  18,  Il  fallut  se  faire  là  unenouvelie 
clientelle  ;  les  dévots  du  boulevart  Beaumarchais  retomlièrent 
dans  l'impénitence  finale,  et  prêtèrent  même  secours  aux  démo- 
lisseurs du  temple  de  Dieu  ,  n»  25.  L'al)bé  Lejeune  prit  un  cilice, 
se  macéra,  jeûna  surtout,  se  retira  en  contemplation  sur  la 
butte  Montmartre.  Sa  voix  criait  dans  le  désert  comme  celle  de 
saint  Jean;  aucun  diable  de  l'Opéra  ne  vint  pour  le  tenter,  ni 
|K)ur  l'emporter  sur  le  pinacle  du  temple ,  ni  pour  changer  les 
pierres  en  pain.  Un  autre  malheur  vint  accabler  le  successeur 
de  Chalel. 

Cet  autre  malheur  se  nommait  l'abbé  Auzou,  un  de  ces  prêtres 
toujours  prêts  au  schisme ,  et  ne  pouvant  pardonner  au  pape  le 
crime  de  ne  les  avoir  pas  faits  archevêques.  Auzou  voulut 
exploiter  la  petite  et  expirante  clientelle  que  Chatel  avait  ébau- 
chée dans  la  fosse  aux  lions  d'Habacuc,  la  ménagerie  de  Martin. 
Auzou  fit  faire  à  Dieu  élection  de  domicilie ,  boulevart  Saint- 
Denis,  n»  10. 

Cette  fois,  le  hangar  prit  une  physionomie  de  chapelle;  c'était 
beaucoup  plus  décent  que  les  cages  bénites ,  et  la  crèche  de 
Chalel  et  Lejeune.  Auzou  tenait  surtout  à  l'honneur  de  prouver 
au  peuple  qu'il  ne  faisait  pas  spéculation  de  prières ,  qu'il  ne 
tenait  pas  bureau  de  messes,  comptoir  de  sermons;  que  son 
seul  désir  était  de  ramener  au  culte  du  vrai  Dieu  les  Magdeleines 
de  la  rue  Beauregard,  et  de  détruire  le  culte  des  marchands  de 
vin.  A  cet  effet,  il  fit  imprimer  le  placard  suivant,  que  vous 
pouvez  lire  en  vous  promenant  sur  le  boulevart  Saint-Denis. 

Chaises 1  sou. 

Mariages 2  sous. 

Décès 2  sous. 

Naissances 2  sous. 

Sacremens Idem. 

H  faut  convenir  qu'on  n'est  pas  plus  modeste  que  cela.  Ouelle 
formidable  concurrence  avec  la  paroisse  de  Bonne-Nouvelle  ! 
Qu'on  s'avise  de  se  marier  sur  cette  paroisse:  on  ne  se  tirei)as 
de  l'hyméiiée  à  carreaux  de  crépines  d'or  à  moins  de  cent  écus. 
Il  y  a  de  quoi  dégoûter  de  l'hymen  ;  aussi  voyons-nous  tant  de 
bons  catholiques  qui  toute  leur  vie  lui  préfèrent  son  frère ,  le 
fol  amour.  Qu'on  s'avise  de  naîtreou  de  mourir  sur  ladite  paroisse; 
ou  est  ruiné  au  berceau  ou  à  la  tombe;  mieux  vaut  rentrer  daus 


REVUE  DE  PARIS.  110 

le  néant  ou  se  faire  empailler  sous  cloche ,  dans  son  cabinet. 
L'abbé  Auzou  a  réconcilié  les  fidèles  avecla  vie  et  avec  la  mort. 
Il  fait  naître  et  m»nirir  ses  paroissiens  a\  ec  économie  :  vous 
naissez  pour  2  sous  ;  vous  mourez  pour  le  même  prix  ;  il  ne 
faut  pas  avoir  2  sous  dans  sa  bourse  pour  se  refuser  le  plaisir 
d'un  berceau  et  d'une  inhumation.  Les  sacremens  sont  tous  sur 
un  pied  raisonnable  ;  un  bourgeois  économe ,  qui  a  fantaisie 
d'une  extrême-onction,  peut  se  passer  ce  petit  caprice  au  meil- 
leur marché.  Le  mariage  de  M.  Auzou  est  aujourd'hui  une 
chose  tellement  à  la  portée  de  toutes  les  fortunes ,  que  le  con- 
cubinage n'a  plus  d'excuse.  C'est  un  grand  pas  de  fait  vers  la 
moralisation.  11  y  aura  beaucoup  moins  d'enfans-trouvés 
perdus. 

L'abbé  Auzou  a  un  joli  autel  à  six  flambeaux ,  une  chaire  de 
bois  blanc  ,  une  tribune,  un  crucifix  sortable,  etaux  deux  côtés 
de  son  autel ,  il  a  placé  saint  Vincent  de  Paule  et  Fénelon.  Si 
le  pape  savait  cela ,  il  tomberait  le  front  contre  terre,  comme 
le  grand-prêlre  Héli.  L'abbé  Auzou  a  marché  sur  les  brisées  du 
Vatican;  il  a  canonisé  l'auteur  de  Télémaque.  Le  buste  du  saint 
est  représenté  au  moment  où  i\  Aii:  Calypso  ne  pouvait  se 
consoler  du  départ  d'Ulysse.  L'abbé  Auzou,  sans  mettre  aux 
prises  l'avocat  du  ciel  et  l'avocat  du  diable,  a  inscrit  Fénelon 
sur  la  légende.  L'abbé  Auzou  sera  excomuuuiié  défait,  puisqu'il 
l'est  déjà  de  droit ,  jure  et  facto  comme  disent  les  canons. 

En  cinq  ans ,  l'Église  française  a  donc  essayé  d'élever  autel 
contre  autel.  Les  siens  s'écroulent  déjà  ;  les  autres  sont  encore 
debout.  La  religion  n'a  rien  à  démêler  avec  ces  variations  ;  la 
religion  peut  braver  impunément  les  folies  de  Chalel ,  comme 
les  cérémonies  libertines  du  curé  de  Saint-Roch. 

Makc  Ooier. 


ITALIE. 


^    II.   UN    DIMANCHE    A    FLORENCE.    LA    VILLA 

CATALANI.    l'album    d'uNE    REINE. 


Le  dimanche  est  véritablement  unbeau  jour  à  Florence  ;rin- 
dolente  ville  le  savoure  avec  une  gaieté  calme  qui  est  du  bon- 
heur réfléchi.  En  me  replongeant  dans  mes  souvenirs  de  Toscane, 
il  me  semble  que  Florence  tient  en  réserve  pour  ses  dimanches 
un  soleil  particulier,  une  lumière  plus  douce,  un  fleuve  plus 
azuré,  un  ombrage  plus  voluptueux,  dans  les  allées  des  Caséines. 
Partoutailleursle  peuple  passe  son  dimanche  à  courir,  à  s'égayer 
follement,  à  s'étourdir  en  famille  pour  oublier  ses  labeurs  de  la 
semaine  ;  à  Florence ,  le  peuple  se  promène  ;  il  y  a  dans  son  atti- 
tude un  caractère  de  bourgeoisie  opulente,  de  dignité,  d'aisance, 
de  bon  ton.  C'est  sans  doute  la  seule  ville  du  monde  où  l'on  n'a- 
perçoive pas  trace  de  haillons  chez  le  peuple.  Quel  excellent 
augure  ne  doit-on  pas  tirer  du  bonheur  des  masses  dans  une 
ville  où  les  paysannes  ont  des  chapeaux  à  plumes,  et  leurs  maris 
des  gants  de  chamois  !  Ce  n'est  qu'à  Florence ,  je  crois  ,  que  le 
peuple  de  la  campagne  porte  des  gants.  J'aime  mieux  les  Cas- 
éines que  nos  Tuileries.  Les  Tuileries  ont  l'air  de  vous  protéger 
orgueilleusement  de  leurs  ombrages ,  comme  le  chêne  de  la 
fable  ;  on  est  tenté  d'essuyer  ses  pieds  à  la  grille  avant  d'entrer, 
comme  à  la  porte  d'un  salon  vernissé:  on  a  beau  admettre  à  cette 
promenade  Cincinnatus  et  Spartacus ,  il  y  règne  toujours  une 
atmosphère  praticienne  qui  gêne  l'humble  bourgeois.  Les  Cas- 
cinés,  voilà  la  véritable  promenade  de  tout  le  monde.  D'abord  , 
il  n'y  a  pas  de  grilles;  partout  où  vous  mettrez  des  grilles,  vous 


REVUE  DE  PARIS.  121 

ne  ferez  jamais  qirune  i)risoii  ;  si  devant  les  grilles  vous  i)lacer 
(luelqiies  sentinelles,  alors  la  prison  seracomplète.  Aux  Caséines, 
ni  soldats  ni  barreaux  de  fer  ;  c'est  un  bols  délicieux  qui  com- 
mence à  la  lisière  de  la  ville,  un  bois  véritable,  où  l'on  a  ménagé 
quelques  allées  au  cordeau ,  mais  qui  conserve  encore  presque 
partout  une  grande  indépendance  de  culture  ;  l'Arno  longe  les 
Caséines,  comme  la  Seine  les  Tuileries,  avec  cette  différence 
(lu'entre  les  Caséines  et  le  fleuve  il  n'y  a  pas  un  long  rempart 
tout  prêt  à  soutenir  un  siège.  De  fraîches  pelouses  conduisent  le 
promeneur  des  Caséines  sur  la  rive  de  l'Arno. 

La  promenade  des  dimanches  aux  Caséines  est  une  charmante 
fête  italienne.  C'est  un  Longchamps  hebdomadaire  ;  deux  lon- 
gues files  de  calèches  courent  sur  la  grande  allée  ;  les  cavalcades 
s'y  entremêlent  ;  les  piétons  circulent  dans  les  nefs  latérales  du 
bois.  Ce  tableau  est  calme ,  élégant  el  gracieux  comme  tout  ce 
qui  est  florentin;  il  ne  sort  aucun  cri  de  cette  foule  si  décente; 
l'italien  fluide  et  argenté  de  la  molle  Toscane  circule  harmo- 
nieusement de  bouche  en  bouche ,  sur  des  notes  à  l'unisson  qui 
font  plaisir  à  l'oreille.  Point  de  lutte,  de  querelles ,  de  grossiers 
j)roi)os  ;  ce  n'est  pas  au  moins  absence  de  passion  chez  ce  peuple  ; 
il  se  passionne  quand  il  faut  ;  c'est  un  peuple  profondément  ar- 
tiste  qui  ne  juge  pas  ù  propos,  dans  son  exquis  bon  sens,  de  dé- 
penser son  énergie  dans  des  bacchanales  de  rue;  s'il  se  promène 
aux  Cascines  avec  tant  de  décence,  c'est  qu'il  ne  sait  pas  s'exal- 
ter à  froid  pour  faire  du  bruit  inutile  en  plein  air.  Allez  le  voir 
au  théâtre  ;  1;\  il  pleure,  il  rit,  il  trépigne  ;  il  applaudit  vingt  fois 
une  cavatine  avec  la  frénésie  de  son  midi  ;  allez  le  voir  au  ser- 
mon du  Dôme,  lorsqu'un  de  ces  moines  éloquens,  comme  j'en  ai 
entendu,  prêche  l'Avent  ou  le  Carême  ;  toutes  les  i)hrases  de 
l'orateur  vibrent  sur  les  visages  expressifs  de  l'immense  audi- 
toire; les  mains  se  crispent  pour  se  défendre  d'applaudir  ;  le 
sermon  fini ,  on  enferme  prudemment  le  prédicateur  dans  une 
litière  couverte;  le  peuple  l'emporterait  en  triomphe  pour  le 
remercier  :  on  est  obhgé  de  protéger  le  prêtre  contre  cette 
ovation. 

Un  deces  beaux  dimanches  de  printemps,  je  sortis  de  Florence 
par  la  porte  San-Gallo,  pour  me  rendre  à  une  touchante  invi- 
tation que  j'avais  reçue  la  veille;  j'allais  entendre  chanter  les 
litanies  de  la  Vierge ,  à  la  chapelle  du  village  de  la  Loggia: 


124  REVUE  DE  PARIS. 

c'était  M'"<'Calalani  qui  devait  chauler,  avec  sa  fille  Mn^cDuvivier; 
la  maison  de  ca:iipagne ,  qui ,  par  la  volonté  duî^rand-duo  ,  porte 
le  nom  de  nilustre  cantatrice,  est  conlijjuë  à  la  Loff^ia. 

La  messe  fut  dite  par  un  vénérahle  prêtre  octogénaire  ;  la 
chapelle  était  lernplie  de  paysans  et  de  |)aysannes,  tous  age- 
nouillés avec  indolence,niais  se  mêlant  avec  ferveur  aux  prières 
de  l'autel.  Dans  le  sanctuaire,  il  n'y  avait  qu'un  très-petit  noml)re 
d'invités  ,  entre  autres  M.  et  M™e Gaétan  Mural,  et  un  glorieux 
exilé  de  Pologne,  M.  le  comte  de  Potocki. 

MadameCatalani  entonna  les  litanies  avec  sa  magnifique  voix , 
la  même  voix  que  l'Europe  a  entendue  et  tant  applaudie;  il  n'y 
avait  celte  fois  pour  l'admirer,  ni  le  parterre  de  la  Scala  ,  ni 
les  loges  de  San-Carlo ,  ni  un  auditoire  de  Parisiens,  de  Russes 
ou  d'Anglais,  ni  un  congrès  de  rois.  De  pauvres  paysans  l'écou- 
laienl, bouche  héante;  leurs  figures  exprimaient  le  ravissement , 
l'extase,  .l'ai  vu  peu  de  tableaux  aussi  touchans.  L'artiste  célè- 
bre, qui  chantait  à  genoux  au  pied  de  l'autel,  est  toujours  belle 
et  majestueuse  comme  nous  l'avons  vue  aux  Italiens;  ses  yeux 
sont  toujours  superbes,  sa  physionomie  toujours  palpitante 
d'émotion;  c'était  bien  beau  h  voir  que  Sémiramis  abdiquant 
ainsi  la  pourpre  babylonienne,  pour  donner  de  la  joie  à  tout  uk 
indigent  village ,  pour  prier  la  Vierge,  en  roulant  les  notes  graves 
de  la  mélopée  des  chrétiens.  J'étais  heureux  d'entendre  ces 
saintes  violences  de  la  prière  ,  qui  éclataient  dans  une  latinité 
sonore,  sur  des  lèvres  italiennes;  jamais  la  chapelle  nue  de  ce 
village  n'avait  tressailli  à  pareille  fête.  A  ces  sublimes  invoca- 
tions: Reine  du  ciel,  Rose  mystique,  Tour  cV ivoire ,  Con- 
solatrice  des  afjlifjés ,  le  ciiœur  des  villageois  répondait  :  Priez 
pour  nous,el  cet  harmonieux  ora  pro  nobis  était  chanté  avec 
un  ensemble  étonnant,  avec  cette  intelligence  naturelle  de  la 
note  et  de  Paccord  parfait  (pii  repose  dans  toute  oreille  iUdienne. 
Le  mode  des  versets  et  des  répons  était  grave  et  simple ,  tel  qu'il 
fut  noté  par  saint  Rernard ,  ce  grand  serviteur  de  Maiie  ;  la 
cantatrice  ne  leur  faisait  rien  perdre  de  sa  naïveté  primitive, 
mais  elle  attaquait  chaque  invocation  avec  une  chaleur  inspirée , 
un  enthousiasme  séraphique,  (|ui  donnait  un  charme  inatleudu 
à  la  i)oésie  virginale  de  celle  prière,  la  voix  divine  seail)lail 
s'élancer  aux  cieux ,  et  en  descendre  pour  s'éteindre  dans  l'ac- 
clamation de  l'auditoire  ;  ces  chants  alternés  n'étaient  ainsi 


REVUE  DE  PARIS.  123 

interrompus  p;ir  niiciine  pniise ,  conformément  <i  la  loi  écrite 
qui  vent  que  la  prière  de  réglise  ne  tombe  jatiiais  à  terre  ,  el 
<|ue  la  bouche  silencieuse  recueille  le  dernier  son  de  la  bouche 
qui  vient  de  se  fermer. 

J'ai  assisté  à  bien  des  concerts  en  Italie;  je  n'ai  rien  entendu 
de  comparable  à  cette  solennité  de  village.  Dans  la  chapelh- 
Sixtine,  à  Rome,  quand  le  divin  Miserere  éclatait  devant  la 
fresque  de  Michel-Ange ,  je  me  rappelai  avec  émotion  les  Lita- 
nies de  la  Loggia.  Le  pape,  les  cardinaux,  le  saint-coUége  ,  cl 
Michel-Ange  plus  imposant  encore  que  toute  la  cour  de  Rome, 
ne  me  firent  i)oint  oublier  cet  auditoire  serein  de  villageois  qui 
répondait  à  M""^  Catalani ,  dans  une  chapelle  indigente  el 
dépouillée  :  c'est  en  songeant  aux  Litanies  que  je  m'attendris  an 
Miserere  ;  et  si  Dieu  se  complaît  aux  prières  des  hommes  réunis , 
il  aura  donné  aux  paysans  de  la  Loggia  une  oreille  favorable , 
qui  se  sera  peut-être  fermée  aux  soprani  scandaleusement 
admirables  de^a  chapelle  du  Vatican. 

A  l'issue  de  la  cérémonie,  M""  Catalani  (1)  nous  introduisit 
dans  sa  viila.  L'Europe  artiste  a  payé  cette  magnitîqne  résidence; 
Florence  n'a  pas  à  vous  montrer  une  |)lus  belle  maison  de  cam- 
pagne. La  villa  Catalani  s'est  fait  une  ceinture  de  citronniers  et 
d'orangers;  elle  respire  dans  une  plaine;  elle  donne  sa  façade 
d'hiver  au  soleil ,  sa  façade  d'été  aux  ombrages  ;  elle  a  une  cour 
à  colonnade ,  où  elle  étale  quatre  bas-reliefs  de  Lucca  délia  Robbia , 
ce  puissant  sculpteur  qui  aurait  pu  travailler  aux  panathénées 
du  Parlhénon  sur  l'échafaudage  de  Praxitéles.  On  est  saisi  d'un 
frisson  de  joie  en  entrant  dans  la  villa;  une  atmosphère  de 
sérénité  opulente  vous  rafraîchit  le  visage;  sous  les  chaleurs  du 
midi,  on  croit  nager  dans  un  bain  de  marbre;  partout  le  mar- 
bre ,  et  les  riches  pavés  de  mosaïque  ;  partout  l'élégance  italienne 
artistement  combinée  pour  lutter  contre  l'ardente  saison.  Les 
Persiennes  de  cent  croisées  s'agitent  à  la  brise  de  l'Arno ,  el 
font  circuler  la  fraîcheur  dans  les  escaliers  el  les  galeries.  Les 
arrabesques  courent  sur  tous  les  murs,  comme  un  rêve  de  bon- 
heur; les  citronniers  embaument  les  corridors  ;  les  parfums  du 
jardin  montent  dans  toutes  les  alcôves.  On  se  croit  transporté 

(1)  Je  continue  à  donner  à  Mme  Catalani  le  nom  qu'elle  a  renHii 
si  r(''if'brc.  C'csl  aujourd'hui  Mixi'  de  Vaiahrt'^G"*'- 


124  REVUE  DE  PARIS. 

dans  un  de  ces  palais  que  les  peintres  bâtissent  sur  leurs  toiles, 
comme  pour  se  consoler  de  n'avoir  pu  les  trouver  sur  la  terre  ; 
et  pour  cadre  à  cette  villa,  la  campagne  de  Florence!  De  tous 
les  balcons  on  aperçoit  cette  plaine  lumineuse  d'azur,  couronnée 
de  montagnes  bleues,  baignée  par  son  fleuve  caressant.  On  la 
voit  aussi ,  Florence  la  belle ,  sous  les  collines  de  la  villa  Strozzi 
et  de  San  Miniato  ;  elle  semble  couchée  au  bord  de  l'Arno , 
avec  son  dôme  et  ses  deux  tours  colossales,  comme  une  femme 
indolente  qui  étend  ses  bras  avant  de  s'endormir. 

Un  somptueux  déjeuner  nous  attendait  dans  une  charmante 
salle  contiguë  à  l'orangerie.  Le  prêtre  qui  avait  dit  la  messe 
avait  été  invité  ;  il  arriva  pour  s'excuser  de  ne  pouvoir  se  met- 
tre à  table  avec  nous  :  M™"  Catalani  lui  fit  les  plus  gracieuses 
Instances  dans  cette  langue  toscane  à  laquelle  on  ne  peut  rien 
refuser,  le  prêtre  persista  dans  son  refus  en  souriant.  Il  ne 
voulut  accepter  qu'une  tasse  de  chocolat,  qu'on  lui  servit  dans 
une  autre  pièce.  Ce  sci'upule  me  parut  bien  beau  et  bien  mé- 
ritoire chez  un  vieillard.  A  table  on  parla  beaucoup  de  musique, 
et  surtout  des  opéras  français  inconnus  en  Italie.  On  parla  de 
Robert,  qui  n'a  pas  encore  franchi  les  Apennins  ;  c'est  une  vé- 
ritable affiiclion  pour  les  Italiens  ;  il  en  est  qui  sont  partis  de 
Florence  pour  le  voir  représenter  à  Paris  ;  ils  ont  payé  mille 
écus  leur  billet  de  balcon.  C'est  que  les  Florentins  n'ont,  en 
musique,  ni  système  ni  exclusion  ;  ils  se  passionnent  pour  tout 
ce  qui  leur  paraît  beau,  et  ne  demandent  pas  d'où  cela  vient, 
.l'ai  assisté  à  la  naturalisation  des  symphonies  de  Beethoven  à 
Florence  ;  Vhéroïque  et  la  pastorale  excitèrent  un  véritable 
délire  de  joie  :  de  prime  audition ,  ces  chefs-d'œuvre  furentcom- 
pris,  étreints,  dévorés.  Le  même  monde  allait  le  soir  se  pâmer 
à  la  Pergola  devant  Donizeiti,  le  maestro  de  la  saison.  Je  de- 
mandai si  l'opéra  de  Robert  ne  serait  jamais  monté  â  la  Pergola. 
La  troupe  l'aurait ,  certes ,  dignement  exécuté  ;  il  y  avait  un 
ténor  français ,  Dupré ,  qui  a  une  voix  délicieuse ,  une  basse 
chantante  fort  bonne  dont  j'ai  oublié  le  nom  ,  et  deux  cantatri- 
ces pleines  de  talent,  M""»'  Persiani  et  Delsere.  On  me  répondit 
<(ue  Robert  serait  éternellement  exclu  du  théâtre  à  cause  de 
l'acte  des  nonnes ,  et  des  moines ,  et  des  prêtres ,  et  de  l'église 
de  Palerme.  —  Il  est  étonnant,  leur  dis-je,  que  ces  petites  dif- 
ficultés n'aient  pas  été  levées  depuis  qu'on  soupire  après  Ro- 


REVUE  DE  PARIS.  12S 

bert  :  il  n'est  pas  strictement  nécessaire  de  s'astreindre  au 
/ièce//o  français  ;  au  moyen  de  quelques  variations  qui  ne  chan- 
geraient rien  au  fond  de  la  musique ,  vous  pourriez  vous  faire 
un  Robert  épuré  et  admissible  ;  au  lieu  des  nonnes  mettez  les 
premiers  fantômes  venus  ;  je  ne  vois  pas  la  nécessité  que  ces 
fantômes  aient  une  croix  sur  la  poitrine,  et  qu'ils  dansent  de- 
vant le  tombeau  de  sainte  Rosalie.  Quant  au  cinquième  acte  , 
vous  conviendrez  que  l'église  de  Palerme  ne  joue  qu'un  rôle 
accessoire  d'apparition  et  de  décor,  comme  le  Vésuve  dans  la 
Muette.  Supprimez  l'église  et  terminez  court  au  trio ,  l'opéra 
n'y  perdra  rien.  Pour  de  véritables  amans  de  la  musique,  le 
spectacle  s'efface  toujours  devant  l'art.  Moins ,  prêtres ,  nonnes, 
cathédrale,  lampes  d'argent;  tout  peut  être  retranché  sans 
qu'une  seule  note  du  chef-d'œuvre  soit  immolée  dans  cette  dé- 
vastation de  décors.  A  mon  retour  à  Paris,  je  demanderai  à  M. 
Meyer-Beer  s'il  approuve  mon  idée,  et  si  le  compositeur  ne  répu- 
gne pas  à  ces  mutilations  de  la  forme ,  je  vous  fais  envoyer  un 
libretto  orthodoxe,  dussiez- vous  prendre  les  fantômes  que  vous 
avez  sous  la  main ,  dans  le  château  d'Udolphe,  entre  Sienne  et 
Poggi-Bronzi.— 

Ce  déjeuner  finit  selon  les  préceptes  de  la  philosophie  antique. 
Dans  cette  salle  si  riante,  si  parfumée,  tout  empreinte  de  la 
grâce  toscane,  au  milieu  de  ces  jardins  d'orangers  où  la  vie 
est  si  puissante ,  où  toutes  les  joies  aériennes  du  printemps  flo- 
rentin semblent  infuser  en  nous  l'immortalité  du  corps,  un 
chant  lugubre ,  un  chant  de  tombeau,  jeta  son  contraste  et  nous 
fit  rêver  tous  avec  une  délicieuse  mélancolie.  M™"  Catalani  avait 
entonné  le  Dies  irœ  de  l'église  d'Angleterre ,  cet  hymne  som- 
l)re  qui  doit  avoir  été  écrit  sur  le  marbre  d'un  sépulcre,  avec 
une  branche  de  cyprès.  Les  notes  lentes  du  cor  anglais  accom- 
pagnent ce  chant  ;  elles  s'interrompent  et  tintent  comme  le  glas 
de  la  Irompetle  de  l'ange.  Jamais  surprise  plus  inattendue  : 
comme  elle  est  ingénieuse  et  créatrice  ,  l'hospitalité  delà  villa 
Catalani!  un  exquis  déjeuner  servi  entre  les  Litanies  de  la  Vier- 
ge et  le  Dies  irœ  !  au  dessert  un  sybarisme  vulgaire  célèbre  le 
Champagne  et  l'amour  ;  ici,  sur  les  bords  de  l'Arno,  la  coupe 
pleine  des  vins  de  France ,  assis  entre  les  femmes  de  Florence 
«l  les  femmes  de  Paris ,  nous  écoulions  avec  ravissement  lies 
Vfixofs  de  nos  funérailles.  La  brise  riait  sous  les  orangers  de  la 

11 


Î26  REVUE  DE  PARIS. 

terrasse;  midi  descendait  avec  ses  mystères  de  langueur  italien- 
oe  ;  une  lumière  douce  jouait  sur  les  vitres  ;  des  omI)res diapha- 
nes flottaient  sur  les  fresques  ;  c'était  comme  au  tricUnhim  de 
Tibur,  lorsque  Horace  disait  à  Sestius  :  u  Cueillons  les  myrtes 
et  les  fleurs  ;  la  brièveté  de  la  vie  nous  défend  les  longues  es- 
pérances ;  soyez  heureux  ;  quand  vous  serez  chez  les  ombres , 
vous  ne  tirerez  plus  aux  dés  la  royauté  du  festin,  n 

Toute  cette  journée  ne  fut  qu'un  long  concert  ;  les  jours  de 
Florence  ne  sont  faits  que  de  musique,  et  ils  ne  finissent  que 
J)ien  avant  dans  le  lendemain.  Le  piano  fut  envahi;  l'audi- 
toire couvrit  les  divans  du  salon  ,  les  partitions  se  déployèrent 
sur  les  pupitres,  M™^  Duvivier,  la  fille  de  M"""^  Catalani,  pos- 
sède une  des  plus  belles  voix  de  contralto  que  l'Italie  ait  enleïi- 
dues  ;  elle  chanta  des  duos  avec  sa  mère;  on  épuisa  la  Norma, 
la  Donna  (Ici  Lago ,  la  Sonimmide.  Le  salon  élégant  et  ar- 
tiste de  Paris  était  dignement  représenté,  au  piano  de  la  villa 
par  madame  Gaelan  Mural ,  la  fiUe  de  M.  de  Méneval ,  qui  fut 
l'ami  de  l'Empereur.  A  chaque  instant ,  les  visiteurs  arrivaient 
de  Florence  ;  le  bruit  des  roues,  le  piétinement  des  chevaux  sur 
les  dalles  de  la  cour,  les  annonces  i)ompeuses  des  grands  noms 
de  l'aristocratie  toscane,  rien  n'interrompait  la  note,  rien  ne 
calmait  la  furie  de  l'exécution  musicale.  La  maîtressede  la  maison 
était  Norma  ou  Sémiramis,  nous  étions  à  Babylone,  on  dans  la 
forèl  d'Erminsul ,   personne  ne  s'inquiétait  de  ce  qui  se  passait 
au  dehors  du  salon.  C'était  la  belle  passion  de  l'art  dans  toute 
sa  divine  folie,  comme  je  l'ai  tant  de  fois  rêvée;  il  n'y  avait 
point  de  complaisance  d'artiste  ni  de  chanteur ,  point  de  secrets 
efforts  d'échapper  à  la  sieste  ou  à  l'ennui  par  la  diversion  forcée 
du  chant,  point  d'intermèdes  où  l'on  échange  des  remercieraens 
et  des  félicitations  ;  aucun  programme  n'avait  numéroté  nos 
jouissances  ;  le  plaisir  ne  languissait  pas  dans  les  essais  des 
préludes  et  les  hésitaiions  de  la  coquetterie;  tout  courait  de 
verve  et  de  vraie  passion  ,  cavatine,  cantilène,  polonaise,  duo, 
trio,  romance  ;  les  partitions  étaient  dévorées  au  vol;  le  piano 
ne  donnait  pas  de  trêve  il  la  voix ,  ni  la  voix  au  piano.  C'ctt 
ainsi  qu'on  fait  de  la  musique  à  la  villa  Catalani. 

Ce  n'est  pas  sur  le  Tabor  que  je  voudrais  bâtir  une  tente, 
c'est  dans  cette  fraîche  oasis  de  la  plaine  de  l'Arno.  L'harmo- 
nieuse villa  chante  encore  ;i  mes  oreilles  ;  et  dnns  la  maison 


REVUE  DE  PARIS.  î27 

«li:  la  mer  et  des  pins,  dans  la'ville  méridionale  des  fontaines , 
oCij'(5cris  CCS  souvenirs ,  il  me  semble  que  ma  voisine  Méditerra- 
née m'apporte  de  mélodieux  lambeaux  de  cedimanehe  florentin. 
La  sieste  du  printemi)S  ne  m'a  jamais  donné  un  rêve  plus  suave 
que  ce  gracieux  jour  dévie  réelle;  la  folle  imafjination  qui 
chercbe  la  poésie  intime  du  bonheur ,  et  qui  ne  la  trouve  jamais 
dans  le  cahotement  des  villes ,  se  crée  parfois  dans  un  monde 
idéal  des  sites  embaumés ,  de  fraîches  résidences  enveloppées 
d'une  hnnière  vaporeuse ,  retentissant  de  musûiue,  de  chants, 
de  fontaines,  de  voix  de  femmes;  un  jour  la  vision  se  maté- 
rialise, un  jour  seulement  ;  le  bonheur  ne  dure  jamais  davantage  ; 
et  puis  l'apparition  s'évanouit  comme  le  mirage  du  désert;  le 
sable  nu  reste,  et  l'amertume  rentre  au  cœur. 

Ce  jour  au  moins  devait  être  complètement  l)eau;  je  l'avais 
commencé  dans  une  villa  où  la  royauté  du  talent  a  déposé  sa 
couronne,  je  le  finis  dans  un  palais  où  une  royauté  plus  auguste 
subit,  dans  un  noble  exil,  la  fatale  et  glorieuse  destinée  du  plus 
grand  nom  modeine.  La  sœur  de  Napoléon ,  la  veuve  du  roi  de 
Kaples  m'avait  fait  l'honneur  de  m'admettre  à  ses  soirées.  Quel 
palais  hospitalier  que  le  sien  !  l'étiquette  ne  s'y  informe  pas  de 
l'opinion  du  voyageur;  arrivé  sur  le  seuil,  il  dit  :  Je  suis  Fran- 
çais; et  la  porte  s'ouvre,  et  on  lui  fait  fête.  L'univers  est  repré- 
senté au  salon  de  la  comtesse  de  Lipona;  royaume,  empire,  ou 
république,  chaque  état  lui  envoie  ses  ambassadeurs  et  ses  cour- 
tisans désintéressés  ;  on  n'a  plus  ni  titres  ni  places  à  demander 
à  la  sœur  de  l'Empereur;  on  va  chez  elle  pour  la  voir,  l'admi- 
rer, l'écouter  surtout,  et  s'attendrir,  car  jamais  femme  n'eut 
plus  de  grâce  et  d'enchantement  dans  la  parole.  Dieu  l'avait 
bien  créée  pour  la  faire  asseoir  sur  le  trône  de  la  villa-reale , 
devant  cette  mei'  napolitaine  harmonieuse  comme  sa  voix.  Sur 
elle  aussi  les  ans'et  les  malheurs  ont  i)esé,  sans  que  l'éblouis- 
sant éclat  de  sa  jeunesse  se  soit  fané  sous  les  larmes.  Quelle  fa- 
mille !  Qu'un  étranger  entre  pour  la  preiniéi-e  fois  dans  ce  salon 
remi)li  desi)lus  belles  femmes  de  Florence,  demandez-lui  de  vous 
désigner  celle  qui  fut  reine,  il  n'hésitera  pas,  et  ne  se  trompera 
pas.  11  semble  toujours  que  les  deux  grands  noms  qu'elle  porte 
res|»lendissent  autour  d'elle ,  en  lettres  de  rayons. 

On  chante  tous  les  soirs  au  salon  de  la  comtesse  de  Lipona  ; 
elle  a  besoin  de  musique ,  et  elle  l'aime  de  passion  ;  tous  les 


128  REVUE  DE  PARIS. 

Bonaparte  sont  artistes;  c'est  peut-être  la  seule  famille  couronnée 
qui  ait  eu  le  goût  instinctif  et  vrai  des  beaux-arts;  il  est  vrai  qu'elle 
n'est  pas  née  sur  le  trône.  M™<'  Catalani  vient  souvent ,  avec  sa 
lille,  se  mettre  au  piano  de  ce  salon.  Les  amateurs  de  Florence 
se  font  joie  de  s'y  faire  entendre.  Toutes  les  partitions  nouvelles 
y  arrivent  dans  leur  primeur,  et  il  ne  manque  jamais  d'artistes 
pour  lesatlaquer  de  première  vue.  Ce  soir-là  donc,  pendantqu'on 
chantait,  M'""  la  comtesse  de  Lipona  me  présenta  son  album ,  en 
ine  demandant  des  veis.  Après  une  aussi  poétique  journée ,  et  en 
pi'ésencede  cette  femme  auguste,  j'aurais  rougi  de  renvoyer  l'in- 
spiration au  lendemain.  J'ouvris  l'album, et  tout  en  écoutant  la 
cavatina  de  Casta  Z)?m ,  j'écrivis  la  pièce  suivante  sur  un  gué- 
ridon de  la  salle  du  concert. 

LES   EXILÉS   A   FLORENCE. 

Quand  l'heure  de  l'exil  sonne  lugubre  et  lente, 

11  est  une  cité ,  sirène  consolante , 

Qui,  dans  l'éclat  des  jours  et  la  fraîcheur  des  nuits, 

Ote  un  peu  d'amertume  aux  intimes  ennuis  : 

C'est  Florence  :  on  y  vient  lorsque  l'anie  est  blessée , 

Lorsqu'on  subit  le  poids  d'une  triste  pensée  ; 

Que  le  cœur  trop  ému  d'un  souvenir  cuisant 

Cherche  loin  du  passé  le  calme  du  présent. 

Terre  de  doux  repos ,  de  gloire  et  de  folie , 

Belle  entre  les  cités  de  la  belle  Italie, 

Voyez-la  dérouler  sa  ceinture  de  monts 

Pour  étreindre  à  la  fois  tous  ceux  que  nous  aimons , 

Tous  ceux  qu'on  salua  de  ce  long  cri  de  gloire 

Qui  s'élança  du  Nil  pour  mourir  à  la  Loire  ; 

Ceux  qui  furent  si  grands ,  qu'aux  jours  de  leiu'  revers 

Un  long  crêpe  de  deuil  assombrit  l'univers. 

0  Florence ,  noble  reine  ! 
Qu'à  nos  exilés  chéris 
Ta  lumière  soit  sereine. 
Tes  jardins  toujours  fleuris .' 
Que  la  brise  de  ton  fleuve 
Porte  à  quelque  illustre  veuve 


REVUE  DE  PARIS.  129 

Des  baumes  purs  et  touchans  ; 
Que  rharmouieuse  ville 
Lui  fasse  la  nuit  tranquille 
Avec  de  célestes  chants  ! 

0  Florence  maternelle 

Oui  t'attendris  à  ces  noms , 

Abrite  bien  sous  ton  aile 

Ceux  dont  nous  nous  souvenons  ; 

Aux  exilés  sois  bien  douce , 

Sème  les  tapis  de  mousse 

Et  les  myrtes  odorans  ; 

La  nuit ,  sous  de  sombres  voiles  , 

Mets  ta  couronne  d'étoiles 

Sur  ceux  qui  furent  si  grands. 

Qu'elles  soient  toutes  unies  , 
Florence ,  dans  ces  beaux  lieux  , 
Ces  joyeuses  harmonies 
Oui  rendent  l'homme  oubUeux  ! 
Que  toute  brise  qui  passe 
Leur  porte,  à  travers  l'espace  , 
Les  airs  qui  calment  les  maux  ; 
Qu'elle  roule  son  haleine 
Sous  les  arbres  de  la  plaine  , 
Et  chante  dans  leurs  rameaux  ! 

Gracieuse  enchanteresse  , 

Ville  odorante,  au  ciel  pur  , 

Toi  qu'un  beau  fleuve  caresse 

Avec  des  lèvres  d'azur  ; 

De  tous  ceux  que  l'on  exile 

Enchante  le  noble  asile 

Par  tes  fleurs  et  tes  chansons  ; 

Qu'ils  retrouvent  à  Florence 

Un  sourire  d'espérance 

Pour  nous  Français  qui  passons. 

Aj)rès  avoir  lu  ces  vers  à  la  noble  exilée ,  je  la  priai  de  vouloir 

11. 


130  REVUE  DE  PARIS. 

bien  m' indiquer  elle-même  le  sujet,  le  titre  ,  le  rliythme  d'une 
autre  pièce  que  je  m'empresserais  de  composer  sur-le-cliamp. 
<i  Je  veux  bien,  me  dit-elle,  avec  sa  grâce  de  reine;  voici  votre 
sujet  :  je  porte  deux  noms  dont  je  suis  fière,  je  suis  la  sœur  de 
Napoléon ,  et  la  femme  de  Murât  ;  le  titre  de  votre  pièce  doit 
être  :  Bonaparte  et  Murât.  )> 

Alors  j'écrivis  l'ode  suivante  : 

BONAPARTE    ET   MDRAT. 

Bonaparte  !  ce  nom ,  quand  la  main  le  crayonne 
Sur  le  grossier  vélin  ,  comme  un  astre  rayonne. 
Jamais  nom  de  mortel  n'eut  des  destins  si  beaux. 
Si  la  France  perdait  l'éclat  qui  la  décore, 
Ce  nom  étincelant  l'embraserait  encore  , 

Comme  un  soleil  sur  des  tombeaux. 

Ce  nom  !  le  grenadier  dans  les  sables  numides 
L'incrustait  en  veillant  auprès  des  Pyramides. 
L'Anglais  le  dessina  sur  le  roc  de  l'exil  ; 
Et  lorsque  le  burin  manquait  aux  sentinelles  , 
Elles  le  ciselaient  en  lettres  éternelles 
Avec  la  pointe  du  fusil. 

Le  sauvage  le  dit  d'une  voix  ingénue , 
Sur  l'île  où  toute  langue  est  encore  inconnue  . 
Oii  l'océan  du  sud  murmure  de  doux  sons. 
Les  peuples  endormis  sous  les  oml)res  du  pôle 
Ont  buriné  ce  nom  sur  l'immense  coupole 
Arrondie  avec  des  glaçons. 

Allez  à  Tombouctou ,  la  ville  fabuleuse , 
Où  le  Niger  étend  son  onde  nébuleuse; 
Prononcez  de  grands  noms ,  des  noms  grecs  et  romains  : 
Ancun  ne  touchera  le  stupide  sauvage  : 
Demandez  Bonaparte  à  l'écho  du  rivage  ? 
Le  rivage  battra  des  mains. 

Les  Africains  errans  avec  un  culte  étrange 
Sur  les  pics  décharnés  du  tleuve  de  l'Orange, 


REVUE  DE  PARIS.  131 

Chez  eux  le  nom  français  n'est  point  encor  venu. 
Us  n'ont  jamais  prié  le  Créateur  suprême; 
Ils  ignorent  le  monde,  ils  ignorent  Dieu  même  : 
Bonaparte  leur  est  connu. 

Vn  voyageur,  cherchant  de  l'or  i)ur  en  filières, 
.\  vu  sur  le  sommet  des  vastes  Cordillères 
Ce  nom  universel,  qui;fascina  ses  yeux. 
Bonaparte  brillait  sur  le  plus  haut  du  site. 
Comme  s'il  eût  laissé  sa  carte  de  visite 

A  la  porte  qui  mène  aux  cieux. 

Partout  il  est  connu  :  cherchez  bien  sur  la  carte 
Un  seul  peuple  oublieux  du  nom  de  Bonaparte. 
Notre  globe  le  sait  de  l'un  à  l'autre  bout. 
Les  peuples  périront ,  ainsi  que  leurs  histoires , 
Les  temples,  les  cités,  le  bronze  des  victoires  ; 
Ce  nom  seul  restera  debout. 

11  en  est  encore  un  qui  luira  sur  la  France, 
Et  qui  nous  sera  cher ,  ah  !  j'en  ai  l'espérance , 
Tant  qu'un  feu  militaire  animera  nos  fronts, 
Tant  que  la  gloire  sainte  aura  pour  nous  des  cliarmes  , 
Tant  qu'une  main  française  élèvera  des  armes 
Pour  nous  venger  de  nos  affronts. 

Murât!  ah!  tout  est  dit!  il  suffit  qu'on  le  nomme! 
C'est  la  gloire  incarnée  et  la  valeur  faite  homme. 
Qu'on  lui  trouve  un  rival  dans  les  âges  anciens  ! 
Dans  les  rangs  hérissés  de  flèches  et  de  piques  ! 
Récitez  les  exploits  des  poèmes  épiques  : 
Ils  pâlissent  devant  les  siens. 

Quand  le  canon  sonnait  l'heiu'e  de  la  bataille, 
11  montait  à  cheval,  grand  de  toute  sa  taille; 
Le  premier  réveillé  dans  le  camp  endoiini , 
Et  courant,  radieux,  hors  la  ligne  des  tentes , 
Avec  son  beau  dolman  et  ses  plumes  flottantes , 
Il  se  montrait  à  l'ennemi. 


132  REVUE  DE  PARIS. 

Roi  des  camps  !  un  cheval  alors  était  son  trône  ; 
Sa  large  épée  un  sceptre,  un  casque  sa  couronne  ; 
Les  boulets  du  combat  étaient  ses  courtisans. 
La  mort  eut  pour  lui  seul  des  regards  de  clémence , 
11  livra  sans  blessure  une  bataille  immense  , 
Une  bataille  de  quinze  ans. 

Ce  n'était  qu'un  enfant  aux  belles  tresses  blondes , 
Un  enfant  calme  et  doux,  lorsqu'il  passa  les  ondes , 
Pour  montrer  à  l'Egypte  un  visage  riant. 
Eh  bien  !  du  premier  cou|)  d'une  épée  enfantine , 
Il  trancha  le  damas  du  bey  de  Palestine , 
Et  fit  chanceler  l'Orient. 

Tu  t'en  souviens  encore,  Aboukir  !  sur  ta  plage , 
Tu  le  vis  autrefois  à  l'aurore  de  l'âge. 
Un  pacha  de  Staml>oul  lui  l)arrait  le  chemin  : 
Murât  échevelé  prit  une  armée  entière  ; 
Il  entr'ouvrit  les  Mots ,  ainsi  qu'un  cimetière , 
Et  l'enseveht  de  sa  main. 

Toujours  courant,  toujours  sous  les  premières  tentes, 
Toujours  pressant  un  fer  de  ses  mains  haletantes. 
Un  soir  il  arriva  sur  u,n  Heuve  lointain , 
Sous  les  murs  de  Moscou,  d'épouvante  saisie , 
Qui  sentit  ébranler  ses  minarets  d'Asie, 
Et  ses  mille  dômes  d'étain. 

L'armée  était  bien  lasse,  et  loin  de  sa  patrie  ; 
Moscou  se  révélait  comme  une  hôtellerie  ; 
Lui  seul  ne  daigna  point  s'arrêter  pour  dormir. 
Il  se  précipita  sur  le  Baskir  immonde , 
Sur  la  route  qui  mène  aux  limites  du  monde  . 
Par  les  sapins  de  Wladirair 

Bonaparte  et  Mural  !  étoiles  fraternelles  ! 

Deux  grands  noms  rayonnant  de  lueurs  éternelles  , 

Baptisés  mille  fois  sous  le  feu  des  canons. 


REVUE  DE  PARIS.  1-33 

Tout  Français  aujourd'hui  qui  sent  briller  son  ame  . 
Doit  incliner  son  front  aux  genoux  de  la  femme 
Héritière  de  ces  deux  noms. 

Épouse  du'  héros,  digne  sœur  du  grand  homme , 
De  quelque  titre  saint  que  ma  bouche  vous  nomme . 
Une  larme  toujours  viendra  mouiller  mes  yeux. 
Soyez  heureuse ,  vous  !  Que  ce  chant  vous  console , 
Car  vous  brillez  encor  de  la  double  auréole 

Des  deux  noms  qui  luisent  aux  cieux. 

La  pièce  écrite,  je  la  lus  à  la  sœur  de  Napoléon,  à  la  veuve 
de  Murât ,  et  j'eus  le  bonheur  de  voir  des  larmes  tomber  sur- 
son  noble  visage;  c'est  la  seule  fois  que  je  me  suis  estimé  heu- 
reux de  savoir  improviser  quelques  vers.  Une  pareille  journée 
ne  me  reviendra  plus. 

UÉRY. 


LES  VAUDEVILLISTES. 


C'est  avec  un  bien  superbe  dédain  que  les  nations  les  plus 
graves  de  l'Europe  nous  accusent  d'être  un  peu|)le  futile;  futile 
da«s  ses  mœurs ,  dans  sa  littérature ,  dans  son  industrie.  Notre 
génie,  pourtant,  n'est  pas  tellement  bridé  dans  les  petites  choses 
qu'il  ne  se  soit  émancipé  quebiuefois  jusqu'à  des  sphères  assez 
hautes.  A  côté  de  nos  futilités  et  de  nos  mignardises,  nous  pou- 
vons montrer  les  œuvres  de  Corneille ,  de  Montesquieu,  de 
Bonaparte,  de  Cuvier,  toutes  choses  façonnées  dans  des  pro- 
[tortions  assez  imposantes.  En  fait  d'ojjuscules ,  nous  avons 
encore  l'Encyclopédie  et  l'arc  de  TÉloile  qui  peuvent,  je  crois,  se 
mesurer  à  tout.  Après  avoir  élevé  ces  monumens,s'il  nous  plaît 
d'exceller  dans  les  bagatelles  ,  nous  en  avons  bien  le  droit. 

Le  Français  né  malin  créa  le  vaudeville ,  c'est  un  fait  incon- 
testable ;  l'Anglais  né  sérieux  n'a  pas  créé  le  drame ,  c'est  un 
désavantage  de  la  gravité  britannique  vis-à-vis  la  frivolité  fran- 
çaise. Le  vaudeville  est  le  chef-d'œuvre  de  ces  jeux  où  notre 
esprit  léger  a  fait  de  si  charmantes  conquêtes.  Ce  que  les  nations 
rivales  et  jalouses  nous  envient  le  plus  ,  c'est  notre  vaudeville. 
Elles  le  copeint,  elles  le  traduisent,  elles  le  calquent;  elles  s'ef- 
forcent de  guinderla  sublimité  deleurgéniejnsqu'à  celteœuvre 
facile  et  sans  façon  qu'on  appelle  un  vaudeville.  Efforts  super- 
l!u8!  notre  vaudeville  est  inimitable;  il  est  à  nous,  et  on  ne  peut 
nous  le  prendre  ;  le  vaudeville  aj)partient  à  la  langue  française 
comme  l'improvisation  à  la  langue  italienne.  Aussi  est-ce  une 
critique  anti-nationale  ,  celle  qui  traite  le  vaudeville  avec  dédain 
et  qui  cherche  à  le  rabaisser. 

Les  historiens  peuvent  dire  du  vaudeville  ce  qu'ils  disent  de 
tant  de  choses  dont  la  source  leur  échappe:  son  origine  se  perd 


REVUE  DE  PARIS.  135 

dans  la  nuit  des  temps.  Nos  premiers  vniuicvillistes  ont  été  les 
troubadoiifs  et  les  trouvères  qui  dialoguaient  leurs  chansons 
satiriques  ,  et  racontaient  les  hauts  faits  des  paladins  et  leurs 
aventures  galantes  dans  des  scènes  draniali<|ues.  Les  trouba- 
dours du  treizième  siècle  et  les  vaudevillistes  du  dix-neuvième 
ne  diffèrent  que  par  la  forme ,  le  fpnds  est  resté  le  même  ,  et  ce 
ne  sont  que  des  nuances  très  délicates  qui  séparent  Geoffroy 
Rudel  et  le  comte  de  Champagne  de  M.  Scribe  et  de  M.  Méles- 
ville. 

Entre  lessaynettes  vagabonds  des  trouvères  et  le  vaudeville 
constitué  comme  il  l'est  de  nos  jours .  c'est  la  chanson  qui  a 
comblé  le  vide ,  qui  a  noué  les  deux  époques.  Fille  du  virelai ,  la 
chanson  est  la  mère  du  vaudeville:  ainsi  s'établit  la  généelogie 
de  cette  famille  littéraire  si  ancienne  et  si  noble,  aussi  vieille 
queles  premiers  barons  chrétiens  et  dont  les  souvenirs  se  mêlent 
à  tous  les  souvenirs  de  notre  histoire,  dont  le  blason  retlèle 
toutes  nos  gloires  ,  qui  est  allée  aux  croisades ,  qui  a  été  de  la 
ligue  et  de  la  fronde  ,  toujours  vaillante,  toujours  du  côté  des 
vaincus  et  toujours  impunie.  Elle  échajjpe  aux  terribles  ven- 
geances de  Richelieu,  et  se  fait  rendre  hommage  par  le  caus- 
tique Mazarin  ;  elle  se  joue  de  la  majesté  de  Louis  XIV  ;  elle  est 
protestante  à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  ;  elle  va  frapper 
sous  le  manteau  royal  la  veuve  de  son  ancien  allié  Scarron.  La 
chanson  a  été  plus  fatale  à  Louis  XIV  que  le  prince  Eugène  et 
que  ce  Marlborough  qu'elle  a  immortalisé.  Sous  la  régence  et 
sous  Louis  XV.  elle  s'élève  au  plus  haut  degré  de  puissance; 
elle  est  ce  qu'est  la  presse  aujourd'hui;  elle  attaque,  elle  juge  , 
elle  renverse;  on  la  persécute,  on  l'embastille.  La  révolution 
vient,  et  elle  attache  son  grelot  au  cou  des  plus  terribles 
hommes  de  cette  grande  époque.  L'histoire  de  la  chanson ,  c'est 
l'histoire  de  notre  politique,  de  nos  mœurs,  de  notre  littérature. 
Quand  cette  histoire  sera  écrite,  nous  aurons  enfin  une  histoire 
de  France. 

Le  vaudeville,  enfant  de  la  chanson  ,  s'éloigne  chaque  jour 
de  sa  folle  et  satirique  origine  ;  chaque  jour  sur  sa  physionomie 
.Vefface  quelque  chose  des  traits  maternels.  Le  vaudeville  autre- 
fois était  tout  simplement  et  tout  joyeusement  la  chanson  mise 
en  scène.  C'était  le  bon  temps  du  théâtre  de  la  foire;  le  vaude- 
ville s'appelait  parodie  ou  parade,  et  rirn  n'était  plus  gai ,  plus 


136  REVUE  DE  PARIS. 

vif, plus  rond  ,  plus  bouffon,  plus  mordant,  plus  plaisant  que 
son  léger  répertoire.  Il  est  vrai  que  le  petit  théâtre  d'alors  était 
riche  de  bien  grands  écrivains. 

Parlez-moi  des  vaudevilUstes  du  siècle  dernier!  c'étaient  là 
des  gens  qui  comprenaient  la  chanson  et  qui  savaient  bien  quel 
doit  être  le  i^erceau  et  le  baptême  d'un  couplet  ;  poètes  couron- 
nés de  pampres,  allant  chercher  l'inspiration  sous  la  treille  du 
cabaret,  et  puisant  leurs  gais  refrains  dans  des  gobelets  tou- 
jours pleins. 

C'est  d'abord  Piron  ;  la  chanson  ne  connaît  pas  de  nom  plus 
grand  que  celui-là,  Piron  qui  écrivait  la  Métromanie  à  ses 
momens  perdus ,  et  qui ,  lorsque  l'Opéra-Comique  fut  condamné 
à  ne  jouer  que  des  pièces  à  un  seul  personnage,  sauvait  ce 
théâtre  persécuté ,  et  s'immortalisait  en  produisant  Arlequin 
Deticalion ,  chef-d'œuvre  d'esprit  et  d'originalité. 

Après  Piron,  viennent  Collé  et  Vadé  ,  deux  noms  encore  au- 
dessus  de  tout  éloge.  Avec  eux,  et  le  plus  gai  de  leurs  compa- 
gnons ,  marche  Gallet  qu'un  caprice  du  hasard  fit  naître  épicier; 
Gallet  qui  vivait  à  l'abri  des  recors  dans  lasile  inviolable  du 
Temple  ;  Gallet  qui,  depuis  l'âge  de  raison ,  n'avait  pas  bu  un 
verre  d'eau  et  que  l'on  enterra  sous  une  gouttière. 

Que  dites-vous  de  ces  gens-là?  Et  de  Panard  qui  tint  si  long- 
temps le  sceptre  de  la  chanson,  comme  disait  la  magnifique 
critique  d'alors!  Marmonlel ,  un  des  plus  grands  écrivains,  et 
une  autorité  littéraire  fort  respectée  de  cette  époque,  profes- 
sait pour  Panard  la  plus  sincère  admiration.  Marmonlel  eût 
voulu  faire  des  chansons  comme  Panard  ,  s'il  n'avait  fait  des 
nouvelles  comme  Marmonlel.  Il  ne  mettait  pas  sous  presse  un 
numéro  du  jl/ercw/esans  venir  chez  Panard  lui  demander  quel- 
ques couplets,  et  Panard  lui  répondait  simplement:  «!  Fouillez 
dans  la  boîte  à  perruques.  ;.  C'était  là  que  Panard  serrait  ses 
chansons  ;  Marmonlel  fouillait ,  et  le  Mercure  s'enrichissait 
des  refrains  enfarinés  de  Panard. 

Piron,  Collé,  Vadé,  Gallet,  Panard:  voilà  de  grands  chan- 
sonniers, oh  gué  !  voilà  de  grands  chansonniers.  Ce  sont  eux 
qui  ont  porté  le  vaudeville  sur  les  planches  du  théâtre  de  la 
foire,  et  qui  l'ont  mis  sur  cette  voie  où  il  marche  aujourd'hui 
si  triomphant.  Nous  avons  encore  Favart,  un  des  noms  les  plus 
éclatans  de  cette  con.stellation  de  chansonniers  qui  a  éclairé  et 


RKVUE  DE  P\R1S.  157 

épayé  le  siècle  dernier.  Ce  nom  de  Favart  comprend  une  spi- 
rituelle trilogie,  Favart,  M-""  Favart  et  l'abbé  Voisenon;  iieu- 
reux  ménage,  vivant  dans  une  douce  et  féconde  communauté. 
Dans  cette  association ,  Voisenon,  en  sa  qualité  d'abbé,  avait 
tous  les  bénéfices.  Il  n'apportait  qu'une  très-petite  part  d'esprit 
et  se  donnait  les  gants  de  tous  les  succès.  Voisenon  est  le  type 
du  collaborateur  dans  le  sens  le  plus  absolu  du  mot.  Avec  un 
bagage  un  peu  leste,  et  un  bréviaire  un  peu  grivois,  l'abbé  fut 
de  l'Académie.  Favart  n'en  fut  pas,  ni  sa  femme  qui  était  la  meil- 
leure partie  du  trio.  Cette  charmante  Provençale,  M^^"  Favart 
eut  la  gloire  de  tenir  contre  le  maréchal  de  Saxe  qui  posa  le 
siège  devant  elle  pendant  la  campagne  de  Flandre,  et  qui  ne 
put  la  réduire  ni  par  séductions ,  ni  par  menaces.  Après  mille 
assauts,  il  fut  obligé  delà  faire  enfermer  dans  un  couvent,  où 
la  pauvre  chercheuse  d'esprit ,  s'ennuyant  fort,  capitula. 

Arrivons  à  une  ère  nouvelle.  La  révolution  française  était 
dans  toute  sa  verve ,  et  pendant  que  tant  de  choses  étaient 
désorganisées,  et  que  tout  était  livré  aux  ambitions  hardies,  un 
triumvirat  s'empare  de  l'empire  de  la  chanson,  constitue  le 
vaudeville  et  l'installe  rue  de  Chartres  dans  un  théâtre  (jui  porte 
son  nom.  Momus  est  proclamé  par  Barré,  Radet  et  Desfontaines. 
Ce  fut  pour  le  vaudeville  un  temps  de  joyeuse  allure  et  de 
piquans  ébats.  Les  triumvirs  avaient  pour  compétiteurs  ordi- 
naires ,  Longchamps ,  Dupaty ,  Dieulafoy  ,  Pain  et  Bouilly  , 
source  inépuisable  de  plaisanteries  gastronomiques,  etlecheva- 
lier  de  Piis  qui  chaque  fois  qu'il  donnait  un  médiocre  ouvrage 
recevait  du  parterre  l'application  de  cet  hémistiche  de  Virgile: 
Da  meliorapiis.  Très-joli  calembour  latin. 

Cette  jeunesse  du  vaudeville,  jeunesse  pleine  de  gaieté  et  de 
bruit,  dut  ses  plus  beaux  jours  à  Désaugiers;  nos  pères  ont 
été  déridés  par  ce  vaudeville  franc ,  jovial  et  rempli  d'allégresse, 
aimable  transition  entre  le  vieux  vaudeville  et  le  vaudeville  de 
nos  jours,  Momus  n'était  pas  encore  ambré  et  satiné  comme 
il  Test  aujourd'hui ,  mais  il  n'était  plus  barbouillé  de  lie  comme 
autrefois;  il  avait  renoncé  au  catéchisme  de  Vadé ,  sans  recourir 
à  la  rhétorique  de  Marivaux  ;  il  ne  s'inspirait  plus  au  cabaret, 
mais  au  caveau ,  cabaret  pindarique  ouvert  aux  seuls  chanson- 
niers; il  n'était  plus  ivre  tous  les  jours,  mais  il  se  grisait  quel- 
quefois. Momus  était  un  jeune  homme  d'esprit  mal  élevé,  mais 

12 


138  REVUE  DE  PARIS,. 

doiiL'  (le  bons  penchans ,  qui  se  coiTi^pait  peu  à  peu  pour  se  cor- 
rifîei"  sûrement,  qui  passait  d'un  vice  à  un  moindre  pour  ar- 
river insensiblement  à  la  vertu,  qui  se  détacbait  par  gradation 
de  ses  mauvaises  pratiques,  et  qui ,  devenu  poli  ,  Heuri,  tem- 
pérant, réservé ,  musisien  agréable,  fréquentant  la  bonne  com- 
pagnie ,  façonné  aux  belles  manières,  au  beau  langage ,  à  l'é- 
légance et  à  la  galanterie,  devait  finir  parfaire  fortune  dans 
le  monde  et  par  épouser  la  comédie ,  riche  parti  qui  mettait 
tout  son  bren   dans  la  communauté. 

Ainsi  lancé  et  ainsi  pourvu ,  le  vaudeville  est  arrivé  à  tout;  il 
a  pris  ce  qu'il  a  voulu  et  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  dans  la  comé- 
die, le  drame,  l'opéra  comique  et  même  le  i)anet;  il  a  fondu 
ensemble  tous  ces  élémens,  et  s'en  est  fait  une  poétique  à  son 
usage  ,  dont  il  exploite  avec  un  succès  toujours  croissant  le  fé- 
cond privilège.  Tandis  que  les  autres  genres  entretiennent 
avec  peine  ou  avec  subvention  un  seul  théâtre,  dont  la  i)an(|ue- 
route  vient  quelquefois  fermer  les  portes,  le  vaudeville,  tou- 
jours art-dessus  de  ses  affaires, possède  quatie  théâtres  spéciaux 
et  cinq  qu'il  défraie  de  moitié  avec  le  mélodrame  et  le  mimo- 
drame  ,  sans  compter  les  petits  théâtres,  qui  des  marionnettes 
se  sont  élevés  jusqu'au  vaudeville,  tels  que  le  théâtre  de  madame 
Saqui,  les  Funambules,  où,  à  côté  des  pantomimes  de  Debureau. 
on  chante  fort  agréa  blement  le  couplet  de  facture;  et  le 
théâtre  du  Luxembourg,  dirigé  avec  goût  par  une  société 
d'hommes  d'esprit,  et  ([ui  compte  dans  son  répertoire  des 
pièces  dignes  d'une  scène  plus  élevée. 

Dès  que  la  vaudeville  a  pris  ce  développement ,  qu'il  est  de- 
venu un  besoin  de  nos  mœurs  et  s'est  installé  au  plus  large  degré 
de  l'échelle  dramatique ,  le  vaudevilliste  a  subi  le  même  perfec- 
tionnement que  son  œuvre,  ila  changé  aussi  d'aspect,  de  forme, 
d'allure  et  de  condition.  Ce  n'est  plus  ce  pauvre  et  insouciant 
homme  d'esprit,  créant  des  vaudevilles  parce  qu'U  est  né  malin, 
et  vivant  à  peine  de  son  travail.  Faire  des  vaudevilles  est  devenu 
une  industrie,  et  la  meilleure  des  industries  littéraires.  Le  vau- 
deville, rougissant  de  ses  auteurs,  dédaigne  maintenant  l'insiù- 
ration  puisée  dans  l'ivresse  ;  il  a  fermé  le  cabaret  et  même  le 
caveau,  il  a  renoncé  aux  soupers  de  Momus,  il  est  devenu  sobre 
et  grave,  il  marche  l'égal  de  tout  le  monde  et  marche  d'un  pas 
assuré.  A  rftte  réforme,  nous  avons  perdu  peut-être  les  vives 


REVUE  DE  PARIS.  13!) 

saillies  et  les  lieuieiises  chansons  des  anciens,  mais  nous  avons 
)',a{ïné  ces  esquisses  de  mœurs,  finement  touchées,  et  celte  spiri- 
tuelle comédie  de  détail,  la  seule  à  laquelle  veulent  bien  prêter 
attention  les  hommes  distraits  et  préoccu|)és  de  nos  jours.  Le 
vaudevilliste  est  un  homme  ran^é,  étabU  ,  bon  époux,  excellent 
père  de  famille,  car  il  appartient  à  la  variété  de  l'espèce  litté- 
raire (jui  se  maiie  ;  lui,  ([ui  par  état  fait  sans  cesse  une  foule  de 
plaisanteries  sur  le  mariage,  et  qui  spécule  habituellement  sur 
l'infidélité  des  femmes,  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  se  marier, 
et  il  épouse,  quand  il  veut,  une  femme  dotée  tout  comme  un 
négociant  on  un  avoué.  Les  félicités  domestiques  le  récréent  de 
ses  faciles  travaux;  il  est  considéré  dans  son  quartier,  il  paie 
ses  impôts  et  montesa garde; on  le  recherche  dans  les  compa- 
gnies d'élite  pour  son  amabilité;  s'il  est  zélé,  il  parvient  aisément 
à  l'épaulette  et  à  la  croix  d'honneur  ;  si  le  service  l'ennuie ,  il 
est  avec  le  sergent-major  des  accommodemens;  il  lui  envoie  des 
!)illets  de  spectacle  pour  qu'on  ne  lui  envoie  pas  des  billets  de 
garde,  et  l'ordre  public  ne  souffre  que  bien  peu  de  cet  échange  de 
procédés.  Le  vaudevilliste  aime  deux  choses  par-dessus  tout,  le  do- 
mino et  la  pluie  :  le  domino,  jeu  attrayant  qui  laisse  à  l'esprit  toute 
son  activité,  et  la  pluie,  si  favorable  aux  recettes  dramatiques. 
Je  ne  sais  pas  un  citoyen  plus  calme  et  plus  heureux  ;  il  porte 
une  redingote  à  la  propriétaire  et  un  visage  épanoui,  et  vous 
le  rencontrez,  ainsi  vêtu  et  ainsi  fait,  vaquant  à  ses  douces  occu- 
jialions,  allant  visiter  ses  collaborateurs  ,  lire  ses  pièces  au  co- 
mité, ou  les  faire  répéter  aux  acteurs.  Le  vaudevilliste  n'a  qu'un 
mauvais  jour  dans  la  semaine ,  c'est  le  lundi ,  jour  néfaste  et 
officiel  du  feuilleton.  Le  feuilleton,  vous  le  savez,  est  l'ennemi  per- 
sonnel, irréconciliable,  acharné  du  vaudeville.  Le  vaudevilliste 
((uiaeu  une  pièce  jouée  dans  le  semaine,  descend  le  lundi  de  grand 
malin  au  café  le  plus  voisin  de  son  domicile,  déploie  les  gazettes 
encore  humides,  et  litavec  anxiété  l'inévitable  et  mordante  criti- 
que desjournaux  qui  se  sont  déclarés  pourfendeurs  patentés  du 
couplet,  et  exterminateurs  jurés  du  vaudeville,  et  qui,  ne  pourfen- 
dant et  n'exterminantjamais  rien,  périront  à  la  besogne,  pendant 
que  le  vaudeville  accomplira  ses  immortelles  destinées.  Sa  méde- 
cine hebdomadaire  avalée,  et  le  rude  feuilleton  digéré  ,  le  vau- 
«levilliste  redevient  dispos  et  alègre,  il  fredonne  l'air  nouveau,  il 
rejuend  sa  vie  douce  et  libre,  à  la  ville  l'hiver ,  l'été  à  la  campagne  ; 


HO  REVUE  DE  PAUIS. 

carie  vaudevilliste  a  sa  maison  des  bois  où  il  rêve  el  travaille  au 
frais;  éternel  sujet  d'envie  pour  le  feuilletonniste,  qui  ne  cesse 
de  gémir,  quand  la  chaleur  est  venue,  du  cruel  devoir  qui  l'at- 
tache à  la  cité  et  qui  lui  interdit  le  gazon  et  le  feuillage.  Nous 
voici  en  mai,  nos  journaux  vont  revêtir  leur  feston  de  verdure, 
le  feilleton  va  se  remettre  à  souffler  dans  ses  pipeaux  età  chanter 
ses  bucoliques. 

Il  y  n'a  pas  si  mince  vaudevilliste  à  qui  son  industrie  ne  rende 
beaucou])  plus  que  ne  gagne  avec  sa  plume  le  plus  célèbre  de 
nos  critiques,  le  plus  grand  de  nos  écrivains.  Quatre  actes  de 
vaudeville,  brochés,  chacun  en  une  semaine  ,  et  représentés  , 
exempts  de  sifflets,  aux  Variétés  ou  au  Palais-Royal ,  rapporte- 
ront plus  que  les  quatre  actes  d'A>GEL0  ,  |)lus  que  quatre  volu- 
mes in-8<»  de  roman,  de  poésie  ou  d'histoire.  L'esprit  qui  court 
les  planches  est  le  mieux  renié  de  tous  :  aussi  les  postulans  se 
pressent-ils  aux  abords  de  cette  lucrative  carrière.  Les  jeunes 
gens  d'autrefois,  après  avoir  fait  leurs  humanités,  ne  man- 
quaient pas  de  rimer  une  tragédie  ;  ceux  d'aujourd'hui,  moins 
prétentieux,  écrivent  un  vaudeville.  Une  bonne  moitié  des  éco- 
liers parisiens  sort  vaudevilliste  du  collège.  Chaiiue  année,  en 
septembre,  quelques  semaines  après  les  distriijulions  de  prix  , 
tout  vaudevilliste  de  renom  voit  airiver  chez  lui  quelques-uns 
de  ces  jeunes  gens  imber!)es  et  rosés,  venant  réclamer  l'appui 
d'un  talent  accrédité,  et  demandant  un  patron  qui  l'introduise 
au  théâtre.  Leur  naïve  comédie  est  copiée  avec  soin  sur  un 
cahier,  cousu  de  faveurs  roses  ;  il  y  a  toujours  dans  leur  pièce 
un  rôle  écrit  avec  tendresse  pour  les  beaux  yeux  deM™«  Volnys. 
ou  pour  les  fraîches  couleurs  de  M"«  Jenny  Colon.  Ces  jeunes 
gens  goûteront ,  pendant  quelques  mois  ,  le  charme  de  l'illusion 
dramatique,  puis  ils  se  laisseront  aller  ailleurs,  et  pas  un  ne 
passera  de  la  rhétorique  au  théâtre  ;  aucun  même  de  ceux  qui 
se  destineront  aux  fonctions  du  paiais  ne  persistera  dans  cette 
voie  légère,  car  c'est  encore  une  des  mille  superstitions  du 
bourgeois  à  Paris ,  cette  opinion ,  qu'une  étude  d'avoué  ,  de  no- 
taire ou  d'huissier  est  un  laboratoire  de  vaudevilles.  A  en  croire 
le  préjugé  vulgaire,  dans  toute  étude  bien  constituée,  le  premier 
clerc  fait  des  actes ,  le  second  des  vaudevilles ,  le  troisième  fait 
le  palais ,  le  quatrième  des  mélodrames ,  le  cinquième  des  pas- 
sions, et  le  sixième  des  commissions.  Les  adeptes  de  la  chicane 


REVUI;:  DE  PARIS.  141 

ne  sont  pas  si  litléraires  que  cela.  Nous  ne  savons  pas  un  vau- 
devilliste issu  du  papier  timbré,  et  ayant  fait  ses  premières 
armes  sur  minute.  Un  de  nos  plus  hal)iles  niélodramaturges 
seulement,  admis  quelquefois  à  une  éclatante  collaboration  , 
est  originaire  d'une  élude  d'avoué. 

Pour  le  jeune  homme  de  nos  jours  ,  qui  a  une  vocation  bien 
déterminée ,  et  qui  est  résolu  à  se  faire  vaudevilliste  quand  même, 
le  chemin  est  beaucoup  moins  difficile  qu'autrefois.  11  y  a  dix 
ans,  le  monopole  régnait  partout  ;  la  porte  des  théâtres  était 
étroite  pour  qui  voulait  entrer  ;  il  fallait  long-temps  demeurer 
sur  le  seuil,  et  on  n'était  admis  que  sur  présentation  ,  c'est-à- 
dire  en  subissant  la  collaboration  obligée  des  auteurs  privilégiés 
de  l'endroit.  De  nos  jours ,  les  théâtres  n'ont  plus  d'auteurs  en 
titre  ;  les  deux  l)attans  sont  ouverts  à  tout  le  monde ,  pourvu 
qu'on  apporte  de  bonnes  pièces.  Chaque  théâtre  a  bien  un  ou 
deux  auteurs  affectionnés  qu'il  joue  plus  souvent  que  les  autres: 
ainsi  MM.  Scribe  et  Mélesville  au  Gymnase ,  Bayard  et  Ancelot 
au  Vaudeville,  Théaulon  et  de  Forges  au  Palais-Royal  ;  mais  à 
côté  de  ces  noms  vieillis  par  les  succès ,  on  en  rencontre  de 
jeunes  et  d'inconnus  qui  se  présentent  seuls,  et  débutent  sans 
tuteur.  Le  vaudevilliste  en  herbe ,  de  même  que  le  vaudevilliste 
en  plein  rapport ,  n'a  qu'une  épreuve  à  subir  pour  être  admis 
aux  honneurs  de  la  représentation ,  c'est  l'épreuve  du  comité  de 
lecture. 

Le  comité  de  lecture  est  une  institution  bien  déchue  de  son 
ancienne  majesté.  C'était  jadis  un  véritable  aréopage  attaché  à 
chaque  théâtre  ,  siégeant  avec  apparat,  et  écoutant  les  lectures 
de  pièces  avec  autant  de  gravité  et  de  conscience  qu'un  jury  de 
cour  d'assises  ou  une  académie  en  séance  ordinaire.  Le  comité 
-Ae  lecture  aujourd'hui  est  tombé  en  désuétude  ;  on  a  trouvé  que 
la  sagesse  de  ses  jugemens  ne  valait  pas  le  jeton  de  présence 
absorbé  par  chacun  de  ses  meml)res.  Dans  les  théâtres  où  le 
directeur  est  souverain ,  il  lit  et  reçoit  seul  et  autocratiqueraent 
les  pièces  présentées.  A  la  Comédie-Française,  l'aréopage  es( 
toujours  formé  par  les  sociétaires ,  qui  viennent  tous  (juand  il 
s'agit  d'une  pièce  de  MM.  Alexandre  Dumas,  Casimir  Delavigne, 
Victor  Hugo,  Scribe,  ot  qui  ne  sont  que  trois,  deux  ou  un , 
lorsqu'il  y  a  lecture  d'un  ouvrage  de  M****  ou  de  flr****. 
Dans  les  théâtres  d'actionnaires  ,  lés  plus  intéressés ,  touchant 

12. 


142  REVUE  DE  PARIS. 

à  (oui,  se  mêlent  de  la  réception  des  pièces.  Ainsiil  y  a  tel 
théâtre  où  l'homme  d'esprit ,  l'homme  malin ,  est  jugé  en  tiers 
par  un  pâtissier;  plus  loin,  et  toujours  sur  leboulevart,  par 
un  fourreur;  les  directeurs  les  moins  absolus  s'éclairent  des 
lumières  de  leurs  parens  ,  et  l'on  est  de  la  sorte  jugé  par  un  con- 
seil de  famille.  A  ce  conseil  se  joint  toujours  le  médecin  du  théâ- 
tre ;  le  médecin  est  une  des  nécessités  indispensables  de  tout 
comité  de  lecture  qui  se  compose  de  deux  personnes. 

Les  comités  de  lecture  sont  connus  pour  la  politesse  exagérée 
de  leurs  lefus  ;  ils  vous  noient  dans  l'eau  bénite.  Une  pièce  re- 
fusée est  toujours  un  chef-d'œuvre  de  goût,  d'esprit  ;  mais  ce 
chef-d'œuvre  malheureusement  ne  convient  pas  au  genre  ex- 
ploité par  le  théâtre  où  vous  l'avez  présenté.  Si  vous  trouvez 
grâce  devant  ce  tribunal ,  vous  voilà  reçu ,  puis  joué.  Sifflé  ou 
non  ,  n'importe,  dès  que  le  rideau  s'est  levé  sur  votre  œuvre, 
et  que  votre  nom  a  été  proclamé  sur  le  trou  du  souffleur, 
vous  êtes  alïilié  à  la  secte,  votre  nom  api)artient  au  feuil- 
leton et  à  l'almanach  dramatique  ,  vous  êtes  vaudevilliste. 
Achelez  la  bibliothèque  du  vaudevilliste ,  vivez  delà  vie  du  vau- 
devillisle. 

La  bibliothèque  du  vaudevilliste  se  compose  de  deux  volumes, 
le  Dictionnaire  des  rimes  et  la  Clef  du  Caveau.  La  vie  du 
vaudevilliste,  ou  plutôt  sa  journée,  se  divise  en  trois  parts,  affec- 
tées chacune  â  un  travail  particulier  :  le  matin,  il  lit;  le  jour, 
il  flâne  en  observateur,  et  le  soir,  il  écrit  le  fruit  de  ses  lectures 
et  de  ses  observations.  Quoiqu'il  n'ait  que  deux  livres  dans  sa 
bibliothèque,  le  vaudevilliste  lit  prodigieusement.  Ses  deux  vo- 
lumes de  fonds  lui  servent  à  façonner  son  œuvre;  ses  lectures 
de  tous  les  matins  sont  pour  chercher  la  matière  première  de 
ses  vaudevilles.  Pour  cela,  le  vaudevilliste  lit  généralement  tout 
ce  qui  paraît  de  contes,  nouvelles  ou  romans.  Il  plonge  hardi- 
ment dans  l'océan  littéraire  pour  y  pêcher  la  perle  dramatique; 
il  ne  dédaigne  rien  ;  car  souvent  l'enveloppe  la  plus  commune, 
la  plus  grossière,  recèle  un  précieux  filon.  Mais  c'est  avec  avidité 
(ju'il  se  jetle  sur  les  écrivains  dont  les  ouvrages  brillent  ordi- 
nairement de  ces  idées  neuves  et  fécondes ,  toutes  posées  pour 
le  théâtre,  toutes  distribiiées  pour  le  drame,  toutes  écrites  pour 
la  scène...  MM.  George  Sand,  Mérimée ,  de  Balzac,  Eugène  Sue, 
Michel  Raymond,  sont  ses  dieux,  qu'il  détrousse  sans  façon,  et 


REVUE  DE  PARIS.  145 

dont  il  s'approprie  les  créations  avec  la  i)lus  sacrilège  ferveur. 
Nous  crions  à  la  contrefaçon  Iwlge,  nous  n'avons  pas  assez 
d'indignation,  de  colère  et  de  trompettes  pour  signaler  les  hon- 
teuses rapines  des  Pays-Bas  ,  et  nous  laissons  passer  sans  un 
mot  de  rei>rorlie  la  contrefaçon  du  vaudeville!  Et  cependant 
cette  contrefaçon  nous  offense  bien  autrement  que  celle  de  la 
Belgi(iue!  Les  Belges  nous  volent  tout  simplement  ;  mais  ils  ne 
dénaturent  pas  ce  qu'ils  prennent  :  ils  réimpriment  la  Rente 
de  Paris  sans  y  changer  une  syllalte  ;  mais  les  vaudevillistes!... 
ils  nous  estropient  pour  rageucement  de  leurs  scènes  ;  ils  nous 
hachent  menu  pour  leur  dialogue;  ils  nous  contrefont,  en  un 
mot,  le  plus  outrageusement  4u  monde.  C'est  un  vol  avec 
toutes  les  circonstances  aggravantes;  ce  sont  des  abus  inouïs. 
Ils  prennent  le  pauvre  romancier ,  ils  rhabillent  des  oripeaux 
dramaîiques,  ils  luimeltent  du  fard,  ils  le  griment,  et  puis  ils 
Texiiosent,  ainsi  fait,  à  la  risée  et  aux  sifflets  du  parterre.  Vous 
vouliez  être  conteur,  tout  simplement:  pas  du  tout,  vous  serez 
vaudevilliste,  et  vaudevilliste  responsable  ;  car  ,  aiîn  que  nul 
n'en  ignore,  on  mettra  votre  nom  sur  l'affiche  pour  bien  consta- 
ter qu'à  vous  appartient  la  paternité  de  l'œuvre  ornée  et  illus- 
trée par  le  vaudevillisme,  enrichie  du  lazzi  dramatique,  du 
couplet  et  autres  agrémens  indispensables.  Heureux  M.  Théo- 
dore Leclercq!  c'est  le  seul  houïme  de  lettres  que  le  vaudeville 
ne  défigure  pas. 

Rien  n'est  plus  important  pour  le  vaudevilliste  que  le  choix 
d'un  collaborateur;  les  maîtres  du  vaudeville  se  permettent 
seuls  de  donner  de  temps  en  temps  une  pièce  signé  d'un  seul 
nom  ;  pour  le  reste  des  ouvriers  en  vaudeville,  comme  dbait 
Chatterton  ,  il  est  démontré  que  quand  les  vaudevillistes  vont 
deux  à  deux,  le  vaudeville  en  est  meilleur,  îi  plus  forte  raison 
trois  par  trois.  C'est  une  habitude  prise  parmi  nos  auteurs  dra- 
matiques ,  si  bien  qu'ils  seraient  fort  embarrassés  d'avoir  de 
l'esprit  quand  ils  sont  seuls.  .J'ai  entendu,  à  ce  propros,  un  de 
nos  bons  vaudevillistes  se  permettre  une  ingénieuse  allégorie , 
«c  L'esprit,  disait-il,  est  comme  le  feu:  tous  deux  éclairent  et 
brident;  n  et  il  partait  de  là  pour  comparer  les  trois  collabora- 
teurs qui  heurtent  leurs  idées  pour  en  faire  jaillir  les  saillies 
d'un  vaudeville ,  à  la  pierre ,  au  fer  et  à  l'amadou ,  qui  produi- 
sent le  feu.  Mon  homme  avait  fait  un  couplet  là-dessus,  etson 


141  REVUE  DE  PARIS. 

image ,  revêtue  des  formes  de  la  poésie ,  ne  manquait  ni  de 
justesse  ni  de  grâce. 

Quand  un  vaudevilliste  a  trouvé  un  sujet  de  pièce  dans  quel- 
que recoin  littéraire ,  il  lui  reste  à  trouver  encore  un  collabora- 
teur qui  convienne  à  ce  sujet.  H  lui  faut  un  collaborateur  triste 
ou  un  collaborateur  gai ,  selon  la  circonstance.  La  plupart  des 
vaudevillistes  ont  une  spécialité  où  ils  brillent  particulièrement. 
Les  uns  excellent  dans  les  pièces  à  poudre,  les  autres  manient 
le  moyen-âge  avec  facilité.  Ceux-ci  peignent  de  préférence  les 
mœurs  de  salon ,  ceux-là  possèdent  l'art  de  faire  manœuvrer  les 
troupiers  et  savent  toutes  leslleurs  de  la  rhétorique  des  casernes. 
Il  est  des  vaudevillistes  qui  ne  fpnt  que  le  couplet,  d'autres  que 
les  scènes  d'amour ,  d'autres  encore  qui  ne  font  que  le  calem- 
bour. Il  faut  choisir  son  collaborateur  ou  ses  collaborateurs  dans 
ces  diverses  variétés  ,  mais  il  faut  le  choisir  avec  prudence  el 
éviter  plusieurs  sortes  de  collaborateurs  fatals  à  l'œuvre  à  laquelle 
ils  sont  associés. 

Nous  avons  d'abord  le  collaborateur  qui  ne  collabore  pas; 
celui-là  n'a  jamais  produit  une  phrase,  ni  un  vers  de  vaude- 
ville ,  et  cependant  c'est  un  vaudevilliste  très-connu  ;  son  réper- 
toire se  compose  de  trente  ou  quarante  pièces  ;  il  vit  très-bien 
et  très-largement  du  vaudeville;  chaque  mois  il  touche  son 
dividende, il  est  membre  de  la  commissiou  des  auteurs  drama- 
tiques; il  a  toutes  les  joies,  tous  les  profits  et  tous  les  honneurs 
du  métier.  Sa  manière  de  procéder  est  simple  autant  que  facile: 
chaque  Jour  il  va  visiter  un  vaudevilliste  de  ses  amis ,  et  s'y 
installe  pour  deux  ou  trois  heures.  Pendant  ce  temps ,  un  autre 
vaudevilliste  vient,  on  cause  affaires  ,  on  met  un  sujet  sur  le 
tapis.  Le  collaborateur  qui  ne  collabore  passe  mêle  adroite- 
ment de  la  conversation ,  il  répète  les  phrases  de  chacun,  il  rit, 
il  approuve ,  et  termine  la  séance  en  disant  ;  <(  Cela  fera  une 
excellente  pièce;  il  faut  nous  y  mettre  tout  de  suite;  quand 
nous  reverrons-nous  ?  )>  De  la  sorte ,  il  se  trouve  associé  à  l'ou- 
vrage ,  et  tous  ses  soins  désormais  se  borneront  à  se  maintenir 
dans  sa  position  de  collaborateur;  du  reste,  il  n'écrira  rien ,  ne 
composera  rien  ,  mais  il  parlera  beaucoup  de  sa  pièce,  et  quand 
elle  sera  faite  et  reçue ,  il  ira  à  toutes  les  répétitions  où  il  fera 
de  grands  embarras. 

l'n  collaborateur  pire  que  cehii-là ,  c'est  le  collaborateur 


KEVLE  DK  PARIS.  145 

absolu  et  despote,  qui  impose  tyranniquemejit  ses  idées,  qui 
fait  plier  le  plan  d'une  pièce  sous  sa  volonté  de  fer  ,  qui  ne 
revient  sur  aucun  mot  écrit  par  lui ,  qui  ne  démord  pas  du 
moindre  calembour.  Si  vous  n'accueillez  pas  aveuglément 
son  avis ,  il  vous  met  tout  aussitôt  l'épée  ou  le  pistolet  à  la  main; 
il  faut  laisser  faire  ce  collaborateur  fléau  .  et  tomber  d'accord 
avec  lui. 

Les  vaudevillistes ,  dans  leur  langue ,  appelent  soudeur  une 
variété  assez  commune  de  l'espèce.  Le  soudeur  soude  ensemble 
deux  vaudevillistes  et  s'enchâsse  entre  eux  deux.  Causeur  dili- 
gent et  rusé ,  il  vous  entreprend  et  vous  retourne  de  toutes  les 
façons  jusqu'à  ce  que  vous  lui  ayez  parlé  d'un  sujet  de  pièce  ; 
quand  il  a  son  affaire ,  il  court  aussitôt  chez  un  autre  vaudevil- 
liste à  qui  il  fait  part  de  votre  idée  ,  et  s'y  prend  de  façon  à  éta- 
blir une  collaboration  à  laquelle  il  participe.  Le  soudeur  ne  doit 
pas  être  confondu  avec  le  collaborateur  qui  ne  collabore  pas  , 
car  souvent  il  fait  sa  part  du  vaudeville  dans  lequel  il  est  entré 
par  industrie. 

Pour  prévenir  les  déceptions ,  les  erreurs  et  les  dangers  delà 
collaboration  fortuite ,  beaucoup  de  vaudevillistes  forment  des 
alliances  auxquelles  ils  demeurent  fidèles  :  de  là  ces  noms  iné- 
vitablement accouplés  sur  les  affiches  ;  ce  sont  des  raisons  de 
commerce  dramatique ,  des  compagnies  pour  l'exploitation  du 
vaudeville.  11  est  ensuite  des  collaborations  secrètes  et  des  col- 
laborations de  famille.  Par  exemple,  un  de  nos  plus  féconds 
vaudevillistes ,  celui  qui  obtiendra  le  premier  fauteuil  académi- 
que réservé  à  la  petite  comédie ,  est  aidé  dans  ses  nombreux 
travaux  par  sa  femme ,  à  qui  la  littérature  est  aussi  familière 
que  les  beaux-arts.  C'est  un  heureux  mari ,  ayant  le  bonheur  de 
Favart,  moins  l'abbé  de  Voisenon  ;  nous  ne  disons  pas  moins 
le  maréchal  de  Saxe.  Un  autre  vaudevilliste,  dont  le  nom  s'est 
.souvent  associé  à  celui  que  nous  venons  d'indiquer ,  partage 
avec  sa  femme  les  soins  du  ménage ,  à  condition  que  celle-ci 
lira  tout  ce  qui  paraît  de  revues,  de  rorhans  et  de  journaux 
anecdotiques,  et  lui  fera  de  ses  lectures  une  analyse  succincte. 
Ce  vaudevilliste  est  celui  de  tous  qui  a  toujours  le  plus  de  sujets 
•  11  portefeuille.  En  fait  de  collaboration  mystérieuse,  on  cite 
un  vaudevilliste  des  plus  fertiles,  qui  était  né  pour  toute  autre 
chose  que  pour  faire  des  pièces  de  théâtre.  Le  hasard  lui  fit  dé- 


14G  REVUE  DE  PARIS. 

Jerrer ,  dans  je  ne  sais  quelle  cour  des  Miracles,  un  homme  d'es- 
l»rit  qui  avait  eu  des  malheurs  ;  cet  homme,  qui  avait  réglé  des 
comptes  fâcheux  avec  la  justice ,  tournait  le  couplet  avec  une 
merveilleuse  facilité ,  et  filait  une  scène  avec  toute  sorte  d'agré- 
ment. Par  malheur ,  le  préjugé ,  plus  cruel  que  la  loi ,  le  con- 
damnait à  l'obscurité  ;  nul  théâtre  n'aurait  voulu  accueillir  ce 
nom  taré,  ce  talent  flétri  ;  notre  vaudevilliste  alors  prit  à  son 
compte  ce  talent  honteux  et  caché  ;  il  se  mit  à  exploiter  et  ex- 
ploite encore  le  pauvre  diable  à  qui  il  donne  des  légers  appoin- 
temens  ,  et  qui  lui  fait  toutes  ses  parts  de  vaudevilles. 

Après  cela ,  il  y  a  quelques  vaudevillistes  qui  exploitent  les 
idées  des  jeunes  gens  qui  viennent  à  eux,  demandant  assistance, 
un  vaudeville  à  la  main.  D'autres  qui  sont  dans  les  Iwnnes  grâ- 
ces des  directeurs,  butinent  parmi  les  pièces  que  les  aspira ns 
au  vaudevillisme  adressent,  franches  déport,  S'ux  administra- 
lions  théâtrales.  Les  cartons  ne  chôment  jamais  de  cette  mar- 
chandise de  hasard  ;  pour  en  donner  une  idée ,  il  suffira  de 
dire  que  les  cartons  du. Palais-Royal,  le  i)lus  jeune  de  nos  théâ- 
tres de  vaudeville  ,  ont  déjà  dévoré  près  de  trois  cents  de  ces 
embryons  dramatiques.  Un  des  régisseurs  de  ce  théâtre ,  homme 
d'ordre  et  de  méthode  ,  qui  a  lu  toutes  ces  œuvres  suppliantes, 
peut  en  fournir  la  note  exacte,  avec  le  titre  et  l'analyse  soigneu- 
sement relevés. 

Généralement,  les  hommes  de  lettres  se  contentent  de  se 
livrer  aux  travaux  de  l'esprit ,  et  ne  cumulent  pas  d'autres 
fonctions  avec  celles  d'écrivain.  Les  vaudevillistes  qui  exploi- 
tent la  branche  la  plus  lucrative  de  la  littérature,  et  dont  le 
métier  entraîne  une  foule  d'occupations  exigeantes ,  telles  que 
les  visites ,  lectures,  répétitions  ,  etc.  ,  y  joignent  presque  tous 
un  autre  état.  Ainsi,  la  plupart  sont  employés  dans  des  admi- 
nistrations ou  des  ministères  et  donnent  par  jour  sei)t  ou  huit 
heures  de  leur  temps  à  l'insipide  labeur  des  bureaux.  Quelques- 
uns  se  livrent  au  commerce  ou  à  des  industries  toul-à-fait 
étrangères  au  culte  riant  et  léger  de  Momus.  On  sait  qu'un  de 
nos  vaudevillistes  les  plus  spirituels  est  en  même  temps  action- 
naire des  pompes  funèbres ,  et  a  fait  au  Père  Lachaisedes  affai- 
res tout  aussi  brillantes ,  sinon  aussi  gaies  qu'au  vaudeville. 

C'est  à  l'esprit  d'association  que  les  vaudevillistes  doivent  la 
prospérité  tinancière  qui  enrichit  leurs  travaux.  Tandis  que 


REVUE  DE  PARIS.  147 

los  autres  <'ciivains  se  laissent  exploiter  parles  Iil)raires,  et  que 
la  propriété  littéraire  n'est  assise  sur  aucune  l)ase,  la  projjriété 
(lramatl(|ue  s'entoure  de  solides  garanties ,  et  fixe  son  revenu  à 
luit.uix  large  et  avantageux.  Les  auleurs  dramatiques  sont  con- 
stitués en  coriwration ,  ils  ont  un  syndicat  qui  veille  avec  solli- 
citude, sinon  aux  intérêts  de  l'art,  du  moins  à  leurs  intérêts 
pécuniaires.  Sur  tous  les  points  de  la  France  s'étend  une  admi- 
nistration financière  parfaitement  organisée  qui  perçoit  les  droits 
d'auteur.  11  n'est  si  mince  bourgade,  où  des  acteurs  nomades 
viennent  dresser  de  temps  en  temps  leurs  tréteaux,  qu'il  n'ait 
son  collecteur  dont  la  main  intlexible  prélève  sur  la  chétive 
recette  des  bohémiens  l'obole  du  vaudevilliste.  Là  oîi  il  y  a 
quelque  chose ,  le  vaudevilliste  ne  perd  pas  ses  droits;  il  ne  les 
perd  jamais ,  même  quand  la  représentation  est  au  bénéfice  des 
pauvres  ;  c'est  comme  cela  que  Ion  fait  les  bonnes  maisons. 
Hardy  ,  ce  prédécesseur  de  Corneille  ,  qui  le  premier  lira  profil 
de  ses  œuvres  dramatique  ,  était  loin  de  penser  jusqu'où  s'éten- 
drait un  jour  cet  impôt  qu'il  atlribuait  au  génie  et  à  l'esprit. 
Il  y  a  trente  ans  encore ,  on  traitait  à  forfait  i)Our  un  vaudeville  ; 
un  acte  se  payait  ordinairement  12  francs,  quelquefois  un 
petit  écu ,  rarement  un  louis.  Aujourd'hui  le  vaudevilliste  pré- 
lève chaque  soir  douze  pour  cent  sur  la  recelte.  Ce  droit  est 
assuré  par  des  traités,  et  si  un  directeur  voulait  les  enfreindre, 
aussitôt  les  auteurs  se  retireraient  de  lui;  il  y  aurait  coalition 
des  OUI- tiers  en  vaudeville ,  comme  dirait  Chatterton ,  qui  ne 
travailleraient  plus  pour  le  directeur  rebelle  (1).  Un  directeur 
peut  molester  un  auteur  de  toutes  les  façons  imaginables 
excepté  sur  l'article  des  droits  ;  les  traités  sont  là  ;  ils  n'obligent 
pas  le  directeur  à  être  poli,  mais  ils  l'obligent  à  payer  les  douze 
pour  cent.  Après  cela ,  il  y  a  de  quoi  s'étonner  qu'une  seule 
fortune  de  vaudevilliste  ait  surgi  depuis  cette  ère  fortunée  qui 
dore  le  vaudeville.  Pour  donner  une  idée  de  ce  que  peut  rap- 
porter une  pièce  en  un  acte ,  il  suffira  de  raconter  l'anecdolf 
suivante  : 

Un  jeune  vaudevilliste,  qui  depuis  a  fait,  pour  M.   Arml , 
plusieurs  vaudevilles  d'une  gaieté  délirante,  était  encore  à  ses 

(1)  Tout  récemment,  cette  corporation  d'ouvriers  liltéraires 
a  \o'A\\  mettre  en  interdit  le  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin. 


I  18  IILVUE  DE  PAKIS. 

premiers  essais,  et  une  foule  de  dettes,  cortège  inséparable  chi 
talent  obscur ,  le  poursuivaient  avec  acharnement.  Une  de  ses 
pièces  avait  été  reçue  au  Vaudeville,  le  jour  de  la  première 
représentation  était  venu  ,  et  il  était  en  proie  à  sa  fièvre  d'au- 
teur, lorsqu'on  frappe  à  sa  porte.  C'était  un  tailleur,  son  mé- 
moire à  la  main  ;  mémoire  ancien  et  imi>atienté  ,  portant 
400  francs  au  total.  —  Écoutez,  dit  le  vaudevilliste  au  tailleur, 
j3  n'ai  pas  d'argent  ,  mais  voulez-vous  faire  une  affaire  avec 
moi?  On  joue  une  pièce  ce  soir  dont  je  suis  père  h  moitié;  c'est 
une  très-honnête  paternité.  Je  vous  donne  ma  moitié  de  vau- 
deville i>our  votre  acquit.  Acceptez,  et  mes  droits  vous  sont 
subrogés.  C'est  une  chance  à  courir. 

Le  tailleur  accepte  et  le  marché  est  signé.  La  pièce  a  un 
grand  succès,  elle  reste  au  répertoire,  et  elle  a  rapporté  au  tail- 
leur, pour  sa  part,  près  de  5,000  francs,  sans  préjudice  de  l'a- 
venir. 

Les  journaux  ont  souvent  donné  le  chiffre  exact  du  revenu  de 
M.  Scribe ,  qui  s'élève  chaque  année  à  cent  et  (luelques  mille 
francs;  l'Académie  a  offert  un  fauteuil  à  cette  opulence  :  ainsi, 
honneurs,  fortune,  rien  ne  manque  au  vaudevilliste.  Demandez 
maintenant  pourquoi  tous  les  gens  de  lettres  ne  font  pas  des 
vaudevilles  ? 

iNous  répondrons  d'abord  que  presque  tous  en  ont  fait.  On  com- 
mence par-là;  les  plus  grands  noms  de  notre  littérature  en  ont 
essayé, et  les  quarante,  qui  ont  ouvertleur  temple  à  M.  Scribe. 
avaienttOHS  dans  leur  jeunesse  fait  des  vaudevilles,  lous,exepté 
peut-être  MM.  de  Quélen  et  Frayssinous.  Les  maîtres  de  la  cri- 
tique aussi,  qui  frappent  si  vertement  sur  les  doigts  des  vaude- 
villistes, ont  pour  la  plupart  à  se  reprocher  quelques-uns  de  ces 
péchés  pour  lesquels  il  sont  sans  pitié,  et  ils  seraient  sans  doute 
aujourd'hui  dans  les  rangs  qu'ils  harcèlent,  si  les  comités  de  lec- 
ture avaient  mieux  accueilli  leurs  essais.  Tel  romancier  de  terre 
oudemer,dont  les  vaudevillistes  ne  manquent  pas  de  mettre  en 
.scène  les  pages  pittoresques  et  dramatiques,  était  parti  pour 
être  tout  simplement  un  vaudevilliste,  lui  aussi,  et  s'il  s'est  trouvé 
portédans  d'autres  sphères ,  la  faute  en  est  à  sa  bonne  nature. 

Pour  être  vaudevilliste, il  ne  suffitpas  d'avoir  de  l'imagination 
«l  de  l'esprit,  il  faut  encore  n'en  avoir  qu'une  certaine  dose.  II 
faut,  en  outre,  être  doué  d'une  certaine  apilude,  d'un  ar(  de 


REVUE  DE  PARIS.  149 

tout  réduire  à  des  proportions  convenues  ;  enfin,  d'un  je  ne  sais 
quoi  l)analqui  fait  le  vaudevilliste. 

Rulhières  disait  que  M"'<'de  Coislin,  qui  tâchait  d'être  dévote, 
n'y  parviendrait  jamais,  parce  que,  outre  la  foi,  il  fallait,  pour 
faire  son  salut,  un  fonds  de  bêtise  quotidienne  qui  lui  manque- 
rait trop  souvent;  i:  et  c'est  ce  fonds,  ajoutait-il ,  qu'on  appelle 
la  grâce.  » 

Les  talens d'une  certaine  portée  ne  peuvent  que  bien  diflScile- 
ment  se  plier  à  l'art  du  vaudevilliste;  quiconque  aura  des  idées 
à  soi  en  sera  tout-à-fait  incapable.  On  ne  fait  guère  de  bons 
vaudevilles  qu'avec  l'idée  d'un  autre;  les  pièces  composées  avec 
les  livres  sont  le  plus  souvent  les  seules  qui  réussissent  sur  les 
petits  théâtres,  et  si  jamais  la  propriété  littéraire  se  constitue  et 
interdit  aux  vaudevillistes  le  droit  de  pillage ,  le  vaudeville 
redeviendra  ce  qu'il  était  autrefois  quand  il  volait  de  ses  pro- 
pres ailes  :  il  retournera  leste  et  joyeux  à  la  faridondaine. 

Paul  Vermond. 


13 


L'ÉGOISME   ET   LA   PEUR 


I. 


Dans  une  vision  mon  ame  fut  ravie  ; 

Je  vis  les  corps  des  rois  acquittés  de  la  vie; 

Et  l'un  d'eux  me  sembla  marqué  d'un  sceau  divin, 

Il  portait  devant  lui  sa  tête  dans  sa  main; 

Et  jusque  chez  les  morts  gardant  son  sang  suprême, 

Cette  tète  coupée  avait  un  diadème. 

II  Dans  ce  jour  où  sur  moi  le  vil  couteau  tomba, 

Dit-elle ,  tout  mon  peuple,  hélas!  m'abandonna. 

La  voix  de  son  amour  aurait  pu  faire  taire 

Le  roulemenent  de  mort  du  commandant  Santerre, 

Mais  une  voix  parlait  plus  haute  dans  son  cœur. 

Et  cette  voix  c'était  l'Égoïsme  et  la  Peur.  » 

Quand  il  eut  achevé ,  cet  illustre  fantôme 

S'endormit  pour  toujours  dans  son  dernier  royaume. 

IL 

Et  d'un  autre  côté  mon  regard  se  tourna , 
Et  je  vis  les  noyés  delà  Bérézina. 
Ils  étaient  tous  couverts  de  hideuses  blessures. 
Des  glaçons  hérissaient  leurs  blondes  chevelures  ; 
Ils  s'écrièrent  tous  :  L'Égoïsme  et  la  Peur 
Nous  vendirent  jadis  en  France  à  l'empereur. 
Nous  ne  maudissons  pas  son  nom  ni  sa  mémoire , 
Car  il  nous  a  donné  ce  qu'il  avait:  la  gloire! 
Mais ,  opprobre  éternel  à  ce  sénat  flatteur , 
A  ses  deux  conseillers ,  VÉgoïsme  et  la  Peur! 


REVUE  DE  PARIS.  151 

III. 

Puis  je  vis  s'avancer  une  femine  livide , 
Couverte  (le  iiaillons,  et  le  regard  timide; 
Elle  allait  se  plaignant  d'une  mourante  voix  ; 
Dans  ses  bras  amaigris  s'élevait  une  croix  ; 
Non  pas  cette  croix  d'or  que  l'église  romaine 
Suspend  comme  un  hochet  à  son  collier  de  reine, 
Mais  celte  croix  de  bois  de  l'univers  entier , 
Cette  pesante  croix,  la  croix  du  charpentier. 
Et  j'entendis  ces  mots:  Notre  sœur  l'Angleterre 
A  dans  son  sein  des  cœurs  qui  plaignent  ma  misère  ; 
Mais  deux  choses ,  hélas  !  ont  corrompu  ma  sœur  , 
Et  ces  deux  choses  sont  YÉyoïsme  et  la  Peur! 

IV. 

Et  cette  femme  en  pleurs  ,  sous  le  faix  oppressée, 
Absorba  tout  à  coup  mon  ame  et  ma  pensée , 
Et  je  n'aperçus  plus,  quand  j'entendis  savoix. 
Ces  hommes  du  passé ,  ces  soldats  et  ces  rois  ; 
Car  cette  pauvre  femme ,  en  sa  misère  immonde , 
Parut  grosse  à  mes  yeux  de  l'avenir  du  monde. 
Angleterre ,  me  dis-je ,  en  ton  vieux  parlement , 
Tu  plains  l'esclave  noir  et  son  affreux  tourment  ; 
Ton  peuple  entend  le  fouet  qui  sonne  en  Amérique , 
Et  ne  voit  pas  le  sang  dont  lui-même  trafique. 
Eh!  qu'aura  donc  produit  ce  schisme  tant  vanté, 
S'il  garde  l'imposture  et  perd  la  charité  ? 
Fanatiques  puissans  et  de  Londre  et  de  Rome, 
Sous  un  froc  différent ,  vous  êtes  le  même  honnnc. 
Ah!  sépulcres  blanchis,  nouveaux  pharisiens. 
Laissez  donc  là  le  Christ;  vous  n'êtes  pas  des  siens. 
Vous  criez  en  tous  lieux:  Hérétiques ,  papistes  ; 
Et  moi  qui  vous  entends  ,  je  vous  crie:  Hypocrites  ! 

V. 

Sois  absous ,  Rol)espierre  !  et  toi ,  Napoléon  . 
Car  nous  avons  baisé  votre  sceptre  de  plomb. 


152  REVUE  DE  PARIS. 

Vous  avez  accompli  vos  deux  lerril)les  tâches  ; 
Mais ,  malédiction  sur  ce  troupeau  de  lâches , 
Sans  vice  ni  vertu ,  sans  haine  et  sans  amour , 
Qui  laisse  la  colombe  aux  serres  du  vautour  ! 
A  ces  deux  ennemis  de  l'humaine  existence 
Qui  jusques  au  tombeau  nous  suivent  dès  l'enfance; 
A  ces  empoisonneurs  qui  rongent  notre  cœur, 
A  ces  deux  grands  fléaux,  VÉgoïsme  et  la  Peur! 

VI. 

Et  J'étais  tout  pensif,  méditant  en  silence, 

Quand  je  fus  transporté  dans  une  salle  immense , 

Où  des  hommes  assis ,  couverts  de  cheveux  blancs , 

Paraissaient  à  regret  juger  des  jeunes  gens; 

Et  tout  à  coup  je  vis  entrer  dans  cette  salle  , 

Et  ces  noyés  sanglans ,  et  cette  ombre  royale  , 

Et  cette  femme  en  deuil ,  avec  sa  grande  croix, 

Et  tous  ensemble  alors  élevèrent  la  voix  : 

C'est  vous  qui  nous  avez  enfoncés  dans  l'abîme  ! 

Lafaiblesse,  vieillards,  est  pire  que  le  crime. 

C'est  nous  qui  vous  jugeons...  Malheur  à  vous  !  malheur! 

Plusieurs  sont  paimi  vous  VÉgoïsme  et  la  Petir  ! 

VII. 

Pourtant ,  ô  jeunes  gens  !  ces  juges  peu  sévères , 

Qui  sont  vos  accusés,  ont  l'âge  de  vos  pères. 

Vous  porterez  comme  eux,  un  jour,  des  cheveux    blancs. 

Et  vous  serez  comme  eux  traités  par  vos  enfans. 

Le  monde  va  toujours  ,  et  bien  folle  est  la  tète 

Qui  conçoit  le  penser  de  lui  crier  :   Arrête  ! 

On  a  fait  par  le  ciel  un  grand  pas  en  avant  ; 

11  faut  le  proclamer:  on  ne  veut  plus  de  sang. 

N'étalez  pas  ainsi  ce  facile  courage  ; 

Siècle ,  fleur  d';.venir  ,  respecte  le  vieil  âge , 

Et  puisses-tu  laisser  ,  quand  tu  seras  vainqueur  , 

A  ton  aîné  mourant  VÉgoïsme  et  la  Peur  ! 

Antoni  Deschamps. 


DE  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

ET  DES  STYLES. 


PREMIER   ARTICLE. 

Au  milieu  des  plaintes,  des  colères,  des  cris  de  toute  sorte, 
cris  de  joie,  cris  de  douleur,  qui  s'élèvent  depuis  lanlôt  ([uinze 
ou  viujjt  années ,  dans  les  rangs  de  la  crilique ,  au  sujet  de  notre 
littérature,  à  cause  de  sa  cliuleselon  les  uns ,  de  sa  transforma- 
tion glorieuse  selon  les  autres  ;  il  nous  seml)Ie  que  le  travail , 
motif  ou  prétexte  de  tout  ce  partage,  a  été  poussé  assez  loin 
jiar  les  prosateurs  et  parles  poètes  ,  i>our  cpi'on  puisse  s'aper- 
cevoi)'  à  la  lin  qu'il  a  été  fait  et  poursuivi  dans  deux  directions, 
dans  la  mise  en  œuvre  des  idées  et  dans  la  modilicalion  de  la 
lanjîue.  D'ordinaire,  les  pensées  nouvelles  ([ui  sortent  de  l'esprit 
luimain  et  qui  se  répandent  à  travers  le  monde,  procèdent 
comme  les  bandes  guerrières  du  moyen  âge,  soulevant  sous 
leur  marche  tumultueuse,  à  travers  champs  et  moissons,  des 
Ilots  nuageux  de  poussière,  qui  voilent  leur  Iront  de  bataille 5 
leurs  ailes  et  leurs  profondeurs.  On  voit  bien  briller  çà  et  là  , 
par  quelque  déchirure  du  nuage,  le  tranchant  des  épées  et  le 
reflet  des  armures  ;  mais  il  faut  attendre ,  attendre  long-temi)s , 
pour  que  leur  forme  se  dégage,  devienne  précise  et  arrêtée.  C'est 
ainsi  ([ue  dès  le  premier  moment  où  des  tourbillons  inusités  se 
sont  élevés  à  l'horizon  littéraire,  la  ciitiquen'a  pas  maucpié  de 
monter  sur  son  rocher  ,  j)onr  étudier  avec  inciuiétude  la  cause 
dece  lunnilte  et  de  cette  obscurité  soudaine.  Elle  y  a  usé  avec 
courage  son  œil  et  son  opiniâtreté  imaislaméléeétait  si  grande, 
la  confusion  si  i»rofoiide, le  voile  qui  enveloppait  cette  marche  et 

13. 


154  REVUE  DE  PARIS. 

ce  choc  des  théories  nouvelles  si  épais ,  qu'elle  s'est  perdue  en 
conjectures;  et  qu'aujourd'hui  seulement,  nous  autres  qui 
avons  le  bonheur  d'arriver  à  l'heure,  nous  distinguons  assez 
clairement  ce  qui  naguère  était  encore  si  lointain  ,  si  confus  ,  si 
mêlé,  si  inextricable. 

Maintenant  donc  que  le  nuage  a  crevé ,  il  en  sort  bien  nette- 
ment deux  choses  :  la  modification  des  formes  littéraires  et  la 
modification  de  la  langue.  Ce  n'est  pas  toutefois  que  ces  deux 
révolutions  soient  encore  définitivement  arrêtées  dans  leur 
plan  ,  et  maîtresses  de  leur  avenir  ;  loin  de  là  ,  elles  secherchent 
elles-mêmes.  D'un  côté  ,  le  drame  s'essaie  aux  nouveautés  ,  la 
poésie  tente  des  combinaisons  rhy thmiques ,  le  roman  sort  de 
son  vieux  lit  ;  de  l'autre ,  la  langue  tâtonne;  elle  va  de  la  for- 
mule grave  et  nombreuse  de  Louis  XIV  à  la  fornmle  émondée 
et  alignée  de  Louis  XV;  elle  oscille  entre  la  métapho:e^t  la 
périphrase.  Que  deviendront  ces  deux  mouvemens  de  l'art? 
.(usqu'où  leur  sera-t-il  donné  de  parvenir?  Trouveront-ils 
devant  eux  une  route  aplanie  ou  encomI)rée?  Se  produira-t-il , 
comme  au  seizième  siècle ,  quelque  renaissance  inopinée ,  qui  les 
laissera  en  chemin,  comme  y  furent  laissées  nos  poésies,  nos 
histoires,  nos  épopées  du  moyen  âge?  Dieu  seul,  et  peut-être 
aussi  irinstinct  mystérieux  des  artistes,  sait  ces  clioses;  tout  ce 
que  nous  pouvons  faire ,  nous  autres  ciitiques ,  nous  antres 
spectateurs  de  ce  cirque  où  nous  ne  luttons  pas ,  c'est  de  raconter 
les  coups  qui  se  portent ,  les  chances  (pii  se  succèdent ,  et  de 
tâcher  d'arracher  au  présent  et  au  passé  de  l'histoire  quelques 
indices  sur  l'avenir. 

Toutefois,  il  n'est  pas  dans  notre  prétention  de  sonder  tous  les 
mystères  des  deux  mouvemens  qui  s'opèrent  aujourd'hui  dans 
la  littérature.  Le  premier,  celui  quia  pour  butla  rénovation  des 
(ormes  elles-mêmes  sous  lesquelles  se  produisent  les  œuvres  litté- 
raires ,  la  rénovation  du  drame ,  du  roman  ,  de  la  poésie , 
exigerait  un  travail  très  divers  ,très  étendu,  et  un  livre  plutôt 
que  des  articles.  Nous  n'y  pouvons  donc  pas  songer,  et  nous  le 
laissons  â  qui  aura  assez  de  loisir,  assez  d'idées ,  assez  d'ardeur 
pour  en  entrei)rendre  l'histoire.  11  n'en  est  pas  de  même  du 
second  ,  de  celui  qui  a  pour  objet  la  modification  de  la  langue 
li'ançaisc  :  plus  borné,  plus  circonscrit ,  il  est  |)lus  connnode 
au  morcellement  de  la  criti(|ue  hebdomadaiie,  il  se  laisse  mieux 


REVUE  DE  PARIS.  153 

suivre  par  l'esprit  distrait  des  lecteurs,  et,  mieux  que  tout 
cela,  comme  toutes  les  entreprises  modestes,  il  n'exige  pas  un  de 
ces  déploiemensde  forces  qu'il  ne  serait  ni  dans  notre  volonté  de 
promettre,  ni  dans  notre  i)ouvoir  de  tenir.  Nous  allons  donc  es- 
sayer de  rendre  claire  aux  yeux  la  révolution  que  subit  en  ce 
niomentlalanguefrançaise  ;de  bien  distinguer  et  séparer  les  uns 
des  autres  les  élémens  qui  se  disputent  sa  domination  ;  de  balancer 
le  plus  équitablement  qu'U  se  pourra  leur  importance  indivi- 
duelle; et  puis,  ce  qui  sera  le  point  capital  de  nos  efforts,  de  tirer 
de  l'iiistoire  de  la  langue  des  faits  jusqu'à  présent  à  peu  près 
inconnus,  lesquels  jetteront  un  jour  singulier  sur  le  débat  que 
se  livrent  entre  elles  les  écoles  rivales  en  matière  de  style. 

11  y  a  aujourd'hui  un  fait  capital,  qu'il  est  nécessaire  d'ex- 
poser clairement ,  pour  avoir  la  clef  de  la  situa  lion  dans  laquelle 
se  trouve  la  langue.  Indépendamment  des  matières  de  littéra- 
ture sur  lesquelles  s'exerce  l'esprit  des  auteurs,  il  existe  une 
foule  de  sciences ,  d'arts ,  de  métiers ,  qui  sont  tous  plus  ou 
moins  parvenus  à  un  état  que  nous  nommerons  philosophique, 
c'est-à-dire  dans  lequel  ils  se  rendent  ou  croient  se  rendre  à 
eux-mêmes  compte  de  leurs  principes,  de  leurs  intérêls  et  de 
leurs  lois.  Ces  sciences,  ces  arts,  ces  métiers,  se  sont  élevés  de  la 
sorte  jusqu'à  un  certain  point  à  des  habitudes  de  logique,  de 
raisonnement,  de  théorie,  et  se  sont  ainsi  rapprochés  des  esprits 
t|ui  n'auraient  pas  été  assez  spéciaux  pour  aller  les  trouver  sur 
leur  terrain  propre  et  technique.  D'un  autre  côté ,  par  suite 
de  l'immense  développement  de  la  presse,  toutes  ces  études 
particulières  se  sont  à  ce  point  réglées  et  constituées,  qu'elles 
ont  leurs  organes  publics ,  leurs  journaux  par  lesquels  elles 
se  répandent  et  s'infiltrent  dans  la  foule.  Ainsi,  les  sciences 
physiques  ,  mathématiques,  naturelles  et  morales,  les  arts  de 
toute  portée  et  de  toute  direction  ,  les  métiers  de  toute  desti- 
nation et  de  tout  ordre,  écrivent  au  jour  le  jour  leur  histoire, 
font  leur  analyse  et  leur  synthèse  dans  des  termes  qui  ne  sont 
))as  trop  barbares ,  et  possèdent  leurs  littératures  assez  civi- 
lisées pour  que  l'ainour-propre  ou  le  talent  des  écrivains  s'y 
in(|uiète  des  mots  congruens  et  des  tournures  délicates. 

Toutes  ces  sciences ,  tous  ces  arts ,  tous  ces  métiers  ont 
donc  leur  langue  écrite  d'abord  ;  chose  qui  ne  se  voyait  pas 
autrefois,  car  il  n'y  avait  ((ue  les  sommités  de  la  spcculatio 


156  REVUE  DE  PARIS. 

ou  de  l'Industrie  ,  l'art  du  veneur  ,  l'art  du  verrier ,  l'art  du 
médecin ,  l'art  du  jurisconsulle ,  l'artdu  philologue,  et  quelques 
autres,  qui  eussent  accès  dans  la  région  littéraire  ;  tout  le  reste  , 
terminologie  plus  ou  moins  barbare  ,  plus  ou  moins  liumble, 
plus  ou  moins  cabalistique  et  mystérieuse,  était  une  affaire  de  maî- 
trise et  de  tradition.  Ensuite,  les  arts  et  les  sciences  qui  s'é- 
taient élevés  jusqu'à  la  formule  écrite  avaient  choisi  la  langue 
latine,  seul  idiome  général  en  un  temps  de  nationalités  jalouses 
et  liargneuses ,  et  le  seul  qui  permît  à  l'intelligence  et  à  l'in- 
dustrie de  passer  de  royaume  à  royaume,  sans  crainte  des  guer- 
,res,  des  haines  ou  des  préjugés.  Le  litiérateur  était  donc  à  peu 
près  le  seul  à  manier ,  à  cultiver ,  à  modifier  la  langue  française , 
à  l'enrichir  de  tournures  grecques  ou  latines,  à  la  féconder  enfin 
selon  les  principes  et  les  traditions  esthétiques  de  la  Grèce ,  de 
l'Italie  et  de  la  France. 

Aujourd'hui  au  contraire,  chaque  science,  chaque  art,  chaque 
métier,  ciiaque  profession  se  sont  emparés  de  la  langue  fran- 
çaise, et  chacun  d'eux ,  pour  l'approprier  à  son  usage  spécial, 
l'a  tournée,  traînée  et  tourmentée;  chacun  d'eux  lui  a  imposé 
son  dictionnaire  ,  son  argot,  ses  hiéroglyphes.  Puis,  une  fois 
cette  fourmilière  d'idiomes  créée ,  on  les  a  régularisés  et  ex- 
ploités dans  une  multitude  de  journaux ,  lesquels  viennent  tous 
les  matins,  comme  des  ravins  après  les  pluies  d'orage,  se  dégorger 
dans  la  publicité  générale,   c'est-à-dire  dans  la  langue  écrite. 

C'est  donc  un  spectacle  singulier,  et  qui  ne  s'était  encore  ja- 
mais vu,  que  celui  de  la  langue  française  débordée  par-dessus 
ses  rives  classiques,  grossie  tout  à  coup  par  une  multitude  de 
torrens  qui  ont  traversé  et  délayé  des  terrains  de  toute  couleur, 
et  entraîné  des  débris  et  des  immondices  de  toute  sorte  ;  c'est  un 
large  courant  où  roulent  pêle-mêle  les  principes  les  plus  dis- 
parates, la  médecine,  la  politique,  la  géographie,  la  phar- 
macie, l'astronomie;  c'est  un  déluge  d'eaux  maudites  et  fan- 
geuses, où  la  pauvre  littérature  seheurte  à  ces  corps  étrangers, 
se  perd  et  se  noie;  et  l'ami  des  lettres  antiques,  l'ami  du  dis- 
cours élégant  et  du  noble  langage,  assis,  comme  le  pasteur 
de  Virgile,  au  bord  de  ces  eaux  révoltées,  écoute,  plein  de 
frayeur,  le  bruit  de  ce  grand  naufrage,  où  périssent  à  la  fois 
les  traditions  grecques  ,  romaines  et  nationales  ;  Sophocle  et 
Démoslhène  ,  Cicéron  et  Térence.  Racine  et  Bossuet. 


REVUE  DE  PARIS.  1S7 

Le  premier  fait  à  constater  aiijoiirfl'Iiui  dans  Thistoîie  i)ré- 
sentede  la  langne  française,  c'est  donc  qu'elle  ne  s'appartient 
plus  ù  elle-même,  qu'elle  n'est  plus  soumise  seulement  à  ses 
|)ropres  traditions  et  à  ses  propres  lois.  Pour  se  modifier  ,  pour 
s'assouplir,  pour  se  diversifier,  pour  s'étendre,  elle  ne  s'inspire 
[)Ius  des  grandes  et  fécondes  traditions  littéraires  ,  comme  au- 
li-efois;  elle  ne  peut  plus  aller  s'enquérir,  comme  du  temps 
d'Horace  et  du  temps  de  Vaugelas ,  si  le  mot  qu'elle  brûle  d'a- 
dopter est  de  pure  race  grecque  ou  romaine  ;  enfin,  le  dévelop- 
pement futur  de  la  langue  n'est  i)lus  un  résultat  qui  se  lire 
logiquement  et  uniquement  des  choses ,  élémens  et  matières  de 
son  passé.  Le  grammairien  et  l'étymologiste  ne  se  trouvent  i)lus 
debout  à  l'entrée  du  langage;  la  porte  en  a  été  forcée,  comme 
la  barrière  du  Rhin  au  cinquième  siècle ,  par  des  peuples  in- 
connus au  monde  littéraire;  peuples  qui  parlent  des  idiomes 
ignorés  des  Muses  ;  nouveaux  Quades ,  Hérules  et  Saxons ,  qui 
troublent  la  limpidité  de  la  parole  grecque  et  latine ,  comme 
l'invasion  troubla  l'homogénéité  de  la  civilisation  gallo-ro- 
maine; et  qui  peut-être,  un  jour,  par  le  travail  lent  et  poursuivi 
des  années ,  feront  aboutir  les  glapissemens  de  leur  gosier  à 
quelque  riche  et  glorieuse  harmonie,  comme  les  compagnons 
chevelus  de  Mérovée  ont  fini  par  aboutir  à  la  nation  la  plus 
belle  de  l'occident. 

Donc,  la  langue  n'est  plus  maîtresse  d'elle  ;  elle  est  une  pau- 
vre captive  qui  marche  à  la  suite  de  ses  vainqueurs,  qui  prend 
leurs  lois  et  revêt  leur  costume.  Ces  vainqueurs  de  la  langue 
littéraire,  traditionnelle,  classique,  ce  sont  en  partie  les  idiomes 
des  arts,  des  sciences  et  des  métiers,  organes  de  la  pensée  émi- 
nemment positive  et  pratique  du  dix-neuvième  siècle.  Il  y  a 
des  époques  dont  l'esprit  croît,  vit  et  se  répand  plus  sjjécialement 
du  côté  des  arts,  comme  celle  de  Périclès ,  celle  d'Auguste,  celle 
de  Louis  XIV  ;  la  nôtre  projette  la  luxuriance  et  l'ardeur  de  sa 
sève  plus  particulièrement  du  côté  de  l'industrie  et  de  l'économie 
sociale.  Or,  à  chaque  nature  de  pensée,  correspond  une  nature 
de  signe  ;  l'idée  artiste  et  élevée  produit  le  langage  noble,  drapé, 
nombreux;  l'idée  pratique  et  utile  produit  le  langage  cru,  sec, 
en  ligne  droite.  La  presse,  l'immense  presse  de  notre  temps,  a 
été  le  champ  catalanique  où  les  deux  langages  ont  combattu  ; 
mais  le  nombre  l'a  emporté;  les  mille  terminologies  techniques 


158  REVUE  DE  PARIS. 

ont  développé  leurs  bandes,  torves,  hideuses,  rauques,  effroya- 
bles ;  et  le  bataillon  sacré  des  lettres ,  cédant  pied  à  pied  le  ter- 
rain des  journaux,  s'est  retiré  dans  quelques  livres,  rares 
forteresses  qui  ne  résisteront  peut-être  pas  elles-mêmes,  et 
dans  lesquelles  les  barbares  ont  déjà  pénétré  avec  les  fuyards. 
Ainsi,  la  première  invasion  qu'ait  subie  la  langue  littéraire, 
lui  est  venue  du  côté'des  idiomes  techniques,  dont  elle  se  trouve, 
à  présent  mélangée ,  bariolée ,  étouffée.  La  seconde  ,  qu'il  est 
nécessaire  pareillement  d'indiquer,  lui  vient  du  côté  des  éludes 
philosophiques,  et  de  ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  études  so- 
ciales. L'Allemagne,  que  la  charpente  ferme  et  serrée  de  ses 
corporations  a  préservée  jusqu'ici  de  nos  désordres  politiques , 
cultive  avec  ardeur  les  sciences  morales,  et,  par  une  propriété 
spéciale  de  son  idiome  ,  qui  se  monte  et  se  démonte  à  l'aide  de 
mille  petites  mécaniques  grammaticales,  elle  s'est  construit 
une  terminologie  philosophique  compliquée,  mais  nette  ;  pleine 
de  détours,  mais  rigoureuse  et  définitive  ;  espèce  d'échelle  qu'elle 
dresse  et  applique  contre  la  flèche  de  ses  conceptions  les  plus 
ardues,  pour  y  faire  grimper  le  raisonnement.  C'est  eette  ter- 
minologie étrange,  tudesque,  sans  aucun  rapport  avec  l'écono- 
mie de  notre  langue  française ,  que  les  amateurs  et  fauteurs  de 
la  philosophie  allemande  nous  ont  importée,  et  dont  ils  ont 
enrayé  et  allourdi  l'allure  aisée  de  notre  syntaxe.  Ce  qu'on  ap- 
pelle sciences  sociales,  c'est-à-dire,  jusqu'à  présent,  des  vues 
personnelles  plus  ou  moins  boiteuses,  plus  ou  moins  vaguement 
formulées,  sur  l'agencement  des  parties  dont  se  compose  le 
tout  d'un  peuple  ,  ont  pareillement  obstrué  la  voie  du  discours, 
non  pas  seulement  de  mots,  mais  de  tournures;  et  ce  sont 
encore  là  de  nouveaux  fils  qui  raient  son  tissu  ,  de  nouvelles 
couleurs  qui  y  déteignent  et  y  font  tache. 

Enfin,  la  troisième  grande  irruption  qui  ait  envahi  la  langue 
est  venue  du  gouvernement  représentatif.  Toutes  les  races  pri- 
mitives de  la  conquête,  les  Bourguignons  de  l'est,  les  Visigoths 
du  midi,  les  Celtes  et  les  Normands  de  l'ouest,  les  ripuaires  du 
tiord  et  les  Saxons  du  centre ,  qui  avaient  vécu  si  long-temps 
assez  distincts  et  séparés ,  gardant  leurs  mœurs  et  leurs  idio- 
mes ,  se  sont  trouvés  réunis ,  depuis  notre  révolution,  dans  les 
assemblées  législatives.  Quoique  tous  eussent  appris  à  parler 
la  langue  française,  celle  langue  de  fusion  ,  qui  appartient  par 


REVUE  DE  PARIS.  150 

quelque  côté  à  toutes  les  tribus  primitives ,  sans  être  complète- 
ment l'œuvre  et  la  propriété  d'aucune ,  il  ne  dépendait  pas 
d'eux  de  ne  pas  apporter  dans  leur  discours  le  génie  de  leur 
race  et  le  tour  de  leur  nationalité.  Se  servant  tous  des  mêmes 
mots,  ils  avaient,  selon  leur  patrie  ,  une  manière  propre  de  les 
combiner  :  le  Breton ,  le  Normand,  le  Provençal ,  le  Languedo- 
cien, le  Béarnais,  construisant,  selon  des  ordres  particuliers, 
rarchilecture  de  la  phrase,  ordonnant,  selon  divers  procédés, 
l'enchaînement  et  la  syllogistique  des  idées,  eraprunlant  à  dif- 
férentes natures  d'images  la  métaphore  qu'ils  posaient,  comme 
une  couronne  de  flammes  ou  de  fleurs,  sur  le  front  delà  période 
oratoire. 

Or,  toutes  ces  nationalités  d'idiomes ,  plus  ou  moins  frustes 
ou  arrondies,  qui  ont  été  versées  parole  à  parole  du  haut  de  la 
tribune,  ont  coulé  de  là  et  continuent  à  couler  chaque  jour,  à 
travers  la  langue  écrite,  par  le  canal  des  mille  journaux  poli- 
tiques ,  rivières  qui  prennent  leur  source  dans  l'enceinte  de 
notre  parlement.  Le  député  ne  fait  donc  pas  seulement  les  lois 
de  la  France,  il  en  fait  encore  la  langue;  la  province  ne  porte 
pas  seulement  son  impôt  au  trésor,  elle  le  porte  aussi  au  dic- 
tionnaire. Ajoutonsavec  douleur  que,  de  ces  deux  contributions 
dont  elle  enrichit  Paris,  la  meilleure  monnaie  ne  va  pas  à  l'a- 
cadémie. 

Jusqu'à  présent,  nous  avons  trouvé  trois  causes  qui  concou- 
rent pareillement  au  désordre  actuel  de  la  langue  :  d'abord,  la 
terminologie  des  métiers,  des  arts  et  des  sciences  ;  ensuite  celle 
des  études  philosophiques  et  sociales;  enfin  ,  la  mise  en  œuvre 
de  ce  qui  reste  encore  des  idiomes  de  la  conquête  opérée  par 
le  gouvernement  représentatif.  Aucune  de  ces  trois  causes  n'est 
littéraire,  c'est-à-dire  que  toutes  trois  modifient  la  langue  par 
le  mélange  d'élémens  qui  ne  sont  pas  de  nature  philologique.  Il 
ne  s'agit  dans  aucun  de  ces  trois  cas  d'un  redressement  du  dis- 
cours, exécuté  d'après  les  données  de  sa  propre  histoire ,  mais 
d'une  introduction  de  principes  nouveaux,  qui  troublent  soi! 
économie  traditionnelle,  et  font  éclater  les  ais  de  sa  vieille 
synthèse. 

A.  côté  de  ces  trois  principes  de  désorganisation ,  il  y  en  a 
d'autres  encore,  mais  ceux-ci,  littéraires,  intelligens,  ayant 
conscience  d'eux-mêmes-  Le  premier,  c'est  la  question  des  .sys- 


160  REVUE  DE  PARIS. 

lèmes  en  liltérature ,  la  question  des  écoles.  Ces  systèmes  sont 
aujourd'hui,  comme  on  sait,  au  nombre  de  deux,  et  ils  sont  en 
désaccord ,  non-seulement  sur  la  manière  de  comprendre  et 
d'écrire  la  langue  ,  mais  encore  sur  la  manière  de  comprendre 
et  de  réaliser  les  diverses  formes  littéraires ,  comme,  par  exem- 
ple, le  drame,  la  poésie  ou  le  roman. 

En  nous  renfermant,  ainsi  que  nous  le  devons,  dans  la  ques- 
tion de  la  langue,  nous  allons  montrer  comment  les  deux  écoles 
s'entendent  parfaitement  sur  leurs  principes  avoués,  et  comment 
celte  grave  difficulté  se  réduit  à  n'être  en  définitive  qu'une  ques- 
tion de  fait.  Avant  tout,  prolestons  autant  qu'il  est  en  nous 
contre  la  dénomination  de  rommttiqtie,  imposée  à  la  nouvelle 
école  beaucoup  plutôt  qu'acceptée  par  elle;  dénomination  creuse 
et  sans  idée  par  elle-même,  et  qui  pourrait  paraître  en  cacher 
une  mauvaise,  par  ropposition  qu'elle  fait  dans  le  jargon  de  la 
critique  ordinaire  à  la  dénomination  de  classique ,  en  faisant 
supposer  aux  simples  que  les  romantiques  se  passent  de  travail, 
d'éludé,  de  méditation,  enfin  de  tout  ce  que  la  tradition  et  l'en- 
seignement des  lettres  grecques  et  romaines  apportent  de  noble 
et  d'élevé  dans  l'intelligence  et  dans  le  cœur. 

Ceux  qui  se  disent  de  la  bonne  et  vieille  école  du  dix-septième 
siècle,  et,  pour  emi)loyer  un  mot  significatif  et  bref  qui,  tout  en 
exprimant  notre  pensée,  ne  gène  pas  l'allure  de  notre  phrase, 
le  parli  des  académiciens ,  pose  pour  principe  que  la  plus  belle 
période  de  la  langue  française,  celle  qui  a  produit  les  plus 
admirables  ouvrages ,  celle  qui  est  et  doit  être  entre  toutes  respec- 
tée, vantée,  reproduite,  c'est  la  période  de  Louis  XIV.  Or,  c'est 
exactement  ce  que  pense,  ce  que  veut,  ce  que  prétend  l'école 
nouvelle  ;  e(,  pour  choisir  entre  les  écrivains  plus  ou  moins  re- 
mar([uables  ou  illustres  (ju'a  déjà  produits  celte  école ,  entre 
M.  de  Lamartine,  M.  de  Vigny, M.  Sainte-Beuve, un  homme  qui 
se  soit  développé  plus  que  tout  autre  sous  diverses  faces,  et  qui, 
par  conséquent,  réunisse  en  lui  la  plus  grande  réalisation  qui 
se  soit  encore  opérée  de  ces  principes  nouveaux,  M.  Victor  Hugo 
a  constamment  fait  effort  pour  remettre  en  honneur  et  faire  re- 
vivre les  grands  stylesdu  dix-septième  siècle,  celui  de  Corneille, 
celui  de  Molière,  celui  de  Pascal,  celui  deCossuet.  Qu'on  lui  re- 
fuse do  s'être  élevéjuscpi'à  la  région  Oi"i  planent  ces  nobles  modèles, 
c'est  un  point  sur  lequel  nous  concevons  et  nous  admettons  par- 


REVUE  DE  PARIS.  161 

fiiitoment  la  controverse  ;  mais  un  aulre  point  tout-;Vfail  hors 
de  litige,  un  i>oint  qu'il  y  aurait  de  l'injustice  et  de  la  mauvaise 
volonté  îi  ne  nous  pas  accorder,  c'est  l'admiration  i)ien  franche, 
bien  nette,  bien  explicite  de  ftl.  Victor  llufifo  pour  notre  grand 
siècle  littérah-e  ,  pour  les  chefs-d'œuvre  impérissables  (ju'il  a 
bâtis,  pour  cette  magnificence  de  langage  et  cette  sévérité  con- 
stante d'idées  qui  régnent  dans  ses  principales  productions. 
Quand  nous  nommons  M.  Victor  Hugo,  nous  nommons  en  même 
temps  tous  les  grands  et  notaliles  artistes  de  l'école  nouvelle. 
M.  de  Lamartine,  M.  de  Vigny  ,  M.  Sainte-Beuve,  ne  renieront 
jamais  ni  Racine, ni  Fénelont,  ni  M™"  de  Sévigné.  Loin  de  là,  ils 
placeront  la  période  de  la  langue  où  parurent  ces  écrivains  au 
rang  de  ces  phases  rares  et  favorisées,  comme  il  s'en  voit  deux 
ou  trois  dans  toute  l'histoire  de  l'occident,  où  l'instinct  du  beau 
s'exalte  et  atteint  ses  dernières  limites;  et  ])uis,  ils  clioisiront 
sans  doute,  dans  cette  période,  les  individualités  esthétiques  les 
mieux  en  rapport  avec  leur  pro|)re  nature, pour  en  faire  un  mo- 
dèle parmi  les  modèles,  un  ami  parmi  les  amis. 

Comment  se  fait-il  donc  que  l'école  nouvelle  et  le  parti  de  l'a- 
cadémie s'entendent  si  peu,  se  touchant  si  intimement  sur  les 
principes?  Cela  tient  à  diverses  causes  de  nature  diverse.  Il  y  a 
partout,  comme  on  dit,  des  gâte-métiers  qui  compromettent  les 
meilleures  elles  plus  saintes  causes.  La  nouvelle  école  a  eu  les 
siens.  L'e{ï'roya!)le  consommation  que  la  presse  actuelle  fait  de 
littérature  a  i)oussé  îi  écrire  une  foule  de  jeunes  gens  de  bon 
naturel ,  mais  qui  n'avaient  encore  eu  le  temps  ni  d'amasser 
beaucoup  d'idées,  ni  de  donner  un  caractère  h  leur  style.  Ils  se 
sont  dits  de  la  nouvelle  école  et  on  les  a  crus.  Us  n'étaient  d'au- 
cune école,  d'aucun  système,  pas  même  du  leur;  car,  école  et 
système  supposent  un  ensemble  de  principes  bien  liés,  qu'ils 
n'avaient  pas  ,  et  un  enchaînement  de  conséquences  prévues  , 
<|ue  nul  d'entre  eux  n'avait  déduites  ni  expérimentées.  Il  y  a  donc 
de  l'injustice  à  attribuer  à  l'école  nouvelle  le  déplora!)le  encom- 
brement de  rapsodies  dramali(|ues  ,  poétiques  et  autres ,  dans 
lesquelles  nos  [)ieds  tréiniclient  à  chaque  pas  ;  embiyons  sans 
avenir,  larves  avortées,  monsiruosilés  A  tous  les  points  de  vue, 
où  l'histoire,  la  morale  et  le  style  sont  outrageusement  piloriés. 

Cependant  nous  devons  dire,  pour  étrejusics,  que  le  tort  du 
malenlendu  qui  sépare  le  parti  académicien  de  l'école  nouvelle 

M 


162  REVUE  DE  PAPxlS. 

ne  vient  pas  tonl  entier  des  gâte-métiers  de  celle-ci; le  parti  en 
peut  revendiquer  sa  moitié,  et  la  jjIus  grosse.  Ces  littérateurs 
qui  se  ])rétendent  exclusivement  classiques  ont  ceci  de  singulier 
dans  leur  logique,  qu'adoptant  les  grands  écrivains  de  Louis  XI V 
pour  modèles,  ils  font  une  littérature  diamétralement  opposée  à 
celle  de  ces  écrivains.  Quoi  de  plus  noble,  de  plus  aisé,  de  plus 
grandiose,  que  la  manière  du  dix-septième  siècle  ;  quoi  de  plus 
plat,  de  plus  guindé,  de  plus  fluet  que  la  manière  de  1 806  !  Quelle 
plus  grande  horreur  delà  périphrase  que  dans  Corneille,  dans 
Bossuet,dans  La  Rochefoucauld!  Quel  plus  grand  fouillis  de 
synonymes  manques  ,  tournant  autour  de  l'idée,  que  dans  De- 
lille ,  dans  Bernardin  de  Saint-Pierre ,  dans  Baour-Lormian  ! 
Les  styles  du  dix-septième  siècle,  les  plus  beaux,  les  plus  renom- 
més, sont  d'une  superbe  crudité  cavaUère,  prenant  toujours 
l'idée  par  le  manche  du  mot  propre,  exi)!iquant  les  abstractions 
par  une  grande  gerbe  d'images  qui  les  illuminent,  ou  reposant 
rame  éblouie  du  luxe  des  métaphores  par  une  générahté  pure  et 
sereine,  où  la  pensée  aux  proportions  immenses  vient  se  réduire 
comme  en  un  médaillon.  Quoi  de  pareil,  nous  le  demandons 
sincèrement, dans  les  hommes  qui  ont  la  prétention  démarcher 
sous  la  bannière  du  dix-septième  siècle  !  Est-ce  que  vous  trouvez 
le  style  de  M.  de  Jouy  coupé  et  tressé  A  grands  anneaux,  qui  se 
tiennent  et  roulent  les  uns  dans  les  autres,  comme  les  phrases 
du  duc  de  Saint-Simon?  Est-ce  que  les  vers  libres  de  M.  Etienne 
vous  paraissent  noblement  drapés  ,  comme  les  alexan- 
drins des  Femmes  Savantes?  Est-ce  que  la  prose  de  M.  Jay 
vous  semble  nonchalamment  parsemée  d'images  qui  servent 
d'interprète  et  de  Iruchementàl'idée, comme  dans  cet  admirable 
livre  des  Maximes?  Quoi!  ces  messieurs  sont  classiques!  di- 
sent-ils.Us  admirent  Corneille,  ils  admirent  Molière,  ils  admirent 
Bossuel!  Mais,  alors  comment  entendent-ils  leur  admiration? 
Il  n'y  a  pas,  i)armi  ce  qu'ils  nomment  les  romantiques,  un  seul 
écrivain  qui  voulût  les  avoir  outragés  comme  eux.  Ce  sont  eux, 
ce  sont  leurs  vers  étriqués  et  leur  prose  périphrasière  qui  ont 
gtâté  le  goût  du  |)ublic,  qui  font  dormir  aux  vers  de  Corneille  et 
silïler  aux  vers  de  Molière. 

Entre  l'école  nouvelle  et  le  parti  académicien ,  ((ui  placent 
l'une  et  l'autre  sur  le  pavois  la  langue  du  dix-septième  siècle, 
il  n'y  a  donc  plus  qu'une  question  de  fait: celle  de  savoir  qv'x 


REVUE  DE  PARIS.  163 

compreiul  le  mieux  celle  Inngue,  el  qui  la  parle  le  mieux.  Nous 
ne  voulons  pas  imursuivre  celle  idée/qui  nous  enlrainerait  hors 
tle  la  difficullé  du  monienl;  mais  nous  croyons  certain  que,  si 
Ton  veut  y  regarder  de  près,  les  écrivains  les  plus  vérilablement 
classiques  ,  c'est-à-dire  ceux  qui  savent  le  mieux  les  traditions 
littéraires,  et  quilesexploilentavecleplusd'inlelligence,  cesont 
évidemment  les  notables  auteurs  de  l'école  nouvelle.  M.  de  La- 
martine est  plus  près  de  Racine  que  M.  de  Jouy  ;  M.  Sainte-Beuve 
est  plus  près  de  Fénelon  que  M.  .lay;  M.  Victor  Hugo  est  plus 
près  de  Corneille  que  M.  Etienne  ;  M.  de  Vigny  est  plus  près  de 
Balzac  que  M.  Arnault.  Ce  sont  là  des  vérités  qui  vaudraient  la 
peine  qu'on  y  regardât,  afin  que  ceux  (|ui  ont  pendu  la  langue 
à  leur  gibet  ne  se  donnassent  plus  pour  de  fidèles  serviteurs,  qui 
veillent  armés  autour  de  son  trône. 

Nous  pouvons  maintenant  revenir  à  la  proposition  générale  de 
cette  étude,  à  savoir  la  cause  de  trouble  dont  est  pour  la  langue 
la  divergence  des  deux  écoles  rivales  qui  prétendent  l'une  et 
l'autre  à  fonder  les  règles  du  style,  celle-ci  poussant  celle  langue 
d'un  côté,  celle-là  la  poussant  de  l'autre.  Une  nouvelle  cause  de 
chaos,  et  celle-ci  sera  la  dernière  à  laquelle  nous  nous  arrêtions, 
c'est  la  différence  qui  naît  de  l'individualité  des  styles.  Même 
avec  un  système  de  littérature  nettement  défini  et  arrêté,  avec  une 
langue  faite  et  stationnaire,  il  y  a  toujours  des  procédés  difïérens 
de  style;  cela  tient  à  celte  même  raison  qui  fait  que  deux  feuilles, 
dans  une  forêt,  ne  se  ressemblent  jamais ,  et  qu'il  n'y  a  eu ,  en 
aucun  temps  et  en  aucun  pays ,  deux  hommes  paifaitement 
semblables  de  corps,  d'ame  et  de  son  de  voix.  Les  écrivains  sont 
tous  faits  de  telle  manière ,  qu'ils  sentent  différemment  les  objets 
extérieurs,  el  qu'ils  perçoivent  différemment  leurs  idées.  Pour 
penser,  rintelligence  se  meut  et  se  transporte  de  notion  à  no- 
tion ;  or,  les  intelligences  ont  chacune  un  pas  qui  les  distin- 
gue et  qui  les  fait  reconnaître.  Ces  différences  dans  le  pas  de 
res|)rit  qui  se  meut,  cesont  les  différences  des  styles.  Tel  va  de 
l'idée  à  l'image,  tel  de  l'image  à  l'idée.  Et  puis,  cette  marche 
tjst  différemment  coupée  et  cadencée  :  la  phrase  de  Balzac 
frappe  ordinairement  deux  coui)s  ;  celle  de  Voiture  eu  frappe 
quatie. 

Indépendamment  du  procédé  rhythmique  et  musical ,  qui  dis- 
tingue les  écrivains  entre  eux  ,  et  qui  met  leur  nom  à  leurs  ou- 


164  REVUE  DE  PARIS. 

vrages,  beaucoup  mieux  que  leur  propresignature,flya  encore 
ce  ipie  nous  nommous  la  (orme  diverse  de  l'idée.  Dans  tel  esprit, 
l'idée  se  produit  toujours  mal  arrêtée,  mal  éclairée  aux  extrémi- 
tés, timide,  dubitative  ;  et  alors  ,lestyle  s'avance  les  yeux  baissés, 
tout  Manqué  de  pour  ainsi  dire  et  de  peut-être  ;  dans  d'autres 
esprits,  elle  apparaît  entière  et  impérieuse,  bien  nette  et  bien 
quarrée;ct  alors,  le  style  s'avance  dun  pas  fer  me,  résolu,  tout 
plein  de  proverbes,  d'apopbthegmes,  de  maximes  ,  c'est-à-dire 
de  formules  qui  ont  l'autorité  de  la  tradition  pour  elles,  et  qui 
n'admettent  pas  la  dicussiou.  Les  styles  se  divisent  ainsi  en 
genres  nombreux  et  en  familles  plus  nombreuses  encore;  en 
général ,  ils  sont  tous  [ilus  ou  moins  bons  pourvu  qu'ils  soient 
vrais.  Les  mauvais  styles,  ce  sont  ceuxd'iinitation  et  de  placage. 
Il  y  a  aujoud'iuii  dans  notre  littérature  une  fourmilière  in- 
croya])le  de  styles ,  sans  compter  mille  façons  bâtardes ,  qui 
n'ont  ni  raison  ,  ni  loi,  et  qui  servent  ù  desservir  le  premier 
Paris  de  la  j)resse  quotidienne.  Cette  multiidicité  de  styles  tient 
à  l'existence  simultanée  des  deux  écoles  littéraires  ,  deux  genres 
qui  ont  leurs  espèces  et  leurs  sous-espèces.  Nous  n'aurions  peut- 
être  pas  encore  parlé  de  tout  ceci ,  s'il  n'y  avait  pas  de  ré|)an- 
due  à  ce  sujet  une  erreur  qu'il  importe  de  détruire.  Il  existe 
aujourd'bui  un  groupe  d'écrivains  plus  ou  moins  remarquables, 
que  l'on  désigne  par  l'appellation  d"Intii)ies,  et  sur  lesquels 
la  critique  s'abuse,  à  notre  avis.  Il  y  a  deux  cbôses  dans  la 
composition  du  style  :  la  forme  plus  ou  moins  airêtée  de  l'idée, 
et  le  retentissement  musical  avec  lequel  elle  toml^e  dans  l'har- 
monie générale  du  discours.  On  peut  faire  une  tiiéorie  sur 
l'agencement  mécanique  de  la  phrase ,  la  rendre  plus  sourde  ou 
plus  sonore  ;  mais  la  forme  même  de  l'idée  ;  son  contour  indé- 
cis ou  décidé,  échappent  à  tout  système  ,  parce  que  ce  sont  là 
des  qualités  qui  tiennent  à  l'ame  elle-même,  et  à  sa  manière 
individuelle  de  procéder.  Or,  ce  qui  caractérise  un  écrivain 
intime,  comme  on  dit,  du  moins  un  écrivain  \intinte  de  ceux 
que  nous  avons  sous  les  yeux ,  c'est  d'abord  res|)rit  du  détail  , 
I)uis,  pour  nous  servir  d'un  mot  qui  dit  bien  ce  qu'il  veut  dire, 
le  penchant  à  l'autobiographie ,  enfin  l'hésitation  de  l'idée  ;  c'est- 
à-dire  trois  choses  qui  tiennent  à  la  i)ersonnalité,  et  qui  ne 
peuvent  pas  donner  lieu  à  une  école ,  par  la  raison  qu'on  ne  se 
donne  pas ,  à  sa/antaisie ,  un  tempérament  sanguin  ou  bilieux. 


REVUE  DE  PARIS.  1G5 

Les  intimes  ne  peuvent  donc  \nu  [)i'étendi'e  l\  former  une  école 
de  style,  parce  cpie  ce  qui  leur  ai)parlient  eu  propre  est  une 
cliose  individuelle  par  sa  nature,  et  qui  ne  peut  pas  être  géné- 
ralisée et  systématisée.  Cela  est  si  vrai ,  (ju'ils  ne  se  distinguent 
de  la  manière  d'écrire  du  reste  de  l'école  nouvelle  et  de  l'école  aca- 
dénii(piL',(pieparcet  élément  personnel  ;  BI.  Sainte-Beuve  étant 
aussi  riche  d'images  que  M.  Victor  Hugo,  et  M.  George  Sand 
employant  la  périphrase  aussi  bien  que  Delille ,  et  la  description 
aussi  bien  cpie  Cernardin  de  Saint-Pierre. 

Si  nous  portons  noire  regard  en  arrière ,  sur  les  considéra- 
tions que  nous  avons  développées  jusquici,  nous  trouvons  que 
la  langue  française  est  aujourd'hui   dans  nu  chaos,  comme 
il  ne  s'en  est  jamais  rencontré  dans  son  histoire.  La  termino- 
logie technique  et  scientifique  a  jeté  le  désordre  dans  ses  mots; 
les  écoles  rivales  l'ont  jeté  dans  sa  syntaxe.  Nous  ne  dirons  pas 
néanmoins  qu'elle  est  en  décadence.  En  général ,  les  éi)oques 
«iu'on  nomme  de  décadence ,  soit  dans  la  littérature  ,  soit  dans 
la  politique  ,  sont  tout  simplement  des  pb.ases  qui  n'ont  pas  été 
jirévuespar  les  lois  esthétiques  et  sociales  précédentes,  et  qui, 
j)leines  défaits  nouveaux  et  d'élémens  inconnus ,  font  éclater  le 
fagot,  serréde  trop  près,  en  vertu  decette  loii>hysiquequiveut 
que  le  contenant  soit   plus  grand  que  le  contenu.  Kous  sommes 
donc  pleins  de  foi  dans  l'avenir  de  notre  langue,  comme  dans 
l'avenir  de  toute  chose  (pii  tient  à  laconslituLion  même  des  so- 
ciétés, lesquelles  marchent  à  la  garde  de  Dieu.  Cependant ,  comme 
il  serait  utile  (pie  notre  intelligence  aidât  un  peu  le  bon  vouloir 
lie  la  Providence ,  et  que  ,  si  Thomme  pouvait  metti'c  efficace- 
ment la  main  à  ses  affaires,  elles  iraient,  sans  nul  doute, 
beaucoup  plus  dioit  et  plus  vile,  il  nous  a  semblé  qu'il  était 
profitable  de  chercher  selon  quelles  données  il  convenait  d'opé- 
rer sur  la  langue  française,  pour  la  conduire  à  son  but  et  achè- 
vement. Or  ,  pénétrés  comme  nous  sommes  de  cette  maxime  , 
(jue  la  tradition  est  le  meilleur  des  giUdes,  et  que,  selon  un 
mot  de  M.  Victor  Cousin ,  celui  qui  veut  traiter  d'une  science 
doit  s'attacher  avant  tout  à  l'histoire  de  cette  science,  nous 
nous  occuperons  du  passé  de  notic  belle  langue,  ayant  soin  de 
la  jirendre  par  les  cùlés  ((ui  n'ont  pas  encore  été  touchés ,  afin 
d'ajouter  un  chapitie  au  livre  de  ses  annales. 

A.  Granier  de  CASSAG^Af;. 
11. 


VISITE  A  ABBOTSFORD. 


PORTRAIT,   ANECDOTES,  SOUVENIRS  DE  WALTER  SCOTT. 


Le  29  août  1 8 IG ,  j'nUeijïiiis  sur  le  lard  la  petite  ville  de  Selkirk, 
ancienne  forteresse  d'Ecosse.  Je  venais  d'Edimbourg,  un  peu  pour 
visiter  l'aJjbaye  de  Melrose  et  ses  environs,  beaucoup  pour  en- 
trevoir le  puissant  ménestrel  du  Nord.  J'avais  pour  lui  une  lettre 
d'introduction  de  Thomas  Campbell,  le  i)oète  ;  et  d'après  l'in- 
térêt qu'il  avait  pris  à  mes  premières  tentatives  littéraires  , 
j'avais  quelque  raison  de  penser  que  ma  visite  ne  serait  point 
importune. 

Le  lendemain ,  après  un  déjeuner  matinal ,  je  partis  en  chaise 
de  poste  pour  l'ajjbaye.  Arrivé  devant  Abbotsford,  j'envoyai  le 
postillon  porter  la  lettre  et  ma  carte ,  sui'  laquelle  j'avais  écrit 
que,  me  rendant  aux  ruines  de  Melrose,  je  désirais  savoir  s'il 
serait  agréable  à  M.  Scott  (  qm  n'était  pas  encore  baron  )  de 
me  recevoir  dans  le  cours  de  la  matinée. 

Tandis  que  j'attendais  réponse  à  mon  message  ,  j'eus  le  temps 
d'examiner  la  maison.  Elle  s'élevait  à  i)eu  de  distance,  plus  bas 
que  la  roule,  sur  le  penchant  d'une  colline  cpii  descendait 
jusqu'aux  bords  de  la  rivière.  D'un  aspect  rustique  et  pittores- 
que, ce  n'était  alors  que  la  modeste  demeure  d'un  gentilhomme 
campagnard.  Toute  la  façade  était  tapissée  de  verdure  ;  au-des- 
sus du  portail,  une  grande  paire  de  cornes  d'élan  se  dressaient 
à  travers  le  feuillage ,  et  semblaient  indiquer  un  rendez-vous 
de  chasse.  Le  vaste  et  seigneurial  édifice,  qui  a  été  construit 
depuis  ,  commençait  seulement  à  poindi'e.  Partie  des  murs  , 
entourés  d'échafaudages,  s'élevait  déj;'»  aussi  haut  que  la  petite 


REVUE  DE  PARIS.  167 

maison  ,  et  la  cour  était  encombrée  de  masses  de  pierres  tail- 
lées. 

Le  bruit  de  la  voiture  avait  troublé  le  calme  des  habitans.Uii 
lévrier  noir,  yardien  du  château ,  sauta  sui'  un  des  blocs  de  pierre, 
et  commença  un  aboiement  furieux.  Son  appel  fit  sortir  toute 
la  garnison  de  race  canine:  petits  et  grands,  dogues,  doguins, 
tous  accoururent,  la  bouche  ouverte  et  vociférant. 

Un  peu  après ,  le  seigneur  ciiàlelain  parut  en  personne.  Je  le 
leconnus  de  suite  aux  descriptions  que  j'en  avais  lues,  et  aux 
portraits  qu'on  avait  publiés  de  lui.  11  était  grand,  fort,  robuste; 
il  portait  une  vieille  veste  de  chasse,  de  couleur  verte, des  pan- 
talons de  toile  écrue,  de  forts  souliers  attachés  aux  chevilles  et 
un  chapeau  qui  avait  évidemment  du  service.  Un  sifflet  pendait 
;"»  sa  boutonnière.  11  monta  en  boitant  lelong  de  l'allée  sablée, 
s'aidant  d'un  gros  hàton  en  guise  de  caime,  mais  marchant 
avec  rapidité  et  vigueur.  A  ses  côtés  trottait  un  grand  lévrier  , 
gris  de  fei- ,  d'un  maintien  grave  et  réservé ,  et  qui ,  loin  de  pren- 
dre part  aux  clameurs  de  la  populace  doguine  ,  semblait  se  croire 
obligé ,  pour  la  dignité  de  la  maison ,  à  me  faire  un  accueil 
courtois. 

Avant  que  Scott  eût  atteint  la  porte,  il  me  cria,  du  ton  le 
plus  cordial ,  que  j'étais  le  bien-venu  à  Abbotsford ,  et  me  de- 
manda des  nouvelles  de  Campbell,  n  Allons  ,  dit-il  en  me  don- 
nant une  chaude  poignée  de  main,  poussez  jusqu'à  la  maison, 
et  mettez  pied  à  terre.  Vous  arrivez  juste  à  temps  pour  déjeuner; 
vous  verrez  ensuite  à  votre  aise  toutes  les  merveilles  de  l'ab- 
baye. ;i 

Je  tentai  de  m'excuser  sur  ce  que  je  n'étais  pas  à  jeun.  »  Bah! 
jeune  homme  !  s'écria-t-il ,  une  i)romenade  matinale  à  l'air  pi- 
quant de  nos  montagnes  ouvre  l'appétit  et  juslilîe  bien  un  se- 
cond déjeuner.  i>  Quelques  tours  de  roues  me  conduisirent  à 
l'entrée  de  la  maison  ,  et  un  peu  après  je  pris  place  à  table.  Il 
n'y  avait  que  la  famille,  comiiosée  de  M™"  Scott ,  sa  fille  aînée, 
Sophie ,  bellejeune  fille  d'environ  dix-sept  ans  ;  miss  Anne  Scott, 
plus  jeune  de  deux  ou  trois  ans  ;  Walter  ,  garçon  d'une  belle 
venue  ,  et  Charles,  gentil  enfant  de  onze  à  douze  ans. 

Je  me  sentis  bientôt  lout-à-fait  à  l'aise  et  le  cœur  épanoui 
d'une  si  franche  réception .  J'avais  compté  d'abord  ne  faire  qu'une 
simple  visite,  maison  ne  voulut  pas  me  tenir  quitte  si  facile- 


168  REVUE  DE  PARIS. 

ment,  k  N'allez  pas  vous  imaginer,  me  clit  Scott,  que  notre 
voisinage  se  lise  comme  une  gazette,  en  una  matinée.  Il  y  faut 
plusieurs  jours  d'étude.  Un  voyageur  oI)servateur,  qui  a  quel- 
que attrait  |>our  les  friperies  du  vieux  monde ,  ne  saurait  se 
contenter  à  moins.  Après  déjeuner,  vous  irez  faire  votre  pro- 
menade à  l'abbaye  de  Melrose.  Je  ne  pourrai  vous  y  accompagner; 
j'ai  à  vaquer  à  quelques  affaires  de  ménage  ;  mais  je  vous  don- 
nerai mon  fils  Cliarîes,  qui  est  très-Versé  en  tout  ce  qui  con- 
cerne la  vieille  ruine  et  ses  alentours.  Lui  et  mon  ami  Johnny 
Bowcr,  VOUS  raetti'ont  au  fait ,  et  vous  en  diront  beaucoup  plus 
long  que  vous  n'êtes  appelé  à  en  croire,  à  moins  que  vous  ne 
soyez  un  vrai  et  complet  antiquaire,  ne  doutant  jamais  de  rien. 
Ouand  vous  serez  de  retour,  je  me  charge  de  vous  promener 
dans  le  voisinage.  Demain,  je  vous  fais  voir  Yarrow  ;  après- 
demain  ,  je  vous  mène  en  voiture  à  l'abbaye  de  Dryl)urgh,qui 
est  une  i)ei!e  vieille  ruine,  et  (jui  vaut  i)ien  qu'on  vous  la  mon- 
tre. 11 

Bref!  avant  que  Scott  eût  déroulé  tout  son  i)lan ,  je  me  trou- 
vai obligé  à  prolonger  ma  visite  de  plusieurs  jours  :  il  semblait 
qu'ime  terre  magi(iue  se  fût  tout  à  coup  ouverte  devant  moi. 


Aussitôt  après  déjeuner,  je  me  mis  en  route  pour  l'abbaye 
avec  mon  petit  ami  Charles,  très-gai  et  très-amusant  com- 
pagnon de  voyage.  Il  avait  sur  le  pays  une  ample  provision 
d'anecdotes  (pi'il  tenait  de  son  père ,  et  un  inépuisable  fonds 
de  remarques  spirituelles,  de  fines  plaisanteries,  toutes  luiisées 
à  la  même  source,  et  dites  avec  un  franc  accent  écossais  et  un. 
mélange  de  phraséologie  écossaise  qui  leur  prêtaient  une  sa- 
veur de  plus. 

Chemin  faisant,  il  me  parla  de  .loiiniiy  Covvcr,  auquel  son 
père  avait  fait  allusion.  C'était  le  saerislain  de  la  paroisse  et 
le  gardien  des  ruines.  Il  les  tenait  propres  et  rangées  et  les 
montrait  aux  curieux;  un  digne  petit  homme  ,  qui  ,  dans  son 
humble  sphère  ,  n'était  i)as  dépourvu  d'ambition.  La  mort  de 
son  prédécesseur  avait  été  annoneée  dans  les  journaux ,  de  sorte 
que  le  nom  était  apparu  en  caractères  imprimés  par  tout  le 


REVUE  DE  PARIS.  1&9 

pnys.  Quand  Johnny  succéda  au  vieux  gardien ,  11  stipula  qu'à 
sa  mort  pareils  lioiiueurs  lui  seraient  rendus  ,  ajoutant,  pour 
compléter  lillustralion ,  qu'il  voulait  que  ce  filt  de  la  plume 
de  Scott  lui-même.  Ce  dernier  s'engagea  gravement  à  payer  ce 
tribut  à  la  mémoire  du  digne  homme  qui  escomptait  ainsi  de 
son  vivant  son  immortalité  poéti((ue. 

Jeme  trouvai entin  faceà  face  avec,IohnnyBo\ver,petil vieil- 
lard d'un  aspect  décent ,  en  habitbleu,  en  veste  rouge.  Il  nous  reçut 
avec  de  grandes  démonstrations  de  joie,  et  parut  surtout  char- 
mé de  voir  mon  jeune  compagnon,  qui  était  tout  espièglerie, 
tout  gaieté  ,  et  mettait  de  son  mieux  en  saillie  les  particularités 
du  sacristain.  Cicérone  infatigable  ,  et  des  plus  scrupuleux,  il 
indiquait  toutes  les  |)arties  de  l'abbaye  décrites  par  Scott  dans 
le  Lai  du  dernier  Ménestrel^  et  récitait  avec  son  pur  et  lar- 
ge accent  écossais  plusieurs  passages  du  poème. 

En  passant  sous  les  cloîtres ,  il  me  lit  remarquer  les  feuilles 
elles  fleurs  sculptées  dans  la  pierre  avec  la  plus  exquise  déli- 
catesse. Elles  avaient  conservé  à  travers  les  siècles  toute  la  net- 
teté de  leurs  contours  ,  et  rivalisaient  de  formes  avec  les  objets 
réels  dont  elles  n'étaient  qu'une  imitation. 

ti  Ni  herbe  ni  fleurette  ne  croissait  là  qu'on  n'en  vît  l'image 
))  taillée  sous  les  hautes  voûtes  du  cloître  (!).'> 

Il  y  avait ,  parmi  les  sculptures ,  une  tète  de  religieuse  fort 
belle,  devant  laquelle  Scott  s'arrêtait  toujours;  «car,  ajou- 
tait .lohnny  Bower  ,  le  shirra  (  shérif)  vous  a  un  merveilleux 
œil  pour  toutes  ces  choses-là.  i> 

La  considération  dont  Scott  jouissait  dans  le  voisinage  sem- 
blait tenir  au  moins  autant  à  son  titre  de  shérif  du  comté  qu'à 
sa  qualité  de  poète. 

Dans  l'intérieur  de  l'abbaye,  Johnny  Bower  me  conduisit 
droit  à  la  piyre  sur  laquelle  le  hardi  AVdIiam  Deloraine  s'assit 
avec  le  moine ,  durant  la  mémorable  nuit  où  le  livre  du  magi- 
cien devait  être  tiré  du  tombeau,  .lohnny  avait  i)oussé  ses  re- 
cherches d'antiquaire  amateur  plus  loin  que  Scott  lui-même; 
car  il  avait  découvert  la  position  exacte  de  la  tombe  du  magi- 
cien ,  circonstance  laissée  dans  le  vague  par  le  poète.  Il  se  van- 
tail de  s'en  être  assuré    en  observant  la  direction  des  rayons 

(!)  Lai  du  dernier  Ménestrel. 


170  REVUE  DE  PARIS. 

de  la  lune,  à  miniiit,  alors  que,  passant  à  travers  les  vitraux 
peints  de  l'ogive,  elle  projetait  l'omljre  de  la  croix  sanglante 
sur  le  pavé,  »  tout  comme  c'est  dit  dans  le  poème.  Je  l'ai  mon- 
tré au  shirra ,  et  il  n'a  pu  nier  que  ce  ne  fût  évident.  )) 

Jésus  ensuite  que  Scott,  amusé  delà  simplicité  du  vieux 
garde  et  du  zèle  qu'il  mettait  à  vérifier  chaque  passage  du 
poème,  comme  s'il  se  fût  agi  de  l'histoire  la  plus  authentique , 
acquiesçait  toujours  à  toutes  ses  conjectures  :  aussi  les  fictions 
du  poète  étaient-elles  devenues  des  faits  irrécusables  \)om 
riionnête  Johnny  Bower.  L'habitude  de  vivre  sans  cesse  au 
milieu  des  ruines  de  l'abbaye  de  Melrose  et  de  les  rattacher  , 
comme  sites ,  au  Lai  du  dernier  Ménestrel ,  avait  fait  entrer 
ce  poème  si  avant  dans  sa  vie,  que  je  suis  persuadé  que  de 
temps  à  autre  il  s'identifiait  à  quel([ues-uns  des  personnages. 

Il  ne  pouvait  souffrir  qu'aucune  autre  ])roduclion  de  Scott 
fût  i>référée  à  celle  qu'il  regardait  à  bon  droit  comme  sienne, 
ic  En  conscience,  me  disait-il ,  n'est-ce  pas  un  aussi  beau  mor- 
ceau que  jamais  il  en  ait  écrit  ?  S'il  était  li> ,  je  le  lui  dirais  i\ 
lui-même ,  et  il  se  mettrait  à  rire.  )> 

Il  ne  tarissait  pas  sur  rafl'al)ilité  du  shirra:  «  Il  vient  ici  quel- 
quefois ,  en  compagnie  de  grandes  gens ,  des  gens  hupés  ,  quoi  ! 
Eh  bien  !  la  première  nouvelle  que  j'en  ai,^  c"est  en  l'entendant 
appeler  tout  du  haut  de  sa  tète  :  Johnny  !  Johnny  Bower  !  hé  ! 
Et  quand  j'arrive,  il  a  toujours  quelque  drôlerie,  quelque  gen- 
tillesse à  dire.  11  va  rester  là  des  heures  à  jaser  et  à  rire  avec 
moi ,  ni  plus  ni  moins  ({u'une  vieille  femme  ;  —  et  penser  ça  d'un 
homme  qui  vous  a  une  si  fameuse  science!  qui  en  sait,  de  l'his- 
toire ,  en  veux-tu ,  en  voilà  !  » 

Une  des  inventions  ingénieuses  dont  le  digne  petit  homme 
tirait  vanité  consistait  à  placer  un  des  curieux,  visiteurs  de 
l'abbaye,  le  dos  tourné  aux  ruines,  et  à  lui  dire  alors  de  se 
baisser  et  de  regarder  entre  ses  jambes.  Vu  de  cette  étrange 
manière ,  l'édifice  prenait,  disait-il ,  un  aspect  tout  différent. 
Les  hommes  goûtaient  fort  son  idée;  mais,  quant  aux  dames, 
elles  y  faisaient  plus  de  façon  ,  et  se  contentaient  de  regarder 
par-dessous  leur  bras. 

Comme  Johnny  Bower  se  piquait  de  montrer  exactement 
tout  ce  qui  était  décrit  dans  le  poème,  il  y  avait  un  passage  qui  lui 
causaitdegrandes  perplexités;c'était  l'ouvertured'un  des  chants 


REVUE  DE  PARIS.  171 

«i  Si  tu  veux  bien  voir  3Ielrose  la  l)elle ,  va  la  visiter  à  la  pâle 
lueur  de  la  lune;  car  les  gais  rayons  d'un  jour  éclatant  dorent, 
mais  insultent  à  ses  ruines  griscàtres ,  etc.  » 

Fidèles  à  cet  avis ,  les  dévots  pèlerins  ne  pouvaient  se  con- 
tenter d'une  visite  faite  au  grand  jour  et  insistaient  pour  qu'on 
leur  montrât  les  ruines ,  de  nuit  et  au  clair  de  lune.  Or  la  lune 
ne  brille  malheureusement  qu'une  partie  du  mois,  et,  ce  qui 
est  encore  pis.  elle  est  très-sujette,  en  Ecosse,  à  se  laisser 
voiler  par  les  nuages  et  les  brouillards.  Johnny  avait  donc  fort 
à  faire  pour  fournir  à  ses  poétiques  visiteurs  l'indispensable 
clair  de  lune.  Enfin,  dans  un  moment  d'inspiration,  il  ima- 
gina un  merveilleux  expédient:  il  attacha  au  bout  d'une  i)erche 
une  énorme  chandelle ,  avec  laquelle  il  conduisait  les  curieux 
au  milieu  des  ruines,  pendant  les  nuits  sombres ,  iileur  entière 
satisfaction  ;  si  bien  qu'il  en  était  venu  à  trouver  sa  chandelle 
préférable  à  l'astre  lui-même,  d  Elle  n'éclaire  pas  tout  à  la  fois, 
à  la  vérité  ,  disait-il  ;  mais  on  peut  la  promener  de  çà  ,  de  là ,  et 
montrer  la  vieille  abbaye ,  bout  à  bout ,  tandis  que  la  lune  ne 
réclaire  que  d'un  côté,  i 

Honnête  Johnny  Bower  !  bien  des  années  se  sont  écoulées  de- 
puis ma  visite,  etil  est  plus  que  probable  que  sa  léte  repose, 
maintenant  sous  les  murs  de  son  abbaye  favorite.  J'espère  que 
son  humble  ambition  a  été  satisfaite,  et  que  son  nom  a  été  mis 
en  lumière  par  l'homme  qu'il  honorait  et  aimait  par-dessus 
touL 


A  mon  retour  de  Melrose ,  Scott  proposa  une  promenade 
dans  les  environs.  Nous  sortîmes ,  et  toute  la  meule  se  disposa 
à  nous  accompagner  :  le  vieux  chien  courant  Maida ,  noble 
animal ,  grand  favori  de  Scott  ;  Hamlet ,  lévrier  noir  .  jeune 
étourdi  plein  de  feu  ,  (jui  n'avait  pas  encore  atteint  l'âge  de 
discrétion;  Finette,  jolie  chienne  au  poil  fin  et  soyeux,  aux 
longues  oreilles  pendantes ,  <à  l'œil  doux ,  qui  avait  ses  entrées 
au  salon.  ÎN'ous  fûmes  rejoints  dans  la  cour  par  un  limier  inva- 
lide .  qui  sortit  des  cuisines  en  remuant  la  queue ,  et  que  son 
maître  accueillit  en  camarade  et  en  vieil  ami. 


172  REVUE  DE  PARIS. 

Scott  fît  en  promenant  de  fréquentes  allusions  à  ses  chiens; 
parfois  même  il  leur  adressait  la  parole  comme  à  des  créatures 
raisonnables.  Maida  se  comportait  avec  un  décorum  et  une  gra- 
vité en  harmonie  avec  son  âge  et  sa  taille.  Comme  il  trottait 
en  avant ,  îi  quelque  dislance  de  nous ,  les  plus  fous  de  la  troupe 
gambadaient  autour  de  lui,  lui  sautaientau  cou,  lui  tirailaient 
les  oreilles  et  essayaient  de  le  forcer  à  jouer.  Le  vieux  chien  garda 
pendan  Hong- temps  un  im|)erturbal)Ie  sang- froid  ,se  contentant 
de  mettre  un  frein  ,  de  temps  à  autre  ,  à  l'espièglerie  de  ses 
compagnons.  Enfin  il  se  tourna  tout  à  coup,  en  saisit  un  elle 
roula  dans  la  poussière  ;  puis,  nous  jetant  un  coup  d'œil,  com- 
me pour  nous  dire  :  u  Vous  voyez ,  messieurs ,  il  n'y  a  pas 
moyen  de  tenir  l'i  leurs  extravagances,  j»  il  reprit  sa  dignité 
habituelle  et  se  remit  en  marche  comme  avant. 

Scott  prenait  grand  plaisir  à  ces  traits  de  caractère,  u  Je  ne 
doute  pas  ,  disait-il  que  Maida ,  un  fois  seul  avec  les  jeunes 
chiens  ,  ne  mette  sa  gravité  de  côté  ,  et  ne  fasse  l'enfant  autant 
et  jjIus  que  les  autres:  mais  il  a  honte  den  agir  ainsi  devant 
nous ,  et  semble  diie  :  i:  Finissez  donc  vos  sottises  ,  écervelés  ! 
que  penserait  de  moi  le  laird  et  cet  autre  gentilhomme  ,  si  je 
me  laissais  aller  à  de  pareilles  folies  ?  » 

Maida  lui  rappelait,  ajouta-t-il,  une  scène  à  laquelle  il  avait 
assisté  à  bord  d'un  vaisseau  de  guerre,  pendant  une  excursion 
faite  avec  son  ami ,  Adam  Ferguson.  Ils  avaient  surtout  remarqué 
le  pilote,  beau  et  robuste  marin,  qui  était  évidemment  flatté  de 
se  voir  l'olijet  de  leur  attention.  A  un  certain  moment,  l'équi- 
page entra  en  verve  de  gaieté,  et  les  matelots  se  mirent  à  sauter 
et  à  battre  des  entrechats  sur  le  pont,  aux  sons  de  la  musique 
militaire  du  vaisseau.  Le  pilote  regardait  d'un  air  d'envie , 
comme  s'il  n'eût  pas  demandé  mieux  que  d'en  être,  mais  un 
coup  d'œil  lancé  vers  Ferguson  et  Scott,  montra  qu'il  y  avait 
lutte  entre  son  plaisir  et  sa  dignité.  11  craignait  de  s'abaisser  à 
leurs  yeux.  Enfin  un  de  ses  camarades  vint  à  lui,  et,  le  prenant 
par  le  bras ,  lui  proposa  de  danser  une  gigue.  Après  un  peu 
d'hésitation,  le  j)i!ole  consentit,  fit  une  ou  deux,  gambader  bien 
gauches ,  comme  notre  ami  Maida ,  et  y  renonça  presquiî  aus- 
sitôt. <(  C'est  pas  la  peine,  dit-il.  rajustant  sa  ceinture,  et  nous 
jetant  un  regard  de  côté,  on  n'est  pas  toujours  en  train  de  dan- 
ser non  plus.  i> 


REVUE  DE  PARIS.  173 

Tandis  que  nous  devisions  des  humeurs  et  fantaisies  de  nos 
compajïnons  ([uadrupèdes,  quel([ue  olijet  éveilla  leur  colère,  et 
les  plus  petits  de  la  bande  commencèrent  un  aboiement  aijïre 
et  pétulant  ;  mais  il  se  passa  quelques  minutes  avant  que  Maida 
piU  se  résoudre  à  faire  deux  ou  trois  bonds,  et  à  venir  ren- 
forcer le  chœur  de  sa  basse  sonore  et  profonde. 

Ce  ne  fut  qu'une  irruption  passagère  ;  le  lévrier  revint  tout 
de  suite,  remuant  la  queue,  et  regardant  son  maître  en  face, 
comme  incertain  s'il  serait  loué  on  blâmé,  u  Ah!  ah!  vieux 
drôle!  s'écria  Scott,  vous  avez  faitmervelUes  !  vous  avez  ébranlé 
les  collines  d'Eildon  de  vos  rugissemens.  Vous  pouvez  mainte- 
nant laisser  reposer  votre  artillerie  pour  le  reste  de  la  Journée. 
Maida,  continua-t-il ,  est  comme  le  gros  canon  de  Coustanli- 
nople  :  il  faut  si  long-temps  pour  le  charger  que  les  canons 
ordinaires  peuvent  tirer  en  attendant  une  douzaine  de  coups; 
•nais  quand  il  est  tout  de  bon  en  train ,  et  qu'il  part ,  c'est  le 
diable  !  n 

Ces  simples  anecdotes  servent  à  montrer  le  tour  habituel  des 
idées  de  Scott  dans  son  intérieur.  Là,  il  était  toujours  rayon- 
nant de  bienveillance  et  de  gaieté.  Tout  le  monde ,  bêles  et 
gens,  s'épanouissait  à  son  sourire.  Les  figures  s'animaient  à 
son  approche,  comme  à  l'attente  d'un  encouragement,  dim  mot 
aimable. 

Nous  allâmes  visiter  une  carrière  où  plusieurs  hommes  étaient 
occupés  à  tailler  de  la  pierre  pour  le  nouvel  édifice.  Tous  sus- 
pendirent leur  travail,  afin  d'avoir  un  petit  bout  de  conversa- 
lion  avec  le  laird.  L'un  était  un  bourgeois  de  Selkirk,que 
Scott  plaisanta  à  pro|)OS  de  la  vieille  chanson  de  son  [(ays; 
l'autre,  premier  chantre  de  la  paroisse,  menait  la  psalmodie  le 
dimanche,  et  faisait  danser  les  filles  et  les  garçons  les  jours 
ouvriers  ,dans  les  soirs  d'hiver,  quand  les  travaux  deschamps 
étaient  finis.  Le  troisième,  vieux  paysan,  grand  et  droit,  au 
teint  robuste,  aux  cheveux  d'argent,  se  disposait  à  charger  sur 
son  dos  une  auge  de  mortier,  mais  il  fit  une  pause  et  resta  im- 
mobile à  regarder  Scott,  de  ses  yeux  bleus  et  un  peu  scintillans, 
comme  s'il  eût  attendu  son  tour  :  car  le  vieux  matois  savait 
bien  qu'il  était  un  des  favoris  du  laird. 

Scott  l'aborda  d'un  air  affable,  et  lui  demanda  une  prise  de 
ta!)ac.  L'homme  tira  de  sa  poche  une  tabatière  de  corne,  u  Eh, 

15 


174  REVUE  DE  PARIS. 

mon  brave,  dit  Scolf,  fi  de  cette  vieille  boîte-là  !  où  est  la  belle 
tabatière  française  que  je  vous  ai  rapportée  de  Paris? 

—  Votre  honneur  n'y  songe  pas,  répliqua  le  vieux  paysan,  de 
croire  qu'un  pareil  bijou  est  fait  pour  les  jours  ouvriers,  » 

En  quittant  la  carrière,  Scott  me  dit  que  pendant  son  séjour 
à  Paris  il  avait  acheté  une  quantité  de  babioles  pour  en  faire 
présent  à  son  monde ,  entre  autres  la  belle  tabatière  que  le  vé- 
téran [Tardait  si  soigneusement  pour  les  dimanches,  «i  Ce  n'est 
pas  tant  la  valeur  du  don  qui  le  leur  rend  cher,  que  l'idée  que 
le  laird  a  pensé  à  eux  quand  il  était  bien  ,  bien  loin.  » 

Le  vieux  paysan  avait  été  soldat,  et  sa  taille  droite,  sa  démar- 
che ferme  ,  sa  figure  basanée,  me  rappelèrent  certains  traits 
d'Édie  Ochiltrie.  Du  reste  Wilkie  l'a  fait  figurer  dans  un  tableau 
représentant  Scott  et  sa  famille. 


I!  L'Ecosse  est  la  terre  des  chants.  Nos  chansons  font  partie 
de  notre  héritage  national,  disait  Scott  ;  nous  pouvons  vraiment 
les  appeler  nôtres.  Elles  n'ont  aucune  teinte  étrangère;  elles 
sont  imprégnées  du  parfum  des  bruyères  ;  c'est  le  pur  souffle 
de  nos  montagnes.  Toutes  les  races  légitimes  descendues  des 
anciens  Bretons,  les  Écossais,  les  Gallois,  les  Irlandais,  ontdes 
airs  nationaux.  Les  Anglais  n'en  ont  point,  parce  qu'ils  ne  sont 
pas  les  fils  du  sol;  ils  sont  métis  tout  au  plus.  Leur  musique, 
faite  de  lambeaux  étrangers,  n'est  qu'un  habit  d'arlequin ,  une 
pâle  mosaïque .  Dans  notre  Ecosse  même  il  y  a  peu  de  chansons 
nationales  du  côté  du  levant,  où  il  y  a  eu  débordemiyit  d'étran- 
gers. Une  vraie  chanson  écossaise  est  un  cairn  gorni,  une 
|)ierrerie  de  nos  rochers  à  nous;  ou  plutôt,  c'est  une  précieuse 
relique  des  vieux  tem|)s,  profondément  empreinte  du  caractère 
national;  une  sorte  de  camée,  sur  lequel  on  retrouve  les  traits 
primitifs  du  visage  national ,  tel  qu'il  était  dans  les  vieux  jours, 
avant  que  la  race  fût  croisée.  i> 

Tandis  que  Scott  discourait  ainsi,  nous  montions  le  long  d'une 
gorge  étroite:  les  chiens  battaient  les  buissons,  à  droite  et  à 
gauche,  quand  tout  à  coup  ils  firent  lever  un  coq  de  bruyère. 

«  Ah  !  cria  Scott,  maître  WaKer  aurait  là  une  bonne  aubaine  ! 


REVUE  DE  PARIS.  175 

nous  l'enverrons  de  ce  côté  quand  nous  serons  de  retour. 
Walter  est  maintenant  le  chasseur  de  la  famille  :  c'est  lui  qui 
nous  approvisionne  de  gibier.  Je  lui  ai ,  à  peu  de  chose  près  , 
abandonné  mon  fusil,  car  je  ne  me  sens  plus  aussi  alerte  à 
battre  l'estrade  que  par  le  passé,  n 

Notre  promenade  nous  conduisait  sur  des  hauteurs  qui  do- 
minent une  perspective  étendue,  u  îS'ous  y  voici,  dit  Scott,  je 
vous  ai  amené,  comme  le  |)élerin  dans  the  PiUjrinvs  Pro- 
gress  (1),  au  sommet  des  Montagnes  délectables ,  pour  pou- 
voir étaler  ù  vos  yeux  toutes  les  merveilles  de  nos  pays.  Là, 
vous  avez  Lammermoor  et  Smailhohne  ;  ici  c'est  Galashiels  et 
Torwoodlee,  puis  Gala  Waler  ;  et,  dans  celte  direction,  regar- 
dez! voilà  Teviotdale,  voici  les  Braes  de  Yarrow;  et  ce  filet 
d'argent  qui  serpente  sous  vos  yeux ,  c'est  le  limpide  courant 
d'Etlrick ,  qui  va  se  jeter  dans  la  Tweed.  :> 

Il  poursuivit ,  passant  en  revue  tous  les  noms  célébrés  jadis 
dans  les  chants  de  lÉcosse,  et  qui  ne  doivent  aujourd'hui  leur 
vif  intérêt  qu'à  sa  plume.  En  effet,  une  gi'ande  étendue  du  pays 
des  frontières  se  prolongeait  à  l'horizon  devant  moi,  et  je  pou- 
vais distinguer  les  lieux  où  s'étaient  passées  les  scènes  de  ces 
poèmes ,  de  ces  romans  qui  ont  en  quelque  sorte  ensorcelé  le 
monde. 

Je  regardai  quelque  temps  autour  de  moi  dans  une  muette 
surprise  ,  je  pourrais  presque  dire  dans  un  muet  désappointe- 
ment. Une  succession  de  collines  grises,  à  cimes  ondulantes  et 
monotones ,  se  déroulaient  les  unes  derrière  les  autres ,  aussi 
loin  que  ma  vue  pouvait  atteindre.  On  auiait  presque  distingué 
une  grosse  mouche  marchant  le  long  de  leurs  profils  arides, 
tant  elles  étaient  dépourvues  de  végétation  ;  et  celte  Tweed  si 
renommée  coulait  entre  des  montagnes  stériles,  sans  un  taillis, 
sans  un  bouquet  d'arbres  pour  ombrager  ses  rives.  Cependant 
il  y  a  une  telle  magie  dans  le  reflet  jeté  par  la  poésie  et  lima- 
ginalion  sur  toute  cette  contrée,  que  je  la  préférais  aux  plus 
beaux  sites  que  j'eusse  admirés  en  Angleterre.  Je  ne  pus  m'ein- 
pêclier  d'en  dire  toute  ma  pensée. 

Scott  chantonna  quelques  minutes  entre  ses  dents,  et  devint 
fort  grave.  Il  n'entendait  nullement  que  sa  muse  fûl  louée  aux 

(1)  Ouvrage  allégorique  de  John  Bunyan,  vieil  auteur  anglais. 


176  REVUE  DE  PARIS. 

dépens  de  ses  montagnes  natales,  u  Ce  peut  ê(re  entêtement , 
prévention,  dit-il  eniin  ;  mais  ces  collines  ^l'ises  ,  ces  fronliOres 
sauvages,  ont  à  mes  yeux  des  beautés  qui  leur  sont  propres. 
J'aime  jusqu'à  la  nudité  de  cette  terre,  j'aime  sa  pîiysionomie 
sévère ,  agreste ,  rusti([ue.  Quand  j'ai  passé  que!(pie  temps  au 
milieu  des  riches  campagnes  d'Edimbourg ,  semblables  à  un 
jardin  de  luxe  surchargé  d'ornemens,  j'en  viens  à  me  souhaiter 
de  nouveau  au  milieu  de  mes  honnêtes  ,  de  mes  naïves  collines, 
aux  teintes  grisâtres.  Vrai,  si  je  ne  voyais  les  bruyères  au 
moins  une  fois  l'an,  je  crois  cjue  j'en  mourrais  !  » 

Il  accompagna  ces  derniers  mots ,  dits  avec  une  verve  qui 
partait  du  cœur,  d'un  bon  coup  de  canne  trappe  sur  le  sol, 
comme  pour  ajouter  à  l'énergie  de  ses  paroles.  Il  j>rit  aussi  la 
défense  de  la  Tweed ,  cette  belle  rivière  ,  ajoutant  ((u'elle  ne  lui 
plaisait  pas  moins  pour  être  dépouillée  d'arbres  ,  probablement 
à  cause  de  sa  vieille  passion  pour  la  pêche  à  la  ligne. 

Je  plaidai  à  mon  tour,  et  tentai  de  justifier  ma  première  im- 
pression :  j'avais  été  si  accoutumé  à  voir  les  montagnes  se 
couronner  de  foiêts,  les  fleuves  s'ouvrir  des  roules  à  travers  les 
solitudes  encombi'ées  d'arbres  que,  dans  mon  idéal  de  paysage, 
tout  site  romantique  devait  être  nécessairement  boisé. 

Il  Oui,  c'est  le  grand  charme  de  votre  pays,  s'écria  Scotl. 
Vous  aimez  les  forêts ,  comme  moi  les  bruyères  ;  mais  n'allez 
pas  croire  que  je  sois  insensible  aux  glorieuses  beautés  des 
contrées  boisées.  Rien  ne  me  ravivait  plus  que  de  me  trouver 
au  milieu  d'une  de  vos  forêts  vierges ,  dans  ces  vastes  déserts 
d'arbres  que  le  pied  de  Thorame  n'a  point  foulés.  Une  fois,  à 
Leilh,  je  vis  arriver  d'Amérique  une  pièce  de  bois  énorme ,  que 
l'on  venait  de  débarquer.  Sur  son  sol  natal ,  debout,  dans  sa 
majestueuse  hauteur,  parée  de  toutes  ses  branches ,  (luel  arbre 
gigantesque  ce  devait  être!  Je  la  regardai  avec  admiration: 
c'était  comme  un  de  ces  obélisques  colossals  que  de  lemi)s  à 
autre  on  nous  api)orte  d'Egypte  pour  faire  honte  aux  raonu- 
mens  pygmées  de  l'Europe.  Au  fait,  ces  arbres  superbes ,  ces 
fils  du  sol,  qui  ont  abrité  les  Indiens  avant  l'invasion  des 
hommes  blancs,  sont  les  monumens  et  les  antiquités  de  votre 
pays.  )• 

Ici  la  conversation  tomba  sur  le  poème  Gertrude  de  IFyo- 
ming ,  par  Campbell ,  apporté  en  preuve  des  motifs  poétitpies 


rxEVUE  DE  PARIS.  17/ 

fournis  par  les  siles  américains.  Scott  en  causa  (k'  cette  façon 
libérale ,  qui  lui  est  Iial)iUielle,  quand  il  parie  des  écrits  de  ses 
contemporains.  Il  cita  plusieurs  passaijes  de  Gerlrude  avec  dé- 
lice. Il  Quel  dommage  ,  dit-il ,  que  Campbell  n'écrive  pas  davan- 
tage et  plus  souvent ,  et  qu'il  ne  (donne  ]»as  tout  essor  à  son 
génie  !  Il  a  des  ailes  qui  renlèveraient  aux  cieux  :  parfois  il  les 
ouvre  dans  toute  leur  grandeur,  mais  tout  à  coup  il  les  rei)lie 
et  retombe  sur  son  perchoir ,  comme  s'il  avait  ]ieur  de  prendre 
son  vol.  Il  ne  connaît  pas  sa  propre  force ,  ou  peut-être  n'ose- 
t-il  s'y  fier.  Souvent  même,  quand  il  a  fait  quelque  chose  de 
bien  il  en  augure  mal.  Il  avait  mis  au  rebut  plusieurs  beaux 
passages  de  son  Lochiel,  mais  j'ai  obtenu  de  lui  de  les  réhabi- 
liter. 1)  Ici  Scott  répéta  quelques  morceaux  d'un  style  admirable. 
<c  Quelle  belle  idée  sur  les  présages  prophétiques ,  ou  pour 
mieux  dire  sur  la  seconde  vue  ! 

)t  Les  événemenâ  en  marche  jettent  leur  ombre  devant 
eux.  Il 

)>  C'est  une  noble  pensée,  et  noblement  exprimée.  Il  y  a  en- 
core ce  brillant  petit  poème  de  Hohenlinden  :  après  l'avoir 
écrit,  Campbell  ne  paraissait  pas  en  faire  grand  cas.  C'étaient, 
selon  lui,  dedamnés  vers, tout  tambours  et  trompettes.  Je  le. 
j»ressai  de  me  les  réciter,  et  je  crois  que  le  ravissement  que  je 
sentis  et  que  je  laissai  voir  contribua  à  le  décider  à  les  livrer  à 
l'impression.  Le  fait  est,  ajouta-t-il ,  que  Campbell  est  en  quel- 
<]uel  sorte  son  projire  épouvantait  :  l'éclat  des  ses  premiers  suc- 
cès paralyse  tous  ses  efforts,  «c  //  a  peur  de  Fombre  que  sa 
)>ropre  renommée  jette  devant  lui.  n 

Tandis  que  nous  discourions  ainsi ,  un  coup  de  fusil  partit 
du  milieu  des  collines,  u  C'est  Walter,  à  ce  que  je  présume  ,  dit 
Scott,  il  a  fini  ses  éludes  du  matin,  et  le  voilà  courant  avec  son 
fusil.  S'il  s'est  rencontré  avec  notre  coq  de  bruyère ,  je  ne  se- 
rais point  surpris  que  le  garde-manger  y  gagnât  quelque  chose, 
car  Walter  est  excellent  tireur.  » 

.le  fis  quelques  questions  sur  les  études  de  Walter.  «  Ma  foi  ! 
dit  Scott,  je  ne  puis  dire  grand'chose  sur  ce  chapilie  :  je  n'ai 
jamais  nourri  la  fantaisie  de  faire  de  mes  enfans  autant  de 
prodiges  ;  quant  à  Walter ,  lorsqu'il  était  petit  gargon  ,  je  lui 
ai  appris  à  monter  i»  cheval ,  à  tirer  un  fusil  et  à  dire  la  vérité; 
j'abandonne  le  surplus  de  son  éducation  «  un  digne  jeune 

15. 


178  REVUE  DE  PARIS. 

homme ,  fils  d'un  de  nos  ministres  ;  c'est  lui  qui  instruit  tous 
mes  enfans. 

A  dînei",  Scott  ayant  quitté  ses  vêtemens  demi-rustiques,  re- 
parut entièrement  vêtu  de  noir.  Ses  lilles  aussi ,  complétant  leur 
toilette ,  avaient  passé  dans  leurs  cheveux  les  gracieuses  tiges 
de  bruyère  lilas ,  qu'elles  avaient  cueillies  sur  les  collines ,  et 
elles  paraissaient  aussi  fraîches  que  leur  parure. 

Il  n'y  avait  que  moi  d'étranger  :  autour  de  la  table ,  deux  ou 
trois  chiens  restaient  en  attente.  Maida ,  vieux  favori ,  se  tenait 
près  du  coude  de  Scott ,  l'œil  attaché  sur  celui  de  son  maître  ; 
t.'indis  que  l'épagneule  Finette  ne  quittait  pas  M"""  Scott ,  qui 
la  gâtait  évidemment. 

La  conversation  ayant  tourné  sur  les  mérites  divers  de  ses 
chiens,  Scott  parla  avec  grande  affection  et  sentiment  de  son 
terrier  favori.  Camp ,  qui  figure  auprès  de  lui  dans  son  premier 
portrait  gravé.  Il  le  regrettait  comme  un  ami  perdu.  Sa  fille 
aînée ,  le  regardant  malicieusement ,  fit  observer  que  «  papa 
avait  répandu  plus  d'une  larme  lorsque  le  pauvre  Camp  était 
mort.  11  J'eus  plus  tard  d'autres  preuves  de  la  tendresse  de  Scott 
pour  ses  chiens ,  et  de  sa  façon  originale  de  la  leur  témoigner. 
Errant  avec  lui ,  un  matin ,  aux  alentours  de  la  maison ,  je  re- 
marquai un  petit  tombeau  sur  lequel  on  lisait,  en  caractères 
gothiques. 

CY  GIT  LE  PREUX  PERCY. 

Je  m'arrêtai,  supposant  que  c'était  la  sépulture  de  quelque 
vénérable  guerrier  des  anciens  temps  ;  Scott  me  força  d'avan- 
cer, u  Bah!  s'écria-t-il,  ce  n'est  qu'un  monument  de  mes  folies, 
et  vous  n'en  trouverez  que  trop  de  ce  genre.  i>  J'appris  ensuite 
que  c'était  la  torabe  d'un  lévrier  favori. 

Entre  autres  commensaux  importans  et  privilégiés,  faisant 
galerie  autour  de  la  table,  était  un  gros  chat  gris  que  , 
de  temps  à  autre  ,  on  régalait  de  quelques  friandises.  Ce  grave 
personnage  était  le  Benjamin  du  maître  et  de  la  maîtresse:  la 
luiit  il  couchait  dans  leur  chambre,  et  Scott  faisait  remarquer, 
en  riant ,  qu'on  laissait  la  fenêtre  ouverte  la  nuit  pour  que 
Minet  pût  aller  et  venir.  Aussi  le  chat  s'attribuait-il ,  parmi  les 


REVUE  DE  PARIS.  179 

quadrupèdes,  une  sorte  de  supériorité  :  il  s'iégeait  majestueu- 
sement dans  le  fauteuil  du  maître  ;  et  parfois  il  s'établissait  sur 
une  eliaise,  ù  côté  de  la  porte,  pour  passer  ses  sujets  en  revue, 
allongeant  un  coup  de  patte  derrière  l'oreille  de  chaque  chien 
qui  entrait.  Du  reste,  le  soufflet  pris  en  bonne  part,  n'était 
sans  doute  qu'un  pur  acte  de  souveraineté  de  Grippeniinaud  à 
l'effet  de  ne  pas  laisser  mettre  en  oubli  un  vasselage  que  tous 
semblaient  reconnaître  par  leur  parfaite  quiétude.  Somme 
toute  ,  l'harmonie  régnait  entre  le  souverain  et  les  sujets ,  et 
tous  dormaient  pèle-nièlc  au  soleil. 

Scott  fut  rempli  d'anecdotes,  et  ne  tarit  pas  tout  le  temps  du 
dîner.  Il  lit  quelques  observations  admirables  sur  le  caractère 
écossais;  il  parla  avec  d'énergiques  louanges  de  la  manière  de 
vivre  honnête,  paisii)le  et  régulière  de  ses  voisins,  <;  conduite 
(ju'on  aurait  difficilement  pu  espérer  des  descendans  de  bandes 
de  voleurs  et  de  maraudeurs  de  frontières,  fameux  dans  les 
vieux  temps  par  leurs  querelles ,  leur  esprit  de  haine  et  de  ven- 
geance, enfin,  par  des  violences  de  tous  genres.  » 

Il  y  avait  eu  très-peu  de  procès  pendant  le  grand  nombre 
d'années  où ,  en  quaUté  de  shérif,  Scott  avait  administré  la  loi. 
t(  Les  vieilles  haines,  les  divisions  d'intérêts  locaux,  les  animo- 
sités,  les  rivalités,  pouvaient  cependant,  dit-il,  être  aisément 
rallumés;  l'amour  héréditaire  des  noms  était  encore  vivant,  et 
Ton  ne  pouvait  sans  danger  permettre ,  même  une  partie  de 
paume,  entre  deux  villages.  Le  vieil  esprit  de  clan  pouvait  en- 
core i)rendre  feu  tout  à  coup,  les  Écossais  étant  plus  vindicatifs 
([ue  les  Anglais.  )> 

Pour  prouver  qu'il  restait  encore  des  traces  de  l'ancienne  ri- 
valité des  Montagnards  et  des  Saxons  des  basses  terres ,  Scott 
cita  l'histoire  d'un  frère  de  Mungo-Park  qui  était  venu  s'établir 
dans  un  des  cantons  sauvages  des  hautes  terres,  bientôt  il  s'y 
vil  considéré  en  intrus,  et  tous  ces  coqs  de  montagnes  lais- 
sèrent percer  de  plus  en  plus  le  besoin  de  lui  chercher  querelle, 
persuadés  qu'ils  étaient,  qu'en  sa  qualité  d'habitant  du  plat  pays, 
il  blanchirait  à  l'épreuve. 

Il  supporta  quelque  temps  leurs  railleries  et  leurs  jactances 
avec  un  parfait  sang-froid;  enfin,  l'un  des  mauvais  plaisans, 
prenant  avantage  de  sa  mansuétude,  tira  son  diri;  (coutelas) , 


180  REVUE  DE  PARIS. 

et  le  lui  meltant  sous  le  nez,  lui  demanda  s'il  avait  jamais  vu, 
dans  son  pays  plat,  lame  de  celle  trempe?  Park,  fort  comme 
un  Hercule,  saisit  le  coutelas,  et,  lui  faisant  d'un  seul  coup  tra- 
verser la  table  de  chêne  :  «t  Oui  da!  dit-il,  allez  conter  à  vos 
amis  qu'un  homme  des  basses  terres  l'enfonce  en  lieu  d'où  le 
diable  même  ne  la  saurait  tirer,  n  Tous  les  assistans  furent  en- 
chantés de  l'acte  et  des  paroles,  ils  burent  avec  Park  à  leur 
plus  ample  connaissance,  et,  à  partir  de  ce  moment,  devinrent 
ses  plus  chauds  amis. 

Après  dîner  nous  passâmes  dans  le  salon  qui  servait  à  la  fois 
de  cabinet  d'étude  et  de  bibliothèque.  Un  long  I)ureau  à  tiroirs 
adossé  d'un  côté  à  la  muraille,  était  surmonté  d'une  petite  ar- 
moire de  bois  verni,  à  portes  à  deux  battans  richement  incrus- 
tées d'ornemens  de  cuivre.  C'était  là  que  Scott  enfermait  ses 
papiers  importans.  Au-dessus  de  l'armoire ,  dans  une  espèce  de 
niche  ,  on  voyait  une  armure  complète  d'acier  brillant ,  avec  le 
casque  fermé ,  flanqué  des  gantelets  et  haches  d'armes.  Des  tro- 
piiées  et  divers  objets  de  curiosité  étaient  suspendus  tout  au- 
tour; il  y  avait  un  cimeterre  de  Tippoo-Saéb  ;  un  large  sabre 
montagnard  trouvé  à  Flodden  Field;  une  paire  d'éperons  de 
Uippon  ramassés  à  Bannockl)urn  ;  et ,  ce  qui  altira  mon  atten- 
tion par-dessus  tout  (car  je  savais  que  Scott  faisait  alors  impri- 
mer un  inman  fondé  sur  l'histoire  de  Rob-Iloy),  un  fusil  qui 
avait  ai)pa!tenu à  ce  célèbre  bandit,  et  qui  portait  ses  initiales, 
R.  M-G. 

De  chaque  côté  de  l'armoire  à  inscrustations  il  y  avait  des  ta- 
blettes surchargées  de  livres,  de  romans  en  plusieurs  langues, 
dont  (juei([ues-uns  étaient  antiques  et  rares.  Ce  n'était  pourtant 
là  que  l'élablisscment  de  campagne  de  Scott;  sa  itibliothéque 
restait  à  Edimbourg.  Il  tira  de  cette  armoire  un  manuscrit  ra- 
massé sur  la  plaine  de  Waterloo  ;  c'étaient  des  copies  de  chan- 
sons, populaires  en  France  à  cette  époque.  Le  papier  était  taché 
(le  sang.  <(  Probablement  le  sang  du  cœur,  dit  Scott,  de  quel- 
(jue  jeune  militaire,  insouciant  et  gai,  qui  chérissait  ces  cijan- 
sons  comme  un  gage  de  souvenir  donné  par  quelque  beauté 
l)arisienne.  i» 

Il  fit  allusion  alorsd'unefaçon  louchante  A  la  pelitechauson  de 
guerre,  moilié  mélancolique,  inoilié  joyeuse,  qui  est  attribuée 
au  général  W'olfe,  et  qui  fut  chantée  par  lui,  à  soui'cr,  la  veille 


REVUE  DE  PARIS.  181 

(Je  Tassant  de  Québec,  dans  lequel  il  tomba  glorieuscmenl. 

u  Pourquoi,  soldais,  pourquoi 

i>  Serions-nous  tristes  ,  camarades  ? 

1)  Pounjuoi,  soldais,  pourquoi? 

!>  Notre  affaire  à  nous  n'est-ce  pas  de  mourir ,  etc.  ?  ,> 

u  C'est  ainsi ,  continna-t-il,  que  le  pauvre  garçon  ,  qui  tomba 
îi  Waterloo,  chantait  probablement  ces  chansons  à  son  bivouac, 
la  nuit  qui  précéda  la  i)ataille ,  pensant  à  la  belle  qui  les  lui 
avait  apprises,  et  se  prometlant  de  revenir  tout  glorieux  vers 
elle!  !» 

.l'ai  vu  depuis  des  traductions  de  ces  chants  faites  par  Scott , 
tl  l)ui)liées  dans  un  mélange  de  ses  poésies  légères. 

La  soirée  s'écoula  délicieu.-,emenl;  le  poète  lut  ])Uisieurs  i)as- 
sages  du  vieux  roman  à' Arthur,  avec  sa  belle  voix  i»ro- 
fonde,  sonore,  et  cet  accent  de  gravité  qui  allaita  merveille 
avec  Tan  tique  ouvrage  à  caractères  gothiques.  C'était  une 
î-are  bonne  fortime  qne  d'entendre  pareille  lecture  ,  en  pareil 
lieu  ,  et  d'un  tel  homme?  Scoll.  assis  dans  un  immense  fau- 
teuil à  bras,  son  chien  favori  Maida  à  ses  pieds,  et  autour  de 
lui  d'antiques  livres ,  des  trophées  darmes  et  de  pittoresques 
reliques  des  vieux  temps. 

Pendant  la  lecture  ,  le  sage  Grippeminaud  s'était  établi  sur 
une  chaise ,  à  côté  du  feu  ,  et  reslaitl'œil  fixe  el  la  physionomie 
réfléchie,  comme  s'il  eût  prêté  une  profonde  attention  au  lec- 
teur. Je  fis  observer  à  Scoll  (jue  son  chat  paraissait  avoir  un 
goût  tout  particulier  pour  la  littéralure  du  moyen  âge. 

u  Ah!  dit-il,  ces  chats  sont  une  race  mystérieuse  et  extra- 
ordinaire ;  il  se  passe  plus  de  choses  dans  leur  cerveau  «>jc  nous 
ne  pensons ,  sans  doute  à  cause  de  leur  familiarité  avec  les 
sorciers  et  sorcières  )>  Il  nous  conta,  à  ce  sujet,  une  petite  his- 
toire arrivée  à  un  brave  paysan:  le  bonhomme  s'en  revenait  une 
nuit  à  sa  cabane,  lorsque,  dans  un  lieu  solitaire,  écarté ,  il  rencon- 
tre une  procession  de  chats,  tous  menant  granddeuil,  et  portant 
en  terre  un  des  leurs  dansuncercueil  recouvert  de  velours  noir. 
"  Le  digne  homme,  étonné  et  peu  rassuré  à  cet  étrange  spectacle, 
gagne  en  toute  hâte  son  logis,  el  se  met  à  raconter  à  sa  femme 
et  à  ses  enfansce  quil  venaitdevoir.  llachevaità  peine  ce  récit,- 


iS2  REVUE  DE  PARIS. 

lorsqu'un  grand  chat  noir,  accroupi  près  du  feu,  se  lève  tout  à 
coup  de  toule  sa  hauteur,  s'écriant:  d  Je  suis  donc  roi  des 
chats  !  )i  et  il  s'évanouit  par  la  cheminée.  Les  funérailles  vues 
par  le  honhomrae  étaient  celles  d'un  des  chats  de  la  royale 
dynastie  féline. 

it  Notre  Grippeminaud,  ajouta  Scott,  me  fait  quelquefois 
songer  à  cette  histoire  par  ses  airs  de  potentat ,  et  je  me  sens 
disj)osé  il  le  traiter  avec  le  respect  dû  à  un  grand  prince  inco- 
gnito ,  qui  peut,  au  premier  moment,  remonter  sur  son  trône.  » 
La  soirée  fut  animée  aussi  par  plusieurs  chansons  que  Sophie 
Scott  chanta ,  à  la  première  requête  de  son  père ,  haliades  écos- 
saises, données  sans  accompagnement  et  dans  leur  dialecte 
naïf.  Scotte  goûtait  heaucoup  ces  mélodies  antiques  ,  et  parti- 
culièrement quelques  vieux  chants  jacobites  qui  avaient  jadis 
cours  parmi  les  partisans  du  jeune  chevalier. 

Scott  cita  un  fait  curieux.  Parmi  les  papiers  du  Prétendant, 
qui  lui  avaient  été  communiqués,  il  avait  trouvé  un  mémoire 
adressé  à  Charles  par  quelques-uns  de  ses  adhérens  d'Amérique. 
Ce  document  daté  de  1778,danslequel  on  offre  de  lever  le  drapeau 
des  Sîuart  sur  les  points  reculés  de  la  colonie,  existe  sûrement 
encore  dans  les  papiers  du  gouvernement  anglais. 

Scott  raconta  peu  après  l'histoire  d'un  singulier  tableau  qui 
ornait  la  chambre,  et  qui  avait  été  fait  par  une  dame  de  sa  connais- 
sance. Il  représentait  la  cruelle  perplexité  d'un  riche  et  beau 
jeune  chevalier  anglais  des  anciens  temps  ,  qui,  dans  une  expé- 
dition sur  les  frontières ,  fut  fait  prisonnier  ,  et  conduit  dans  le 
château  d'un  vieux  baron,  à  haute  justice,  et  A  tête  dure. 
L'infortuné  jeune  homme  fut  jeté  dans  un  donjon  ,  tandis  qu'on 
élevait,  pour  son  exécution  ,  une  haute  potence  à  la  porte  du 
château.  Quand  tout  fut  prêt  dans  la  grande  salle  où  siégeait 
le  refrogné  baron,  entouré  de  ses  guerriers  armés  jusqu'aux 
dents,  on  amena  le  prisonnier  pour  lui  donner  le  choix  d'être 
pendu  au  gibet  ou  marié  â  la  Iille  du  baron.  L'alternative  ne 
semblait  pas  douteuse;  mais  malheureusement  la  jeune  dame 
était  d'une  telle  laideur  qu'on  ne  pouvait,  pour  or  ou  pour 
amour,  lui  trouver  unmari;  grâce  à  sa  bouche  qui  allait  d'une 
oreille  à  l'autre,  elle  n'était  connue  aux  environs  que  sous  le 
nom  de  Meg  à  la  grande  bouche.  D'après  la  chronique ,  ayant 
long-temps  balancé  entre  la  corJe  et  le  nœud,  l'échafaud  et 


REVUE  DE  PARIS.  183 

l'autel ,  l'amour  de  la  vie  l'eniporla  ,  et  le  jeune  homme  se 
rendit  aux  charmes  deMeg.  Contre  loule  probabilité,  le  mariage 
fut  heureux.  La  fille  du  baron  au  regard  terrible,  fut,  à  défaut 
d'une  belle  femme,  une  épouse  exemplaire,  et.  sans  être  trou- 
blé dans  sa  félicité  conjugale  par  un  doute  jaloux,  l'Anglais 
devint  le  père  d'une  belle  et  légitime  lignée  encore  Qorissanle  sur 
la  frontière. 

Le  lendemain  ,  de  bonne  heure ,  le  soleil  lançait  ses  rayons 
par-dessus  les  collines ,  lorsque  je  me  levai,  et  regardai  à  Ira- 
vers  les  branches  de  l'églantier  qui  ombrageait  la  fenêtre.  Je 
fut  étonné  devoir  Scott  déjà  debout,  déjà  dehors,  assis  sur  un 
bloc  de  pierre ,  et  causant  avec  les  ouvriers  employés  à  ses 
nouvelles  constructions.  Je  supposais  qu'après  avoir  perdu  tant 
de  temps  avec  moi  la  veille ,  il  serait  sérieusement  occupé  ce 
matin  ;  mais  il  avait  l'air  d'un  oisif  qui  n'a  rien  à  faire  qu'à  s'é- 
tendre au  soleil  et  à  jouir  de  la  vie. 

•  Je  m'habillai  à  la  hâte  et  le  rejoignis.  Il  parlait  de  ses  plans 
et  de  ses  projets  pour  Abbotsford.  Il  eût  été  heureux  pour  lui 
qu'il  se  fût  contenté  de  sa  délicieuse  petite  maison  tapissée  de 
de  treilles  ,  et  de  celte  hospitalité  cordiale  et  simple  avec 
laquelle  il  m'avait  reçu.  Le  grand  bâtiment  d'Abbotsford ,  les 
dépenses  qu'il  entraîna ,  les  domestiques ,  les  gens ,  les  hôtes, 
tout  cet  établissement  de  baron,  a  saigné  sa  bourse,  épuisé 
ses  facultés ,  rempli  son  ame  d'inquiétudes  et  a  fini  par  le  tuer. 

Tout  étant  pour  le  moment  encore  dans  les  brillantes  va- 
peurs de  l'avenir,  Scott  se  plaisait  à  décrire  sa  future  résidence, 
comme  il  aurait  fait  d'une  des  créations  imaginaires  de  ses 
romans.  C'était  un  de  ses  palais  aériens  qu'il  s'essayait  à  réduire 
en  pierres  de  taille  et  en  mortier.  Autour  de  lui  gisaient  quelques 
débris  des  ruines  de  l'abbaye  de  Melrose  qui  devaient  faire  par- 
tie de  sa  maison  ;  il  avait  déjà  construit ,  avec  des  matériaux 
de  ce  genre,  au-dessus  d'une  source,  un  autel  gothique  sur-= 
monté  d'une  petite  coupe  de  pierre. 

Parmi  les  restes  de  l'abbaye  ,  épars  devant  nous  ,  il  y  avait 
un  antique  petit  lion  de  pierre  rouge,  qui  me  plaisait.  J'ai  ou- 
blié à  quel  monument  il  avait  appartenu ,  mais  je  n'oublierai 
jamais  les  remarques  auxquelles  il  donna  lieu  et  qui  concer- 
naient les  vieilles  murailles  de  Melrose.  S,oll  parlait   avec  une 


182  REVUE  DE  PARIS. 

véritable  alTection  de  cette  abbaye.  <i  II  n'y  a  pas  de  paroles , 
répétait-il ,  pour  peindre  les  trésors  enfouis  dans  ces  glorieuses 
raines.  C'est  une  vraie  mine  pour  ces  pillards  d'antiquaires.  Il 
y  a  d'admirables  morceaux  d'antique  sculpture  pour  l'archi- 
tecte,  et  de  riches  liistoires  des  vieux  temps  pour  le  poète.  Il 
y  a  de  quoi  éplucher  comme  au  fromage  de  Slilton ,  et  dans  le 
même  goût;  du  plus  moisi  on  tire  le  meilleur,  n 

Entre  antres  reliques,  Scott  avait  un  crâne  d'homme,  pro- 
bablement celui  d'un  des  jovials  frères  si  honorablement  men- 
tionnés dans  la  vieille  ballade  des  frontières. 

(i  Oh  !  que  les  moinesde  Melrosefont  bonne  chère  le  vendredi, 
)i  quand  ils  jeûnent! 

)i  Ils  n'ont  jamais  manqué  de  bœuf  ni  d'ale ,  tant  que  leurs 
)i  voisins  en  ont  eu.  » 

Scotl  avait  fait  nettoyer  et  vernir  ce  crâne ,  qui  était  placé 
sur  une  chiffonnière  ,  dans  sa  chambre,  où  il  grimaçait  triste- 
ment en  face  du  lit.  C'était  la  terreur  des  femmes  de  chambre, 
et  Scott  s'amusait  beacoup  de  leur  effroi.  Quelquefois ,  en  chan- 
geant d'habit,  il  posait  son  col  en  turban  autour  de  la  tète 
redoutable,  et  aucune  des  filles  de  service  n'osait  y  toucher.  On 
s'émerveillait,  on  se  demandait  pourquoi  le  laiid  avait  une  «c  si 
effroyable   fantaisie  pour  cette  vieille  carcasse  grimaçante.  :> 

Ce  matin ,  à  déjeuner  ,  Scott  a  conté  de  fort  plaisantes  choses 
d'un  petit  montagnard  nommé  Campbell  du  Nord,  ([ui  a  un 
procès  pendant  avec  un  noble  du  voisinage,  sur  les  limites  de 
leurs  biens.  Ce  procès  est  le  premier  mobile  de  la  vie  de  l'hom- 
me ,  le  thème  continuel  de  ses  conversations  ;  il  en  conte 
chaque  détail  à  toutes  les  personnes  ((u'il  rencontre;  et,  pour 
s'aider  dans  la  description  des  lieux  et  donner  plus  de  précision 
à  son  histoire ,  il  a  fait  faire  une  grande  carte  de  sa  propriété, 
rouleau  de  plusieurs  pieds  de  longueur,  qu'il  porte  ha!)iluel- 
lement  sur  son  épaule.  Campbell  est  un  petit  homme  à  long 
buste,  à  courtes  jambes  cagneuses,  toujours  en  costume  de 
montagnard;  et  ({uand  il  chemine,  armé  de  ce  gigantesque 
rouleau,  ses  petites  jambes  se  courbant  en  double  parenthèse 
sous  son  jupon  écossais ,  cela  fait  une  figure  des  plus  origi- 
nales. C'est  une  espèce  de  petit  David  portant  glorieusement 
une  massue  de  Goliath,  en  forme  de  cylindre  de  tisserand. 

Après  la  tonte  des  moutons,  Campbell  avait  coutume  de  se 


REVUE  DE  TARIS.  185 

vendre à,Édimboiirg pour'y  suivre  son  procès;  il  payait  double, 
couchées  et  repas ,  recommandant  ù  riiOte  de  ciiaque  aul)erge 
d'en  garder  mémoire.  Parce  moyen  il  défrayait  son  retour; 
car  il  se  tenait  pour  averti ,  disait-il ,  qu'il  lui  faudrait  dé- 
bourser jusqu'à  son  dernier  sou  avec  les  hommes  de  loi  d'E- 
dimbourg ,  et  il  jugeait  prudent  d'assurer  sa  retraite. 

Dans  une  de  ses  visites  à  son  avocat,  apprenant  que  ce  der- 
nier n'était  pas  chez  lui  et  qu'il  ne  trouverait  que  sa  femme  : 
<i  C'est  tout  un,  j>  dit  le  petit  Campl)ell.  Introduit  dans  le  salon, 
il  déroule  sa  carte,  expose  bien  son  affaire,  l'explique  dans 
toute  sa  longueur.  Ayant  tout  dit,  il  paie  les  honoraires  comme 
de  coutume.  La  dame  veut  les  refuser  ;  Campbell  insiste,  disant  : 
«  J'ai  eu  tout  autant  de  plaisir  à  vous  raconter  l'iiistoire  qu'à  la 
dire  à  voire  mari ,  et,  à  ce  que  je  présume,  le  même  profil,  n 

La  dernière  fois  que  Campbell  avait  vu  Scott ,  il  se  disait  sur 
le  point  de  s'entendre  avec  le  laird  ,  son  adversaire,  «  car  ils  ne 
différaient  plus  sur  leurs  limites  que  de  la  bagatelle  de  quelques 
milles.  11  Si  je  ne  me  trompe,  Scott  ajouta  qu'il  avait  conseillé 
au  petit  homme  de  remettre  sa  cause  et  sa  carte  aux  soins  du 
pesant  Willie  Mowbray ,  d'assommante  mémoire.  Ce  magistral 
était  fort  employé  par  les  gens  de  campagne  ;  il  fatiguait  telle- 
ment chacun  au  barreau  par  ses  visites  éternelles  et  fréquentes, 
son  ton  traînard ,  sa  prolixité  sans  bornes ,  qu'il  gagnait  toutes 
ses  causes  ,  à  force  d'ennuyer  ses  juges. 

De  toute  la  famille,  c'était  Sophie  et  son  frère  Charles  qui 
paraissaient  le  plus  en  rapport  avec  Scott  et  qui  évidemment 
jouissaient  le  plus  de  ses  histoires.  M™»  Scott  n'y  apportait 
qu'une  très  médiocre  attention  ,  faisant  çà  et  là  des  remarques 
dont  l'effet  immédiat  était  de  glacer  la  conversation.  Ainsi ,  un 
soir ,  Scott  s'était  lancé  dans  toute  sa  joyeuse  verve  à  raconter 
une  anecdote  sur  le  laird  de  Macnab ,  n  (jui ,  pauvre  diable  ,  di- 
sait-il, est  maintenant  mort  et  oublié!... 

—  Comment  !  monsieur  Scott ,  interrompit  la  bonne  dame , 
mort  ?  Il  n'est  pas  possilde  que  Macnab  soit  mort! 

—  Par  ma  foi!  ma  chère,  reprit  Scott  avec  une  gravité  plai- 
sante; s'il  n'est  pas  mort,  on  lui  a  fait  une  cruelle  injustice, 
car  on  l'a  enterré.  )> 

Washington  Irviivg. 
TOHE  V.  16 


AINDRÉ.  -  LÉONI. 


PAR  GEORGE  SAND 


11  y  a  presque  toujours  dans  la  carrière  littéraire  d'un  auteur 
un  moment  décisif  :  c'est  celui  où  ,  ayant  épuisé  le  sentiment 
qui  d'abord  lui  avait  fait  prendre  la  plume  ,  il  apporte  à  l'étude 
du  cœur  humain  ,  à  l'observation  de  la  société ,  avec  les  facultés 
actives  que  la  passion  lui  a  faites ,  un  regard  plus  calme ,  un 
coup  d'œil  i)liis  désintéressé  ,  plus  libre  ,  un  sentiment  moins 
personnel ,  plus  accessible  aux  impressions  du  dehors.  De  ce 
jour  seulement  il  devient  artiste  dans  l'acception  véritable  du 
mot;  il  revêt  cette  impartialité  suprême  qui  fait  la  majesté  de 
sa  mission  ;  jusque-lA  il  avait  été  avocat  plus  ou  moins  éloquent 
d'une  cause  plus  ou  moins  sainte  ;  mais  ce  n'est  que  du  jour  où 
il  a  obtenu  justice  pour  lui-même ,  liberté  pour  ses  sensations 
long-temps  prisonnières  au  fond  de  son  ame,  qu'il  peut  par- 
courir avec  aisance  et  souplesse  la  gamme  sans  lin  des  émotions 
humaines.  Ce  moment  où  l'artiste,  affranchi  de  l'obsession  in- 
spiratrice ,  vient  à  la  dominer  à  son  tour ,  il  faut  que  la  critique 
soit  attentive  à  le  saisir  et  à  le  signaler  ;  c'est  alors  qu'elle  doit 
appeler  au  secours  toutes  ses  forces,  car  c'est  le  cas  ou  jamais 
dechercher  à  exercer  sur  la  direction  ultérieure  de  l'auteur  la 
faible  part  d'influence  dont  elle  peut  disposer. 

Nous  n'avons  jamais  eu  le  bonheur  de  comprendre  bien  dis- 
tinctement ce  qu'on  a  voulu  dire  par  les  théories  de  l'art  pur.  de 


REVDE  DE  PARIS.  187 

l'art  pour  lui-même ,  qui  ont  régné  long-temps  dans  le  monde 
littéraire.  Nous  savons  qu'il  y  a  un  art  de  la  forme  qui  veutétre 
étudié,  laborieusement  appris ,  et  sans  lequel  les  plus  féeondes 
pensées  ne  peuvent  se  produire,  et  meurent  étouffées  en  germe 
sans  avoir  pu  se  dégager  de  leur  enveloppe;  mais  de  pareilles 
études  ne  sont  guère  à  l'art  lui-même  que  ce  que  la  grammaire 
est  à  l'éloquence  ;  c'est  une  discipline  qu'il  faut  avoir  subie  ; 
c'est  un  préliminaire  indispensable;  mais  si  de  pareils  enseigne- 
mens  n'étaient  point  fécondés  par  quelque  pensée  venue  du  cœur, 
l'artiste ,  destitué  de  la  puissance  d'émouvoir ,  ne  serait ,  avec 
ses  facultés  oisives,  qu'une  admirable  macliine  privée  de  mou- 
vement et  de  vie.  Il  y  a  donc  lieu  ,  quand  un  auteur  a  exercé 
une  influence  morale  incontestable,  de  rechercher  le  sentiment 
qui  lui  a  servi  de  point  d'appui.  Ce  n'est  pas  là,  quoi  qu'on  eu 
dise,  traiter  l'art  comme  un  sermon ,  et  un  roman  comme  une 
thèse  ;  une  moralité  est  toujours  implicitement  contenue  au  fond 
de  toute  œuvre  littéraire;  dépouiller  la  vérité  de  ses  voiles  bril- 
lans,  chercher  l'esprit  qui  anime  ces  incarnations  ingénieuses, 
c'est  encore  là,  à  notre  sens,  la  meilleure  portion  du  rôle  néces- 
sairement secondaire  de  la  critique ,  puisque  c'est  s'attaquer  au 
sentiment  inspirateur  de  l'œuvre,  et  que  le  modifier  en  un  seul 
point,  si  minime  (juil  pût  être,  ce  serait  avoir  gagné  quelque 
chose  sur  tous  les  enfanlemensà  venir  de  l'écrivain. 

Ce  travail,  qu'on  nous  i)ermette  de  l'essayer.  Nous  entendons 
peu  de  chose  aux  subtilités  de  cette  analyse  presque  chimique,  à 
l'aide  de  laquelle  de  clairvoyans  critii[ues  savent  décomposer  un 
écrivain  et  le  ramènera  sesélémens  premiers,  reconstruire  son 
arbre  généalogique  et  reconnaître,  à  travers  l'entrecroisement  de 
ses  racines ,  les  sucs  divers  dont  il  s'est  nourri.  C'est  là  un  soin 
que  nous  laissons  à  d'autres,  mais  nous  serons  bien  aise,  puisque 
l'occasion  s'en  présente,  d'appeler  l'attention  et  l'examen  sur 
quelques  types  littéraires  dont  l'origine  remonte  à  Byron  et  au- 
delà,  et  qui,  grâce  à  l'adoption  de  notre  grand  romancier,  ont 
conservé,  aux  dépens  i)eut-être  de  sa  gloire  à  venir,  un  éc  lat  qu'ils 
empruntent  surtout  de  la  force  de  son  génie. 

Le  talent  de  George  Sand  avait  paru  jusqu'à  ce  jour  tenir 
du  poète  plus  encore  ([ue  du  romancier.  A  côté  de  ses  élans  di- 
thyrambiques, de  ses  descriptions  vivantes  des  lieux ,  du  senti- 
ment exquis  des  détails  et  des  nuances,  de  sa  verve  abondante 


188  REVUE  DE  PARIS. 

et  intarissable,  de  toutes  les  faciillés  ({iii  consliluenllcpoèle,  on 
rencontrait  bien  quelques  caractères  dessinés  avec  charme  et 
vérité.  L'action  en  général  commence  bien,  l'exposition  est  na- 
turelle; mais  à  peineles  acteurs  ont-ils  été  nommés  et  produits, 
que  le  poète,  entraîné  pour  son  propre  mouvement,  transporte 
bientôt  dans  le  ciel  ce  drame  commencé  sur  la  terre  ;  ses  li- 
{jures  grandissent,  s'élèvent,  s'idéalisent;  mais  en  même  temps, 
et  par  un  contre  coup  nécessaire  ,  elles  se  détachent  du  sol  et 
l>erdent  pied,  et  la  scène,  ouverte  dans  la  Beauce  ou  dans  le 
Berry,  tel  jour  de  telle  année,  s'achève  dans  le  temps  et  dans 
l'espace.  Sortir  de  la  vraisemblance ,  oublier  les  usages ,  les 
préjugés  du  monde  qu'on  a  choisi  pour  théâtre,  c'est  un  grand 
défaut  pour  un  romancier  ;  cependant ,  si  tout  ce  que  perd  la 
réalité  tournait  au  profit  de  l'idéal ,  nous  nous  tiendrions  pour 
contens.  Voyons  donc  si  les  exceptions  morales  introduites  par 
George  Sand  dans  tous  ses  romans  justifient  la  préférence  qu'il 
leur  conserve  sur  des  types  empruntés  à  une  nature  plus  natu- 
relle. 

Si  je  ne  craignais  de  donner  des  armes  contre  unauteur  dont 
j'honore  la  personne  et  dont  j'admire  les  écrits,  je  dirais  que  les 
personnages  qu'il  a  fait  mouvoir  devant  nous  jusqu'ici  sont  de 
trois  genres  bien  distincts  :  les  hommes,  les  femmes  et  les  neutres. 
Ses  femmes  sont  ravissantes:  Indiana,  Valentine,  Juliette, 
Fernande,  la  Marquise,  Lavinia,  montrent  assez  avec  quelle  ex- 
quise délicatesse  cl  quelle  diversité  de  nuances  George  Sand  a 
su  peindre  la  femmedans  tout  ce  que  son  caractère  offre  de  dé- 
vouement, de  grâce,  de  tendresse  et  de  fragilité.  A  côté  de  ces 
séduisantes  figures, nous  voyons  des  caractères  d'homme  unifor- 
mément maltraités,  pleins  d'égoïsme,  d'orgueil,  de  sensuahté 
brutale,  de  cujjidité  retorse,  comme  M.  Delniar*,  Raymond  de 
Ramière,  M.  de  Lansac,  Léoni,  etc.  ;  enfin  apparaissent  au  mi- 
lieu de  ces  personnages,  bons  ou  mauvais,  odieux  ou  aimables, 
mais  tous  du  moins  vivans  et  reconnaissables,  ces  êtres  que  j'ai 
appelés  des  neutres,  qui,  sous  forme  virile  ou  féminine , sem- 
blent, du  sommet  de  leur  impassibilité  glacialeetde  leur  absolu 
détachement,  surveiller  et  présider  les  orageuses  passions  dont 
ils  sont  pour  jamais  guéris.  C'est  Trcmnor,  c'est  Lélia, c'est  Syl- 
via,  types  entiers  dont  resi)rit  se  retrouve,  quoiquemiligé,  dans 
Bénédict,  dans  Jacques,  et  même  dans  Ralph,  bien  que  celui-ci. 


REVUE  DE  PARIS.  189 

plus  h;  iireiix,  finisse  i)ai'  rentrnr  dans  la  vie,  dont  les  autres  de- 
ineiirenL  jusqu'au  boni  les  impuissans  et  infortunés  spectateurs. 

Voilà  bien,  si  nous  ne  nous  trompons,  les  troupes  de  George 
Sand  rangées  en  bataille,  chaque  cohorte  autour  de  son  drapeau. 
Nous  allons  rechercher  maintenant,  si  toutefois  ce  dénombre- 
ment renouvelé  d'Homère  ne  fatijïue  pas  le  lecteur,  quel  accueil 
le  pnhlic  a  fait  à  ces  héros  et  à  ces  héroïnes ,  à  mesure  qu'ils 
défilaient. 

Quant  aux  femmes  .  il  n'y  eut  qu'un  cri,  ce  fut  un  haro  uni- 
versel. Pres([ue  toutes  ces  femmes,  si  séduisantes ,  avaient  en 
effet,  non-seulement  le  malheur  d'aimer  en  dehors  du  mariage, 
mais,  ce  qui  est  bien  pis,  la  scandaleuse  imprudence  de  ne  pas 
vouloir  se  partager  entre  leur  mari  et  leur  amant.  Or,  on  avait 
bien  vu,  dans  les  romans  comme  dans  le  monde ,  des  femmes 
avoir  des  amans  ;  mais  ce  qui  parut  odieux,  effronté,  immoral, 
c'était  de  l'avouer ,  et  de  prétendre  qu'il  n'y  a  de  liaison  vrai- 
ment respectable  que  celle  que  le  cœur  ratifie.  Le  péché  tout 
seul  eût  été  pardonné,  car,  comme  l'a  fort  spirituellement  re- 
marqué M.  de  Balzac  dans  la  préface  de  son  père  Goriot  ,  les 
femmes  criminelles  ont  des  attraits  que  n'ont  pas  toutes  les  autres; 
mais  la  droiture  ,  l'audace ,  l'amour  énergique  des  héroïnes  de 
George  Sand  .  fut  regardé  comme  attentatoire  à  la  morale  pu- 
blique; on  cria  que  la  société  était  sapée  dans  ses  fondemens, 
que  le  mariage  était  foulé  aux  pieds ,  tandis  qu'après  tout  la 
question  aboutissait  au  divorce,  que  la  nation  française,  consti- 
lutionnellement  représentée  par  ses  députés,  demande  opiniâtre- 
ment depuis  quatre  ans,  sans  croire  aucunement  porter  atteinte 
aux  fondemens  natiu-els  de  la  société.  Ce  qui  eût  été  plaisant 
dans  tout  ceci ,  c'eût  été  d'examiner  d'où  partaient  ces  saintes 
clameurs.  Il  y  eut  bien  par-ci  par-là  dans  la  presse  deux  ou 
trois  bons  jeunes  gens,  d'une  candeur  toute  primitive,  ([ui,  après 
y  avoir  mûrement  réfléchi ,  se  crurent  obligés  de  se  mettre  en 
désaccord  avec  les  grands  noms  de  la  critique  ;  mais  cela  fit  peu 
de  bruit.  Ils  avaient  beau  s'écrier  :  Mais,  mesdames,  comment 
faire  quand  on  est  mariée  à  un  homme  qu'on  n'aime  pas  et 
qu'on  en  aime  un  autre?  Renoncer  au  bonheur  de  toute  la  vie, 
c'est  bien  dur;  tromper  son  mari,  c'est  bien  infâme;  comment 
faire ,  à  moins  de  le  quitter  ?  A  (pioi  les  aimables  interlocutrices 
opposaient  une  foule  d'objections  insurmontables  en  discussion 

16. 


190  REVUE  DE  PARIS. 

publique,  sauf,  en  petit  comité ,  à  ne  plus  présenter  que  quelques 
difficultés  sérieuses ,  qui  toutes  revenaient  à  ceci  :  Indiana 
aurait  dû  attendre  que  la  chambre  eût  adopté  la  loi  sur  le  di- 
vorce ,  et  que  le  texte  ,  si  long-temps  espéré ,  en  eût  été  inséré 
au  Bulletin  des  Lois ,  revêtu  de  la  sanction  des  trois  pouvoirs. 
Ainsi  ce  n'était  plus  qu'une  question  de  temps  et  de  formalité , 
et  tout  le  crime  de  cette  femme  efiFrontée  se  trouvait  n'être , 
après  tout,  qu'une  anticipation  coupable  aujourd'hui,  sur  une 
pratique  qui  demain  sera  consacrée  par  l'opinion.  —Je  ne  sau- 
rais trop  recommander  le  petit  comité  à  ceux  qui  veulent  dis- 
cuter morale  avec  les  dames. 

Néanmoins  cette  secousse  imprimée  à  l'opinion  donna  lieu 
aux  réactions  les  plus  bizarres.  On  vit  des  hommes  qui  jusque-là 
n'avaient  paru  avoir  aucun  rapport  ni  direct  ni  indirect  avec  la 
morale,  de  ces  êtres  prédestinés,  qui,  avec  l'heureuse  insou - 
ciance  du  sauvage,  mangent  le  fruit  sur  l'arbre  sans  demaader 
le  nom  du  propriétaire,  on  les  vit,  saisis  de  je  ne  sais  quel  ver- 
tige soudain,  se  porter  pour  défenseurs  de  l'ordre  social  attaqué, 
de  cet  ordre  social  dans  lequel  ils  avaient  jusque-là  vécu ,  les 
heureux  mortels,  comme  le  poisson  dans  l'eau,  plus  soucieux  de 
s'y  ébattre  que  d'en  faire  disparaître  les  souillures.  Ce  fut  un 
beau  moment  qui  datera  dans  leur  vie  ,  et  que  n'oubliera  pas 
non  plus  quiconque  connaît  assez  les  coulisses  de  la  scène  litté- 
raire ,  pour  être  à  même  de  rapprocher ,  au  moins  dans  son 
esprit,  la  biographie  du  prédicaleurde  ses  sermons. 

Pour  nous ,  si  quelque  chose  nous  a  jamais  paru  digne  d'éloge 
et  d'encouragement,  c'est  cette  noble  franchise  d'un  écrivain 
qui  montre  la  vérité  sans  déguisement,  telle  qu'elle  lui  est  appa- 
rue ,  sauf  à  ne  recevoir  pour  salaire  que  des  calomnies  et  des 
injures,  sauf  à  attendre,  sous  un  feu  continu  de  propos  mal- 
veillans ,  cette  justice  que  le  temps  amène  toujours  avec  lui , 
mais  qu'il  fait  quelquefois  bien  attendre.  C'est  un  courage 
d'autant  plus  méritoire ,  qu'à  l'opposé  du  moraliste ,  l'artiste 
ne  cherche  pas  la  vérité,  il  la  rencontre,  et  la  transaction  lui 
serait  d'autant  plus  facile  et  plus  permise ,  qu'il  n'a  pris  avec 
personne  l'engagement  d'enseigner ,  mais  seulement  de  ra- 
conter. 

Quant  aux  hommes  mis  en  scène  par  George  Sand  et  à  ces 
êtres  bizarres  que  j'ai  appelés  des  neutres,  je  demande  la  per- 


REVUE  DE  PARIS.  101 

mission  de  m'y  arrêter  un  instant  ;  il  y  a  là  quelque  chose  de 
trop  remaniuable,  de  trop  arrêté,  une  répétition  trop  constante 
des  mêmes  ligures  sous  une  a|»parente  diversité  de  costume, 
pour  qu'une  pareille  étude  ne  jette  pas  de  vives  lumières  sur  la 
source  même  des  inspirations  de  notre  grand  romancier,  sur  le 
sentiment  qu'il  a  de  la  vie  humaine. 

Par  quelle  singularité  inexplicable  se  fait-il  que ,  dans  ces 
romans ,  tous  les  hommes  qui  ne  sont  ni  brutaux  comme  M.  Del- 
mare,  ni  froidement  intéressés  comme  de  M.  Lansac,  ni  égoïstes 
sans  mesure  et  passionnés  sans  dignité  comme  Leoni,  mais  qui, 
au  contraire ,  sont  représentés  comme  de  vastes  intelligences 
et  de  nobles  caractères  ,  soient  tous  frappés ,  à  un  degré  ou  à  un 
autre,  de  je  ne  sais  quel  désenchantement  fatal  qui  leur  fait 
prendre  en  pitié,  non-seulement  les  misères  et  les  pauvretés  de 
la  vie,  mais  aussi  ses  joies  ,  ses  occupations,  ses  intérêts,  ses 
attachemens  ?  11  y  a  dans  tous  ces  personnages  une  incrédulité 
certaine  ,  obstinée  ,  raisonnée ,  systémati(iue  ,  à  laquelle  ils  ont 
été  antérieurement  conduits  par  des  voies  que  nous  ignorons. 
Ces  caractères  tristes,  concentrés  ,  inflexibles ,  ce  sont  les  seuls 
dont  nous  puissions  attendre  quelques  actions  nobles  ou  fortes  ; 
on  voit  que  s'ils  daignaient  ou  s'ils  osaient  vivre,  ils  vivraient 
dignement;  mais  ils  redoutent  la  vie  comme  une  expérience 
fatale,  et  non  sans  raison,  il  faut  le  dire,  car  l'essai  qu'ils  en 
font  ne  manque  jamais  de  leur  être  funeste.  Si  Bénédict  sdrt  de 
sa  fierté  solitaire ,  c'est  pour  tomber  dans  un  amour  qui  se  ter- 
mine i)ar  une  double  catastrophe;  si  Jacques,  devenu  sceptique 
pour  des  raisons  qui  nous  sont  inconnues,  tente,  arrivé  ù  trente- 
cinq  ans ,  de  ressaisir  le  bonheur  auquel  la  pratique  de  sa  jeu- 
nesse lui  avait  appris  à  renoncer,  Jacques  est  puni  de  sa  témérité 
par  des  douleurs  effroyables ,  et  ce  n'est  que  par  le  sacrifice 
héroïque  de  ses  affections  et  de  sa  vie  qu'il  échappe  au  rôle 
odieux  de  M.Delmare.  Aussi  les  sages  par  excellence,  Trenmor, 
Sylvia,  se  gardent-ils  soigneusement  de  se  compromettre  dans 
cette  dangereuse  arène ,  d'où  il  est  si  difficile  de  rapporter  ses 
facultés  entières. 

Ces  personnages  exceptionnels  ont  généralement  déplu,  et 
justement  à  notre  avis;  inactifs  par  caractère  ou  par  expérience, 
ils  ne  jouent  dans  le  drame  que  le  rôle  de  raisonneur,  comme 
on  dit  en  style  de  théâtre;  ils  regardent,  conseillent  et  mora- 


192  REVUE  DE  PARIS. 

lisent.  Or,  on  conçoit  que  chez  Molière,  Ariste  ou  Cléanle, 
hommes  graves,  qui  ont  l'expérience  de  la  vie,  se  permettent  de 
dire  leur  mot,  et  d'exercer  sur  les  résolutions  de  leur  frère  ou 
de  leur  neveu  une  légitime  iniluence  ;  il  s'agit ,  en  effet ,  de  cir- 
constances par  lesquelles  ils  ont  passé  dans  leur  jeunesse,  et 
dont  ils  se  sont  tirés  avec  honneur;  ils  ont  et  peuvent  avoir  un 
avis  en  pareille  matière;  ils  ont  une  solution  au  problème,  un 
déiîoûment  à  l'intrigue  formée  ;  la  vie  n'est  pas  pour  eux  un 
mystère  de  terreur  contre  lequel  leur  intelligence  est  venue  se 
JM'iser.  Pris  ainsi,  soit  dans  Molière,  soit  dans  Racine,  soit  dans 
.Sophocle ,  soit  dans  Homère ,  ce  rôle  de  conseiller  est  suscep- 
tible de  poésie  et  d'intérêt;  pour  s'en  convaijicre.  il  suffit  d'ou- 
vrir le  livre  à  la  page  voulue.  Dans  Homère ,  par  exemple ,  le 
vieux  Nestor,  avecles  conseils  de  sa  vieillesse  encore  belliqueuse, 
contraste  bien  avec  la  fougue  impétueuse  des  Ajax  et  des  Dio- 
mède.  Phœnix,  conjurant  Achille  au  nom  de?  soins  donnés  à 
son  enfance,  est  encore  une  de  ces  figures  d'une  simi)licité  tou- 
chante que  les  anciens  s'entendaient  mieux  que  nous  à  repré- 
senter. Mais  que  peut  dire  Trenmor,  si  ce  n'est  :  N'essayez  pas 
de  toucher  à  l'arbre  de  vie,  car  rien  qu'en  cherchant  à  en 
approcher  ,  moi,  j'ai  été  foudroyé.  La  sagesse ,  c'est  de  s'abste- 
nir, de  ne  pas  aimer,  de  ne  pas  vivre;  la  sagesse,  c'est  d'étouffer 
en  soi  le  germe  des  passions  fécondes  et  des  nobles  instincts , 
car  ce  n'est  là  qu'une  voix  perfide ,  qu'un  piège  intérieur  que 
Dieu  nous  a  tendu.  Défiez-vous  donc  de  ces  folles  illusions. 
Enveloppez  votre  cœur  d'une  couche  de  glace  ;  la  sagesse,  c'est 
d'assister  en  spectateur  désintéressé  à  la  tragédie  burlesque  de 
ce  monde;  mais  bien  fou  ,  croyez-moi,  qui  prend  un  rôle  dans 
cette  farce  odieuse. 

Or,  s'il  est  au  monde  quel((ue  chose  d'évident ,  c'est  que  de 
semi^lables  conseils  n'auront  jamais,  et  le  ciel  en  soit  loué, 
|)uissance  de  persuader ,  parce  qu'ils  rencontrent  au  fond  de 
notre  ame  un  éclatant  démenti,  et  que  l'instinct  de  l'enfant , 
d'accord  avec  la  sagesse  du  vieillard,  sent  bien  que  les  passions 
peuvent  être  dirigées ,  modérées ,  mais  non  supprimées  dans  le 
cœur  de  l'homme. 

Cependant  ce  conseil  des  prétendus  sages  est  confirmé  par 
l'expérience  des  autres.  Lélia  est  indocile  aux  avis  de  Trenmor  ; 
sa  perle,  celle  de  Magnus  et  Slénio,  sont  le  prix  de  son  indoci- 


REVUE  DE  PARIS.  105 

lilé.  Jacques  persiste,  malgré  Sylvia,  à  l'aire  une  dernière  len- 
lalive  pour  être  heureux  ;  et  Jaccpies,  déchiré  par  tous  les  serpens 
(le  la  jalousie,  de  l'amour  trompé,  de  ramitié  déçue ,  n'a  pour 
ressource  dernière  que  les  précipices  des  Alpes ,  seul  asile  ouvert 
ù  sa  détresse  contre  les  cruelles  méprises  du  monde  et  les 
angoisses  de  son  propre  cœur.  Est-ce  donc,  par  hasard,  qu'il  n'y 
amail  de  salut  dans  ce  monde  que  pour  les  natures  grossières, 
cupides,  que  pour  ces  âmes  viles,  qui,  sous  une  forme  humaine, 
ne  cachent  (pie  des  appétits  dignes  de  la  brute?  Celte  triste 
solution ,  je  voudrais  pouvoir  la  dissimuler,  mais  elle  éclate  et 
se  proclame  elle-même  à  chaque  ligne.  Or,  il  y  a  dans  une  con- 
clusion pareille  quelque  chose  de  si  triste ,  de  si  décourageant , 
qu'il  vaut  la  peine  d'examiner  si  ces  personnages ,  les  seuls 
grands  dans  la  pensée  de  l'auteur,,  sont  bien  les  martyrs  de 
leurs  vertus ,  ou  s'ils  ne  seraient  pas  plutôt  les  victimes  de 
(luelque  infirmité  secrète.  Voyons  donc. 

Et  d'abord ,  remarquons  que  tous  ces  hommes  d'une  si  haute 
intelligence  ne  sont  d'aucune  profession  ;  ils  ont  presque  tous 
le  malheur  d'être  riches  ,  ou  tout  au  moins  de  jouir  d'une  posi- 
tion indépendante:  ensuite,  ils  ont  le  malheur  beaucoup  plus 
sérieux  de  ne  rien  trouver,  dans  tout  ce  qui  sert  d'objet  aux 
désirs  de  l'homme,  qui  soit  digne  d'exercer  leurs  nobles  facul- 
tés ;  de  telle  sorte  que  ,  dans  ce  désœuvrement  complet  du  cœur 
et  des  sens ,  leur  intelligence  active  n'a  plus  qu'à  se  dévorer  elle- 
même.  De  quoi  vivent-ils,  dites-moi ,  ces  hommes  supérieurs  , 
et  par  où  éclate  leur  supériorité?  Quel  est  leur  paiti  politique, 
leur  croyance  religieuse?  Quels  sont  leurs  intérêts  de  famille  , 
d'affection ,  de  fortune?  Rien  de  tout  cela  n'est  digne  d'eux.  Trop 
orgueilleux  pour  marcher  sous  un  chef,  trop  faibles  pour  com- 
mander ,  trop  dédaigneux  pour  prêter  leur  secours  et  combat- 
tre en  auxiliaires  à  côté  de  qui  que  ce  soit ,  ils  ne  tiennent  au 
monde  par  rien ,  et  passent  leur  vie  à  blasphémer  contre  l'hu- 
manité qui  les  oul)lle ,  et  contre  Dieu  qui  ne  les  entend  pas.  Con- 
venez d'une  chose  avec  moi,  c'est  que  tous  ces  grands  hommes 
prétendus  ne  sont  que  de  pauvres  malades  ,  malades  d'orgueil 
et  d'Impuissance ,  organisations  fortes ,  mais  privées  de  vie  et 
de  charité. 

Et  cependant,  il  faut  le  reconnaître,  l'auteur  les  a  revêtus  de 
proportions  si  grandes ,  leur  a  prêté  une  intelligence  si  auda- 


191  REVUE  DE  PARIS. 

cieuse  et  si  pénétrante ,  un  langage  si  éloquent ,  un  désespoir  si 
raisonné ,  si  foit ,  si  persuasif ,  qu'il  faut  s'y  prendre  à  deux  fois 
avant  de  découvrir,  sous  la  pompe  éblouissante  dont  ils  sont 
entourés ,  le  ver  intérieur  qui  les  ronge. 

Byron  aussi,  témoin  des  dernières  angoisses  d'un  monde  à 
l'agonie,  avait  rêvé  des  héros  d'incrédulité,  poètes  et  aventu- 
riers vagabonds ,  créés  à  son  image.  Il  avait  mis  lui-même  son 
poème  en  action  ;  mais  du  moins  ces  personnages,  si  fortement 
conçus  ,  il  les  mettait  aux  prises  avec  une  société  croulante  ; 
et  si  leurs  passions  énergiques ,  en  cherchant  partout  un  ali- 
ment impossible  à  trouver ,  éreintaient  sur  leur  passage  des 
croyances  caduques  ou  des  amours  sans  vigueur,  du  moins  fai- 
saient-ils preuve,  dans  cette  lutte ,  d'une  volonté  active  de  re- 
cherche et  d'une  puissance  d'action  vraiment  admirable.  Mais 
que  trouver  dans  ce  désespoir  stoïque ,  immobile ,  enveloppé 
dans  son  manteau  ,  dans  cet  athéisme  passé  à  l'état  chronique  , 
qui  n'essaie  même  pas  de  se  guérir?  Byron  est  mort  en  1825.  Il 
nous  semble  que  depuis  lors ,  dans  le  monde  moral ,  un  siècle 
s'est  écoulé.  Prophète  comme  tous  les  poètes  ,  Byron  dénonçait 
la  ruine  imminente,  sous  les  dehors  de  stabilité  auxquels  le  vul- 
gaire se  laissait  prendre.  N'y  a-t-il  donc  aujourd'hui  que  des 
ruines  à  prévoir  et  des  sépultures  à  décrire  pour  ceux  dont  l'ima- 
gination aime  à  s'élancer  au-devant  des  choses  à  venir  ? 

J'ai  tort  peut-être  ;  mais  il  me  semble  qu'à  force  de  se  sous- 
traire aux  conditions  moyennes  de  l'humanité,  ces  figures  qui 
voudraient  être  idéales  manquent  en  même  temps  aux  conditions 
de  la  vraie  grandeur.  Esclaves  humiliés  en  face  de  la  toute-puis- 
sance divine  ,  ils  s'arment  contre  l'humanité  d'un  orgueil  et  d'un 
mépris  implacables  ;  et ,  comme  ces  enfans  qui  s'efforcent  de 
fixer  le  soleil ,  ils  ne  peuvent  plus  reporter  vers  la  terre  que  des 
yeux  éteints  et  des  regards  affaiblis.  C'est  que,  non  plus  que 
le  soleil ,  on  ne  contemple  pas  impunément  Dieu  face  à  face  : 
il  faut  l'adorer  dans  ses  œuvres,  comme  le  soleil  dans  les  mer- 
veilles que  ses  rayons  illuminent,  et  ne  pas  user  nos  faibles 
organes  dans  une  lutte  insensée ,  non  plus  que  notre  esprit  dans 
des  méditations  qui  donnent  le  vertige. 

Conçu  encore  sous  une  inspiration  triste  et  fataliste,  i.eoivi 
est,  à  mon  sens,  un  des  ouvrages  les  plus  fermes  et  les  plus 
acTievés  qui  soient  sortis  de  la  plume  de  George  Sand.  Sauf  deux 


REVUE  DE  PARIS.  105 

ou  trois  lâches  faciles  à  réparer,  ce  petit  volume  est  un  chef- 
d'œuvre.  Depuis  l'explication  amenée  d'une  manière  si  vraie  et 
si  touchante  entre  Juliette  et  Bustamente,  jusqu'à  la  méprise 
qui  égare  la  vengeance  de  ce  dernier,  on  se  sent  emporté  à 
travers  cette  douloureuse  histoire  comme  par  un  souffle  irré- 
sistible qui  ne  permet  pas  de  s'arrêter  une  minute.  Juliette  est 
une  de  ces  femmes  délicieuses  dont  l'auteur  porte  en  lui  le  moule 
inépuisable  et  varié.  Quant  à  Leoni,  j'ai  souvent  entendu  critiquer 
ce  personnage  ;  il  y  a  certes  une  exagération  ultra-poétique 
dans  les  idéales  perfections  accumulées  à  plaisir  sur  cette  tête 
privilégiée  ;  et ,  par  un  juste  retour  ,  on  pourrait  se  plaindre 
qu'il  trempe  dans  l'infamie  plus  peut-être  qu'il  n'était  nécessaire 
au  contraste.  Mais  comme  la  fascination  de  cet  homme  est  ren- 
due! comme  sa  puissance  magnétique  sur  la  pauvre  Juliette  est 
exprimée!  Comme  dans  ce  récit  si  rapide,  si  entraînant ,  tous 
les  détails  sont  conservés ,  comme  rien  n'est  oublié  et  comme 
tout  marche  !  Je  ne  sais  non  plus  si  nulle  part  ailleurs  George 
Sand  a  rendu  avec  autant  de  vérité  ces  cris  de  cœur,  ces  su- 
blimes distractions  de  l'ame  qui  se  répond  à  elle-même.  Il  y  a 
des  passages  qu'on  ne  peut  lire  à  haute  voix ,  on  se  sent  la  gorge 
serrée,  on  étouffe.  La  description  de  ce  bal  terrible  où  Leoni 
enlève  Juliette ,  la  ravissante  peinture  de  leur  vie  pastorale  dans 
un  chalet  de  la  Suisse ,  ce  sont  là  des  morceaux  à  relire  cent  fois, 
et  dont  je  ne  saurais  en  vérité  où  trouver  les  équivalens.  Quelque 
triste  d'ailleurs  que  soit  cette  alliance  de  tous  les  vices  et  de  tous 
les  prestiges  dans  un  même  homme,  cet  homme  du  moins  est 
doué  de  passions,  il  est  vivant,  iln'  appartient  pas  à  cette  race 
iuactive  et  solennellement  impuissante  à  laquelle  j'ai  déclaré  la 
guerre  ;  dépouillez-le  de  l'auréole  romanesque  qui  resplendit 
autour  de  sa  tête,  ramenez  à  des  proportions  bourgeoises  cette 
nature  idéale  ,  Leoni  est  vrai,  vous  l'avez  dix  fois  coudoyé  dans 
la  rue  ;  pour  mon  compte ,  je  le  connais. 

Mais,  j'ai  hâte  d'arriver  à  Axdré  qui,  moins  fort  certaine- 
ment que  Leoni  ,  me  paraît  appelé  à  un  succès  plus  populaire, 
et  qui ,  en  même  temps  qu'il  révèle  une  face ,  à  peu  près  ina- 
perçue jusqua  ce  jour ,  du  talent  de  l'auteur .  pourrait  bien  avoir 
dans  la  série  de  ses  idées ,  et ,  comme  acheminement  vers  des 
voies  nouvelles,  une  importance  à  laquelle ,  pour  notre  compte, 
nous  serions  heureux  de  croire. 


196  REVUE  DE  PARIS. 

Nous  avions  déjà  vu  dans  Vale^tine  avec  quel  bonheur  George 
Sand  sait  reproduire  les  scènes  familières  de  la  vie  champêtre. 
Oui  ne  se  rappelle  Bénédict,  Valenlineet  Athénaïs  se  promenant 
au  Iiord  de  l'Indre  ,  par  une  belle  journée  d'été ,  et  l'amour  ger- 
mant dans  le  cœur  de  Valentine ,  sous  l'influence  des  émanations 
embaumées  de  la  campagne ,  de  la  fraîclieur  du  paysage ,  de  la 
lumière  d'un  beau  ciel?  Cette  scène  si  sauve,  si  harmonieuse  , 
rappelle  la  touche  de  Léopold  Robert ,  dans  ses  Moissoînneurs  , 
et  sa  poésie  calme,  reposée,  empreinte  de  je  ne  sais  quelle  volupté 
rêveuse.  Dans  André  ,  la  même  inspiration ,  sans  produire  peut- 
être  rien  d'aussi  achevé,  se  retrouve  plusieurs  fois.  Pris  à  un 
degré  moins  élevé  de  l'échelle  sociale  ,  tous  les  personnages  de 
ce  petit  drame  respirent  un  air  de  vérité  jtarfaite  ;  et  si  le  poète 
s'élève  moins  haut,  le  romancier  est  plus  près  de  la  réalité.  I! 
n'y  a  pas  une  de  ces  figures  qui  ne  soit  excellente.  La  douce  et 
fière  Geneviève ,  Henriette ,  avec  son  bon  cœur ,  sa  susceptibilité 
et  son  point  d'honneur  de  grisette  ;  Joseph  Marteau ,  franc  jeune 
homme  et  galant  redouté  ;  enfin  le  vieux  marquis  de  Morand, 
dont  la  morgue  paternelle  et  nol)iliaire  est  mise  en  regard  du 
caractère  faible  et  passionné  d'André , forment  ensemble  un  ta- 
bleau plein  de  vérité  et  d'oppositions  naturelles.  L'action  est 
conduite,  en  général ,  avec  un  respect  des  vraiseml)lances  qu'on 
ne  trouve  pas  toujours  chez  George  Sand  ;  mais  ce  qui  mérite 
d'être  particulièrement  remarqué  ,  c'est  le  talent  comique,  dé- 
ployé dans  plusieurs  scènes  impoi'lantes.  Jusque-là  rien  n'avait 
attesté  ,  dans  George  Sand  ,  la  faculté  de  l'observation  et  le  sens 
de  l'expression  comique.  Or  il  y  a  dans  André  deux  ou  trois 
scènes,  conduites  d'ailleurs  avec  une  rare  habileté  ,  qui  provo- 
quent le  rire  le  plus  franc  et  du  meilleur  aloi.  Telle  est  l'arrivée 
triomphale  chez  le  marquis  de  Morand  de  Joseph  ,  à  la  tête  de 
son  bataillon  de  grisettes,  sa  fuite  avec  le  char-à-bancs,  à  la 
barbe  du  vieux  hobereau  ;  mais  ce  qui  est  excellent ,  ce  qui  est 
digne  de  Molière  ,  c'est  l'entretien  où  Joseph  soutire  au 
marquis  uue  pension  pour  André,  en  agissant  sur  lui  parla 
crainte  qu'André  ne  réclame  le  bien  de  sa  mère. Le  lieu  de 
ta  scène ,  l'admiration  calculée  de  Joseph  pour  les  améliora- 
tions que  le  marquis  a  introduites  dans  ses  cultures,  ses 
exclamations  perfides  ,  ses  suggestions  alarmantes  et  les  ap- 
parences de  parfaite  candeur  qu'il  sait  garder  jusqu'au  bout; 


REVUE  DE  PARIS.  t97 

loiilc  cette  tactique  du  canipajînard  mailié  est  menée  avec  unr:; 
supériorité,  un  naturel  et  un  comique  <iui  montrent  mieux  qu(t 
tous  les  commentaires  de  la  ci'itique  les  admiral)Ies  ressources  el 
la  lîexihililé  prodigieuse  du  talent  de  George  Sand .  Je  ne  regrette 
qu'une  chose  ,  c'est  la  déplorable  faiblesse  d'André  ;  iion  que 
je  sois  de  ceux  qui  voudraient ,  conformément  à  la  i)oéti(iue  si 
spirituellement  exprimée  par  Cliarlet,  que  toutes  Us  histoires 
d'amour  se  terminassent  par  la  forme  sacramentelle  :  et  ils  fu- 
rent heureu.v.  Non,  ce  n'est  pas  cela  ;  mais  encoie  pourquoi 
ne  pas  justilîer ,  au  moins  par  quelques  efForls  méritoires  de  fer- 
meté ,  cet  André  qui ,  dans  l'origine ,  nous  avait  été  montré  sous 
des  couleurs  si  dilîérenles?ll  est  faible  ,  il  est  écrasé  par  le  des- 
potisme de  son  père  ;  la  faiblesse  est  fortifiée  en  lui  par  l'habi- 
tude d'obéir  ;  mais  enfin  il  est  amoureux,  et  l'amour  peut  bien 
donner  du  courage.  Qu'il  succombe  à  la  fin ,  soit  ;  mais  qu'il 
lutte  du  moins ,  qu'il  essaie  de  s'affranchir ,  que  sa  défaite  vienne 
de  sa  faiblesse  et,  non  de  sa  lâcheté,  car  cela  fait  tache.  On 
n'aime  pas  à  voir  un  homme,  d'abord  haut  placé,  faillir  pour 
tomber  aussi  lias.  La  faiblesse  poussée  à  ce  point  touche  à  l'in- 
famie, et  l'on  en  veut  toujours  un  peu  à  l'auteur  de  nous  avoir 
recommandé  cet  homme,  de  l'avoir  introduit  dans  notre  estime, 
pour  ensuite  le  déshonorei-  à  plaisir  el  faire  ainsi  retomber  sur 
nous  la  honte  de  l'avoir  adopté. 

Le  caractère  d'André  est  d'ailleurs  parfaitement  vrai ,  il  y  a 
beaucoup  d'hommes  de  cette  trempe  molle  et  pliante  ;  mais  s'il 
s'en  trouve  un  seul  dans  le  nombre  qui  soit  doué  de  l'imagina- 
tion poétique,  de  la  droiture  de  cœur  d'André,  et  qui  devienne 
amoureux  d'une  aussi  charmante  fille  que  Geneviève,  n'y  a-t-il 
pas  quelque  chance  i)0ur  que  le  courage  qu'il  n'avait  pas  eu  pour 
lui-mèrae,  lui  vienne  quand  il  s'agira  de  sa  femme  et  de  son  en- 
fant! Mais  André,  je  le  vois  bien  ,  n'est  qu'un  soldat  de  cette 
nombreuse  armée  d'invalides  en  amour  dont  George  Sand  a  en- 
trepris le  dénombrement.  C'est  une  cause  détachée  du  grand 
procès  qu'il  instruit  contre  l'égoïsme  et  la  lâcheté  des  hommes. 
Ainsi  soit  ;  ce  n'est  pas  moi  qui  viendrai  m'inscrire  en  faux  ; 
si  George  Sand  a  voulu  ju^endre  en  main  les  intérêts  et  les  griefs 
d'un  sexe  trop  long-temps  opprimé,  et,  en  face  du  dévouement, 
delà  faiblesse  confiante  et  intrépide  des  femmes ,  dévoiler  les 
déplorables  noystères  d'égoïsme,  de  lâcheté  ,  de  perfidie  que  la 

17 


198  REVDE  DE  PARIS. 

morale  bourgeoise ,  indulgente  pour  tout  ce  qui  s'abrite  der- 
rière le  code,  a  couvert  de  sa  honteuse  protection ,  c'est  bien  , 
nous  applaudirons  des  premiers  à  ces  accusations  méritées. 
Mais  nous  aimerions  à  voir  maintenant  ce  vigoureux  athlète  , 
désarmé  par  la  victoire ,  abandonner  la  route  qu'il  a  si  glorieu- 
sement ouverte  et  tourner  ailleurs  ses  efforts.  N'est-il  pas  las 
aujourd'hui  de  poursuivre  et  de  flageller  ?  N'essaiera-t-il  pas  à 
la  lin  de  nous  faire  entrevoir  ces  célestes  figures ,  dont  les  visi- 
tes mystérieuses  l'ont  rendu  si  dédaigneux'de  notre  triste  nature? 
Quand  pourrons-nous  contempler  ces  hommes  perfectionnés 
qu'il  a  vus  dans  ses  rêves,  ces  hommes  qu'il  ne  peut  comparer 
à  nous  autres  tous  tant  que  nous  sommes ,  sans  frémir  de  colère 
çt  de  mépris?  Et  puisque  le  romancier  est  armé  des  ailes  du 
poète ,  que  ne  laisse-t-il  quelquefois  la  terre ,  que  ne  prend-il 
hardiment  sa  volée,  que  ne  nous  emporte-t-il  avec  lui  dans  ce 
sanctuaire  privilégié  où  son  œil  sait  atteindre,  et  d'où  nous  ne 
pourrions  redescendre,  sans  rapporter  sur  notre  front,  comme 
Moïse,  quelques  rayons  en  souvenir  de  cette  tranfîguration 
passagère. 

Mais  nous  parlons  ,  sans  nous  en  apercevoir .  comme  si  le 
dénoûment  appartenait  au  poète;  comme  s'il  ne  lui  était  pas 
fatalement  imposé ,  comme  s'il  était  libre  toujours ,  après  avoir 
contemplé  le  monde  du  haut  de  ces  cimes  élevées  accessibles  à 
lui  seul ,  de  redescendre  vers  les  hommes ,  de  laisser  les  petits 
s'approcher  de  lui ,  et  de  les  instruire  avec  bonté  des  choses 
qu'ils  ne  connaissent  point  encore.  Il  y  a  malheureusement  des 
esprits  qu'une  puissance  invincible  pousse  en  haut  et  force  à 
monter.  Vainement  ils  étouffent  dans  cette  atmosphère  rare  et 
subtile,  vainement  ils  voudraient  se  mettre  aux  pieds  des  san- 
dales de  plomb ,  se  faire  grossiers  et  pesans;  ils  ont  jeté  leur 
lest,  et  maintenant  le  vent  les  emporte.  Ils  voudraient  éclianger 
contre  l'obscurité  de  quelque  vallon  solitaire  la  magnificence 
importune  d'un  horizon  sans  bornes  ;  mais  ils  sont  condamnés 
à  errer  dans  l'aspace,  sans  trouver  une  limite  à  leurs  regards  , 
un  repos  pour  leurs  yeux  fatigués.  Aussi,  cherchez  un  peu 
pourquoi  le  monde  leur  est  apparu  si  triste  ,  la  vie  si  lourde, 
l'homme  si  chétif;  pourquoi  l'avenir  est  pour  eux  si  voilé;  pour- 
quoi l'espérance  du  mieux  n'est  plus  qu'une  belle  et  consolante 
chi';  ère  dont  ils  se  bercent  dans  leurs  momens  de  faiblesse. 


REVUE  DE  PARIS.  Î99 

sauf  à  se  railler  eux-mêmes  de  leur  propre  crédulité  quand  la 
force  et  la  raison  sont  revenues,  et  vous  verrez  que  ce  qui  les 
fait  si  tristes  c'est  de  s'être  élancés  seuls  vers  la  lumière,  sans 
se  retourner  jamais  vers  ceux  qui  sont  encore  dans  les  ténèbres. 
Emportés  par  une  vitesse  incomparable,  ils  sont  arrivés  seuls  au 
but ,  sans  compagnons  et  sans  suite  avec  qui  s'entretenir  des 
merveilles  du  chemin  ;  et  alors ,  rois  d'un  désert  inhabité  ,  ils 
s'y  sont  sentis  faibles  et  seuls ,  et  ils  ont  maudit  leur  conquête, 
forcés  qu'ils  sont  d'y  attendre  leurs  compagnons  attardés. 

Pour  nous  ,  qui  admirons  ces  excursions  hardies  et  ces  cam- 
pagnes aventureuses,  nous  sentons  au  fond  de  notre  cœur  une 
espérance  tenace  qui  nous  dit  que,  lorsque  le  corps  de  bataille 
aura  rejoint ,  on  trouvera  tous  ensemble  quelque  sentier  moins 
aride,  quelque  plaine  mieux  abritée  où  l'on  pourra  s'établir, 
pour,  de  là  ,  féconder  le  désert ,  et  ajouter  au  calme  régulier  de 
la  vie  de  chaque  jour  le  luxe  de  ses  immenses  perspectives  ;  car 
Une  sera  pas  dit  que  les  glorieux  aventuriers ,  qui  s'égarent  par- 
fois dans  leur  course ,  doivent  toujours  aboutir  au  précipice 
marqué ,  où  le  doigt  du  lâche  ou  du  railleur  impitoyable  les 
montre  en  exemple  aux  insensés  qui  s'efforcent,  qui  cherchent , 
qui  espèrent. 

Ad.  Guérodlt. 


LES  FEMMES  POÈTES 

AU  XIX»  SIÈCLE. 


Le  liiiibre  sonore 

Lentement  frémit  douze  fois. 
U  se  tait ,  je  l'écoute  encore , 
Et  l'année  expire  A  sa  voix. 
Adieu!..  Salut ,  sa  sœur  nouvelle  , 
salut!  quels  dons  chargent  ta  main ,  elc 

—  Mme  TASTU.  — 


I.  _  M™«  TASTU. 

POÉSIES,  1826.   CHRONIQUES  DE  FRANCE,   1829. 

POÉSIES  NOUVELLES,    1835. 


Le  nouveau  volume  de  M""»  Tastu  semble  une  réponse  à  ces 
vers.  Il  nous  est  venu  au  milieu  des  fêles  du  jour  de  l'an.  C'é- 
tait, disait-on  ,  un  gracieux  présent  à  faire  à  quelqu'une  de  ces 
jeunes  femmes  qui,  entre  la  matinée  et  le  bal,  ont  encore  une 
heure  à  donner  aux  pures  jouissances  de  l'esprit.  Les  fêtes  de 
janvier  ont  passé  sur  ce  premier-né  de  la  poésie,  en  1855, et 
après  elles  les  folles  joies  de  février.  Je  vous  donne  aujourd'hui 
le  livre  pour  l'un  des  plus  mélancoliques  qu'ait  vus  écloi-e 
notre  âge.  On  dirait  que  l'auteur  l'a  jeté  au  milieu  de  nos  plai- 
sirs frivoles,  comme  une  poignante  ironie.  Après  l'avoir  lu 


REVUE  DE  PARIS.  101 

avec  r.n  charme  inquiet  et  pensif,  on  se  demande  si  c'est  là  cette 
voix  connue ,  et  <iiiel  poids  de  secrète  douleur  cliacun  des  jours 
écoulés  a  laissé  sur  celte  anie.  On  remonte  alors ,  avec  une  pieuse 
synipalliie ,  la  pente  de  cette  poésie  si  limpide  et  si  fraîclie  dans 
sa  source,  cherchant  comment  des  premières  inspirations  ont 
pu  naître  les  dernières.  Celles-ci  nous  ont  ramené  à  ce  volume 
delSîîC),  si  délicat,  si  gracieux,  si  jeune.  Nous  l'avons  relu  sous 
rémotion  toute  récente  des  poésies  nouvelles  ,  et  nous  avons 
cru  entrevoir  dans  ces  œuvres  successives  une  triple  transforma- 
tion dont  nous  essaierons  de  retracer  l'histoire. 

Nous  ne  raconterons  pas  la  vie  de  M'""  Tastu  ;  la  vie  d'un 
honuiie  se  raconte;  celle  d'une  femme,  quelque  célébrité  qui 
s'attache  à  son  nom ,  doit  rester  ensevelie  dans  le  mystère  du 
foyer  domestique.  La  biographie  (|ui  s'empaie  de  l'humble  des- 
tinée d'une  femme  pour  la  produire  aux  regards  ,  enlève  aux 
œuvres  de  cette  femme  quelque  chose  de  leur  parfum.  Laissons 
donc  à  M'"''  Tastu  le  chaste  voile  qu'elle-même  a  voulu  étendre 
sur  ses  jours.  M.  deLamartinecompare  les  |)oètes  ii  ces  oiseaux 
(le  passage  qui  suivent  le  courant  de  l'onde ,  et  qui  chantent  loin 
(les  bords.  C'est  là  toute  Thisloire  de  M""' Tastu:  le  monde  ne 
connaît  d'elle  que  sa  voix ,  et  les  chants  de  cette  voix  ont  laissé 
;iu  silence  qui  se  fait  autour  de  l'épouse  et  de  la  mère  toute  sa 
pureté. 

En  182f),  un  volume  parut  sous  ce  titre  :  Poésies,  par  M™" 
Amahle  Tastu.  Des  morceaux  qui  formaient  ce  volume  quel- 
(pies-uns,  insérés  déjà  dans  divers  recueils  ,  avaient  annoncé 
un  poète.  L'auteur,  disait-on,  était  une  jeune  femme,  plusieurs 
fois  elle  avait  conquis  la  palme  aux  Jeux-Floraux,  cette  Acadé- 
mie de  pi'ovince  qui  conserve  encore  son  renom  de  poésie,  sans 
doute  paice  que  née  sous  le  ciel  des  troubadours  elle  a  eu  pour 
aïeule  leur  muse  toujours  populaire.  Il  appartenait  à  l'Académie 
(le  Clémence  Isaure  de  couronner  M'"^'  Tastu.  On  disait  encore 
((ue  le  poète  avait  vu  le  jour  à  Metz ,  et  on  remarquait  qu'il 
empruntait  à  peine  au  midi  quelques-unes  de  ses  images,  gardant 
de  son  autre  patrie  la  netteté  de  la  pensée,  et  je  ne  sais  quelle 
grâce  un  peu  mâle  et  tièredans  son  langage. 

Ce  <iui  aidait  encore  au  succès  de  ce  volume,  c'est  que  l'on  y 
trouvait  mêlés,  dans  une  harmonieuse  fusion,  les  mérites  divers 
des  deux  écoles  qui  se  partageaient  alors  la  |)oésie  et  la  critique- 

17. 


202  REVUE  DE  PARIS. 

respect  pour  la  tradition  dans  le  style ,  et  dans  le  fond  des 
idées  liberté  pour  l'inspiration.  Fallait-il  voir  en  ceci  le  noble 
effort  d'nn  esprit  concluant  ?  C'était  aussi,  je  crois,  le  dévelop- 
pement naturel  d'un  génie  sobre  et  réservé.  Dans  ce  volume, 
rien  qui  semble  fort  personnel  au  premier  abord.  Les  sentimens 
que  le  poêle  exprime,  nul  doute  qu'il  les  ait  éprouvés.  Sous  ses 
créations  les  plus  diverses  ,  et ,  si  j'ose  parler  ainsi ,  les  plus 
désintéressées,  on  sent  un  cœur  qui  bat  ;  mais  ces  créations , 
mais  ces  sentimens  empruntent  leur  vêlement  à  l'imagination  de 
l'écrivain.  Il  est  artiste  d'abord  ,  artiste  avec  son  ame,  recon- 
naissons-le bien,  moins  préoccupé  toutefois  du  mouvement  de  la 
pensée  que  de  l'harmonie  de  sa  parole.  Ce  contras  le  d'une  in- 
spira lion  naïve  et  d'une  forme  savante  est,  dans  certaines 
familles  de  poêles,  le  plus  haut  degré  de  la  perfection.  Ajou- 
tons que  dans  l'œuvre  d'une  jeune  femme  il  est  à  lui  seul  une 
poésie.  Il  répand  sur  celle  pensée  qui  se  laisse  seulement  entre- 
voir- le  charme  souverain  d'une  pudique  beauté. 

Tel  est,  selon  nous,  le  caraclêre  général  de  ce  premier  recueil, 
chaste  pensée  déjeune  fille  et  déjeune  femme,  sous  une  sévère 
expression  d'artiste. 

Les  morceaux  dont  il  se  compose  rentrent  dans  deux  classes 
différentes.  Les  uns  appartiennent  à  cet  art  intermédiaire  que 
nous  avons essayédedéfinir;lesautresémanenlplusdirecteraent 
del'ame  du  poète. 

Arrêtons-nous  un  moment  aux  premiers.  C'est  d'abord  une 
belle  et  noble  élégie  qui  a  pour  titre:  Les  Oiseaux  du  Sacre. 
Ce  fut,  il  nous  en  souvient,  quelque  chose  de  louchant  que  cette 
voix  qui  s'éleva  gémissanle,  parmi  toutes  celles  qui  saluaient  l'a- 
vénementd'un  nouveau  règne.  Cette  voix  n'avait  ni  malédictions 
pour  le  passé,  ni  prophéties  menaçantes  |)ourravenir:  elle  priait 
pour  ceux  qui  souffrent.  Une  autre  élégie ,  Lyon  en  1793,  ap- 
partient sinon  à  la  même  époque ,  du  moins  à  la  même  inspira- 
tion ,  l'amour  de  la  patrie.  La  France  trouvait  toujours  dans 
M"*  Taslu  une  interprèle  digne  d'elle.  Tout  à  l'heure  elle  plaidait 
éloquemment  la  cause  de  la  liberté  ;  que  le  Louvre  prête  aux 
œuvres  de  l'industrie  française  ses  royales  galeries,  le  poète  aura 
des  chants  pour  les  trésors  de  notre  industrie.  Disons  cependant 
qu'il  y  a,  dans  ces  divers  essais  d'élégie  nationale,  plus  de  ta- 
lent de  style  que  de  véritable  poésie;  j'en  excepterais  toutefois 


REVUE  DE  PARIS.  205 

V Enfant  de  Canaris,  qui  se  distingue  par  une  sorte  d'inspi- 
ralion  maternelle. 

Approchons-nous  davantage  de  l'ame  du  poète: l'amour  de 
l'art  est  une  de  ses  passions  les  plus  vives;  aussi  y  a-t-ildansle 
recueil  tout  un  côté  où  l'art  a  déposé  ses  révélationsles  plus  in- 
times, ses  émotions  les  plus  vraies,  et  qu'il  a  consacré  de  ses 
noms  les  plus  chers,  Lamartine,  C.  Delavigne,  'Victor  Hugo, 
Béranger,  Sleuben,  puis  sur  tous  ces  noms  aimés,  l'ombre  de  ce 
nom,  Shakspeare.  On  n'a  pas  oublié  le  beau  tableau  de  la  valléede 
grand  Rutii;il  a  inspiré  à  Mra'îTastu  l'une  de  ses  compositions  les 
plus  heureuses.  Si  le  pinceau  de  Steuben  est  énergique  et  fort, 
la  voix  du  poète  aussi  est  ferme  et  sonore.  On  se  souvient  de  la 
gracieuse  épitre  de  M.  de  Lamartine  à  l'auteur  des  Messéniennes 
et  de  la  spirituelle  réponse  de  celui-ci.  Les  deux  pavillons  se  sa- 
luaient en  chantant.  Une  femme  écoulait,  du  bord  ,  ce  merveil- 
leux dialogue,  et  reportait  aux  deux  rivaux  les  vœux  et  les  sym- 
pathies de  la  France.  C'était  encore  M"""  Tastu.  Mais  avant  ce 
morceau  des  Deux  Poètes,  il  faut  placer  le  fragment  délicieux 
adresser  à  la  fille  de  51.  Cli.  nodier.  Quelque  temps  auparavant, 
M^^Tartu  payait  dignement  à  la  mémoire  de  W^^  Dufrénoy  la 
dette  de  la  France  et  delà  poésie.  Cette  dette  était  aussi  la  sienne, 
car  elle  avait  reçu  de  M"""  Dufrénoy  ces  traditions  de  beau 
langage  qu'elle  continuait  avec  gloire.  Le  Chant  de  Saphoau 
bûcher  d'Érmne  est  une  belle  création  lyrique. C'est  le  com- 
mentaire d'une  ode   fameuse,  bien  des  fois  reproduite.Mais  ici 
l'image  dÉrinne ,  morte  dans  toute  la  pureté  du  jeune  âge  tem- 
père chastemenlThymne  passionné  de  Sapho.  La  Chambre  de  la 
Châtelaine  est  une  élégante  imitation  de  Mathurin,  et  le  Barde , 
la  Mer,  l'Odalisque,  n'ont  rien  jierdu,  en  passant  dans  notre 
langue,  de  la  grâce  mélancolique  et  sérieuse  de  Thom.Moore. 
Ces  œuvres  diverses,  où  tant   d'ame  entrait  dans  l'imita- 
tion ,  étaient  pour  le  talent  de  M™"  Tastu  un  exercice  puissant, 
qui  hâtait  sa  maturité.  Par  ces  luttes  avec  Mathurin  et  Tho- 
mas Moore,  elle  se  rapprochait  peu  à  peu  de  Shakspeare.  Lors- 
qu'enfin  elle  vint  à  lui  ,  elle  avait  certes  dans  le  style  assez 
de  vigueur  pour  traduire  la  scène  de  Brulus  et  de  Porcia, 
assez  de  souplesse  pour  reproduire  les  adieux  de  Roméo  et 
de  .luliette;  et  pour  réduire  le  chant  de  Titania  qui  s'en- 
dort.ou  les  lamentations  du  roi  Lear,  la  grâce  pouvait-elle 


204  REVUE  DE  PARIS. 

jamais  manquer  Ji   son  langage,  la  sensibilité  à  son  cœur? 

Le  choix  de  ces  imitations ,  la  manière  dont  elles  étaient  con- 
çues ,  tout  en  révélant  les  prédilections  du  poète  et  ses  pensées 
les  plus  habituelles,  décelaient  déjà  dans  son  talent  un  côté  plus 
intime.  J'arrive  à  cette  seconde  partie  du  recueil. 

Deux  morceaux  la  résument  tout  entière  :  l'un  avec  plus  de 
grâce  ,  les  Fetiilles  du  satile  ,•  l'autre  avec  plus  de  profondeur 
et  sous  une  forme  consacrée  par  le  catholicisme,  rjnge  gar- 
dien. Retour  mélancolique  sur  le  passé ,  regard  déjà  timide  et 
oraintif  jeté  du  côté  de  l'avenir,  telle  a  été  l'inspiration  communede 
ces  deux  pièces.  A  la  première  la  rêverie  a  donné  ce  qu'elle  a 
de  plus  suave  ;  sur  la  seconde  la  foi  a  répandu  ce  <iue  ses  mys- 
tères ont  de  plus  touchant  ;  car  il  y  a  de  lune  et  de  l'autre  dans 
l'ame  du  i)oète ,  une  rêverie  douce  et  une  foi  sans  mysticisme. 
De  cette  foi  simple  et  tolérante  est  née  encoi'e  la  Veille  de  Noël, 
une  charmante  élégie.  N'oublions  pas  le  pèlerinage  à  la  Cha- 
pelle de  Notre-Dame  de  Consolation,  dans  les  Pyrénées,  et 
une  belle  étude  (|ui  a  pour  titre  :  les  Saisons  du  Nord;  le  Nord 
et  le  Midi,  les  deux  i»atries  de  &!'»«  Tastu. 

Tel  est  ce  premier  volume.  Vous  le  voyez  :  maturité  de  cœur 
et  jeunesse  d'imagination,  rêves  déjeune  femme,  déjà  consacrés 
j)ar  ce  que  le  sentiment  du  devoir  a  de  plus  élevé,  la  conscience 
de  plus  délicat.  C'est  la  première  époque  de  la  vie  de  notre  poète, 
et  c'est  aussi  la  première  manière  de  son  talent.  Au  dehors, 
quelque  chose  d'indécis  encore  et  de  fiottant;  mais  au  dedans, 
une  base  profonde  et  sûre.  Maintenant  un  peu  de  soleil  et  de 
gloire  à  celte  piemière  fleur  de  poésie. 

11  y  a  telle  nature  de  i>oète  chez  (jui  le  génie  éclate  tout  d'a- 
bord sous  la  forme  «pii  lui  est  !)ropre.  Ceux-là ,  dès  le  premier 
vers  qui  leur  échai)pe,  le  monde  sait  où  ils  vont  et  quelle  pas- 
sion les  mène.  D'autres,  au  contraire,  se  laissent  aller  à  tout 
vent  de  poésie  ,  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  trouvé  le  souffle  qui  con- 
vient à  leurs  ailes.  Ils  façonnent  en  mille  essais  divers  ce  nier- 
veilleux  instrument  du  style,  et  ils  rap|)liquent  à  toutes  choses  : 
ici ,  chantant  un  hymne  à  la  partrie  ;  là  ,  exhalant  la  foi  de  leur 
ame  dans  quelque  pieux  cantique  ;  ailleurs,  se  passionnant  pour 
Part  et  pour  ses  créations;  ailleurs  encore,  se  servant  de  <|ue!- 
que  nom  antique  pour  y  cacher  timidement  une  i)ensée  indivi- 
duelle; partout  enfin,  se  préparant  à  bien  recevoir  la  destinée 


REVUE  DE  PARIS.  203 

que  leur  fera  le  temps.  M™e  Tastii ,  par  son  premier  recueil ,  se 
rallacliait  à  celle  famille. 

L'année  1iS2'J  nous  a|)|!orla  un  second  volume  qui  annonçait 
<|u'une  révolution  s'était  accomplie  dans  le  talent  du  poète.  Je 
veux  parler  des  Chroniques  de  France. 

II  y  a  dans  la  vie  de  l'homme  un  moment  qui  aurait  dû  occu- 
per plus  long-temps  la  pensée  des  moralistes  :  c'est  le  moment 
qui  suit  la  première  jeunesse ,  quand  l'âge  mùr  est  loin  encore. 
Ce  sont  après  les  ferventes  années  quelques  jours  d'apaisement 
et  de  quiétude.  Tout  commence  à  se  calmer  au  dedans  de  l'homme; 
il  s'arrête  alors  et  se  repose  quelque  temps  dans  un  heureux 
équilibre  de  toutes  ses  facultés.  Réconcilié  désormais  avec  les 
sévères  exigences  des  choses,  il  n'a  pas  dit  un  dernier  adieu  aux 
illusions  du  jeune  âge  ;  mais  il  les  repousse  dans  une  sorte  de 
lointain  où  chaque  jour  elles  s'effacent  davantage;  moment 
unique  dans  la  vie,  et  qui  tire  toute  sa  beauté  de  ce  merveilleux 
accord  entre  L-»  destinée  terrestre  de  notre  ameetses  immortelles 
espérances. 

Ce  moment  s'annonce  chez  les  poètes  jjar  des  œuvres  pacifi- 
ques (pii  ne  naissent  pas  fatalement  de  la  passion ,  mais  du 
libre  choix  de  l'intelligence.  Prenons  dans  son  ensemble  le  dé- 
veloppement poétique  de  M.  de  Lamartine.  Il  débute  par  ses 
Premières  Méditations  :  là ,  c'était  bien  l'ame  chantant  ses 
douleurs,  et  jamais  douleuis  plus  poignantes  ne  débordèrent 
par  la  poésie.  Vient  alors  dans  la  carrière  de  ce  noble  génie  le 
moment  dont  nous  parlions.  Les  Nouvelles  Méditations  l'an- 
nonçaient déjà  par  la  molle  insouciance,  et  aussi  parle  caractère 
déjà  plus  extérieur  de  l'inspiration  :  le  poète  est  sorti  de  ce  bril- 
lant tourbillon  qui  l'emportait,  haletant,  dans  les  voies  de  l'in- 
fini. Il  a  encore  les  yeux  fixés  sur  le  ciel;  mais  il  regarde  quel- 
quefois à  terre;  il  chante  Saphosurle  mode  antique;  ils'empai-e 
de  la  tragique  histoire  de  Napoléon  ;  il  essaie  à  loisir,  dans  cet 
admirable  morceau  des  Préludes,  tous  les  tons  de  la  muse.  La 
Mort  de  Socrate  révèle  plus  profondément  encore  la  l'évolution 
qui  s'opère,  et  le  dernier  chant  de  Childe-Harold  nous  la  mon- 
tre accomplie;  —  puis  le  poète  retourne  à  son  sillon  primitif, 
et  les  Harmonies  vont  éclore. 

Le  talent  de  M"""  Tastu  a  suivi  une  route  singulièrement 
analogue.  Nous  avons  vu  ([uel  il  a  été  à  son  début,  gracieuse 


206  REVUE  DE  PARIS. 

alliance  d'un  art  élégant  et  d'une  noble  individualité.  Parvenu 
à  son  second  âge ,  il  se  met  à  l'aise  dans  les  Chroniques  de 
France.  Cette  époque  a  été  pour  M^^  Tastu  celle  des  patientes 
études  et  des  veilles  choisies  ;  de  ces  veilles  et  de  ces  études ,  les 
Chroniques  sont  nées.  Si  le  poète  s'en  est  tenu  à  ce  premier 
essai  ,  ce  n'est  pas ,  certes,  que  son  essor  l'ait  trahi ,  mais  les 
acclamations  ont  manqué  à  sou  œuvre  ;  mais  les  soucis  de  ce 
monde  sont  venus;  mais  enfin,  elles  passent  vite  pour  les 
poètes  lyriques  ces  années  paisibles  où  le  talent  s'épanche  d'un 
cours  limpide  et  égal. 

A  chaque  grande  époque  de  notre  histoire ,  M™«  Tastu  dérobe 
un  souvenir  qu'elle  revêt  élégamment  de  la  couleur  de  celte 
époque.  Aux  temps  religieux  ,  elle  emprunte  cette  délicieuse 
légende  des  Amans  de  Clermont ,  que  Grégoire  de  Tours  nous 
a  conservée.  Aux  temps  barbares ,  le  Meurtre  des  enfans  de 
Clodomir;  et  à  l'âge  chevaleresque ,  la  glorieuse  défense  du  châ- 
teau de  Pontorson.  Ces  divers  récils ,  les  deux  premiers  surtout, 
sont  empreints  d'un  charme  attendrissant  :  ce  n'est  pas  la  grâce, 
c'est  la  vigueur  qui  leur  manque.  Je  me  hâte  d'arriver  à  ce  que 
jime  xastu  a  nommé  les  temps  politiques  de  l'histoire  de  France. 
Les  Scènes  de  la  Fronde  ont  un  mérite  de  couleur  qui  n'a  pas 
été  assez  remarqué.  C'est  une  piquante  comédie  pour  laquelle 
on  désirerait  l'éclat  de  la  représentation ,  si  une  ovation  popu 
laire  pouvait  jamais  valoir ,  pour  la  chaste  muse ,  le  demi-jour 
de-sa  solitude.  Quoi  qu'il  en  soit ,  ces  scènes  si  heureusement 
dialoguées  révèlent  tout  un  côté  nouveau  dans  ce  talent  déjà  si 
souple  et  si  varié.  Le  coadjuteur  ,  Mazarin ,  Condé,  .4nne  d'Au- 
triche ,  ne  parlent  pas ,  dans  les  écrits  contemporains ,  une 
langue  plus  vraie  et  plus  conforme  à  leur  caraclère.  C'est  un 
mérite  peu  commun  que  d'avoir  fait  de  la  Fronde  une  comédie 
nouvelle ,  après  les  mémoires  du  cardinal  de  Retz.  La  voici 
cependant  :  elle  commence  dans  l'oratoire  de  la  reine  ,  et  se 
dénoue  sur  l'escalier  où  Guitaut  somme  le  grand  Condé  de  lui 
remettre  son  épée. 

Tout  autre  est  le  mérite  des  Cent-Jours .  brillante  esquisse  des 
temps  modernes.  Là,  c'était  l'étude  paliente  qui  reconstruit ,  la 
verve  originale  qui  rend  à  une  langue  morte  sa  vivacité  naturelle; 
ici  c'est,  dans  son  essor  le  plus  hardi,  le  mouvement  lyrique. 
Napoléon  a  sa  page  dans  les  plus  beaux  livres  de  notre  époque. 


REVUE  DE  PARIS.  207 

Celui-ci ,  je  le  crains ,  ne  laissera  pas  trace  profonde  après 
lui;  mais  dans  cette  partie  du  moins,  si  le  sujet  est  grand  ,  le 
poète  l'est  aussi. 

Tel  est  ce  second  recueil ,  souvent  plein  d'éclat  et  de  charme 
dans  le  détail ,  mais  dépourvu  dans  son  ensemble  d'une  origi- 
nalité véritable.  Tout  ce  quele  talent  a  pu  sans  une  forte  inspi- 
ration ,  il  l'a  fait.  Le  livre  est  une  erreur  peut-être ,  mais  quel- 
ques erreurs  de  cette  portée  suffiraient  à  la  renommée  d'un 
poète. 

Après  s'être  un  moment  reposé  dans  la  Mort  de  Socrate  et 
dans  le  Pélerinagç  iVHarold,  la  méditation  de  M.  de  Lamar- 
tine brise  son  enveloppe  d  ramatique  ,  et  s'épanouit  de  nouveau 
sous  sa  forme  élégiaque.  Victor  Hugo  ,  après  les  Orientales  y 
cet  épisode  éblouissant  de  son  épopée  lyrique ,  est  rentré  ,  à 
son  tour,  dans  la  poésie  individuelle,  et  nous  avons  eu  les 
Feuilles  d'automne.  Les  Chroniques  de  France  sont ,  dans 
l'œuvre  de  M"«  Tastu ,  l'anneau  qui  lie  aux  poésies  anciennes 
les  Poésies  nouvelles. 

Ace  littéraire  développement  d'une  pensée  de  choix ,  voici 
que  succède  quelque  chose  de  plus  intime  et  de  plus  spontané. 
Par  cette  libre  et  patiente  étude,  le  poète  a  donné  à  son  style 
une  allure  plus  vive  ,  et  à  son  rhylhme  plus  de  fermeté.  L'in- 
spiration est  ensuite  venue  d'elle-même.  D'elle-même!  oh!  non 
pas;  elle  est  née  de  l'irrésistible  fatalité  des  choses. 

Ce  serait  méconnaître  ce  qu'il  y  a  de  profond  dans  celte  inspi- 
ration ,  que  d'en  dire  qu'elle  est  uniquement  personnelle.  Voilà 
bien  encore  des  regrets  qui  suivent  le  passé  dans  sa  fuite,  des 
craintes  qui  s'attachent  à  l'avenir,  toutes  les  anxiétés  enfin  d'une 
destinée  pour  laquelle  la  gloire  et  la  vertu  ont  seules  porté 
leurs  fruits.  Mais  alors  même  que  le  poète  exhale  sa  propre 
plainte ,  une  plainte  plus  haute  et  plus  solennelle  s'y  mêle  sour- 
dement. Ce  gémissement  isolé  se  perd  dans  le  gémissement  de 
tous.  Cette  souffrance  solitaire  s'agrandit  de  celle  de  tout  un 
monde.  Dans  cette  voix  qui  se  plaint  tout  bas ,  c'est  tout  un 
siècle  qui  se  lamente. 

Voilà,  si  je  ne  me  trompe ,  le  caractère  nouveau  de  ce  livre , 
et  c'est  à  ce  prix  que,  de  nos  jours,  on  achète  l'originalité. 

Quel  est  donc  ce  mal  du  siècle  qui  fait  ombre  jusque  sur  la 
douce  pensée  d'une  femme?  c'est  le  mal  de  toutes  les  époques 


208  RE^TJE  DE  l'ARlS. 

de  transition,  de  tous  les  âges  où  la  société  se  transforme,  l'in- 
certitude en  toutes  choses,  car  je  ne  voudrais  pas  écrire:  le 
scepticisme. 

Passé  qui  emporte  avec  la  jeunesse  le  souvenir  des  premiers 
succès ,  avenir  qui  s'avance  inconnu  et  qui  ne  réfléchit  sur  le 
présent  aucun  des  biens  que  la  Providence  lui  réserve,  placé 
entre  ce  délaissement  cruel  et  celte  douloureuse  attente,  le  poète 
chante  encore,  mais  sa  voix  a  toute  la  tristesse  des  jours  voilés 
de  cet  automne  de  l'humanilé.  S'U  dérobe  encure,  comme  autre- 
fois, à  l'Angleterre  quelques  fleurs  de  sa  poésie,  ce  ne  sont  plus 
les  suaves  chansons  de  Thomas  Moore,  où  la  mélancolie  n'est 
qu'une  grâce  de  plus,  ce  sont  les  élégies  de  miss  E.  Landon,  ou 
celles  de  W^  Felicia  Ilemans.  Shakspeare  enfin  n'est  plus  le 
génie  qu'elle  environne  de  son  culte ,  et  dont  elle  s'essaie  à  re- 
produire les  beautés  ;  c'est  Dante  celte  fois ,  Dante  lui-même , 
non  plus  ses  fictions ,  Dante  en  ce  qu'il  a  de  plus  tragique,  ses 
imprécations  sur  Florence....  Mon  Dieu  !  le  glaive  est  donc  entré 
bien  profondément  dans  cette  ame  ! 

Ce  nouveau  recueil  reproduit  assez  souvent  les  mêmes  sujets 
que  le  premier  ;  mais  comme  on  sent  bien  qu'entre  l'un  et  l'autre 
dix  ans  se  sont  écoulés ,  et  que  le  poète  a  jeté  dans  ces  flots  ra- 
pides de  sa  vie  bien  des  illusions  d'autrefois  !  On  avait  remarqué 
dans  cet  autre  volume  une  belle  élégie  qui  avait  pour  titre  to 
Mendiante.  Oh!  (ju'il  y  a  bien  une  autre  énergie  dans  le  mor- 
ceau sur /a  Pauvreté!  celte  fois  le  poète  a  touché  de  sa  main 
les  misères  humaines  ;  le  spectacle  de  la  réalité  est  une  muse 
terrible.  Dans  une  gracieuse  composition  du  premier  recueil, 
l'Jnge  r/ardien,  M'"»  Tastu  passait  en  revue  les  époques  di- 
verses de  sa  vie,  celles  qui  avaient  fui  avec  ses  jeunes  pensées, 
et  celles  qui  venaient  lui  apportant  la  gloire  et  lui  promettant 
le  bonheur.  Le  Drame  nous  offre  ici  la  même  image  ;  mais 
quelle  différence,  grand  Dieu!  et  comme  les  couleurs  ont 
changé!  Nous  admirions  le  T/mn^  de Sapho  au  bûcher  d'É- 
rinnc,  et  nous  sentions  comme  le  souffle  d'une  inspiration 
récente  dans  celte  belle  étude  de  la  passion  antique.  Oh!  qu'elle 
éclate  maintenant  avec  plus  de  vigueur  dans  le  chant  du  poète 
au  tombeau  de  M'""  Élisa  Guizot!  On  a  pu  voir  çà  et  là  ,  dan;; 
les  précédentes  élégies ,  quelque  défiance  des  hommes  et  des 
événemens;  mais  la  timide  ci'ainte  d'alors  se  nomme  aujour- 


REVUE  DE  PARIS.  20Î) 

d'hui/e  Découragent ent,  et,  .-iiix  mauvais  jours,  le  Tentateur. 
M™"  Taslu  est  demeurée  fidèle  à  toutes  les  sympathies  de  ses 
années  adolescentes  ;  mais  par  ce  côté  encore ,  le  scepticisme 
est  entré  quelquefois  dans  son  cœur.  Relisez  les  belles  stances 
qu'elle  adresse  i>  M.  de  Chateaubriand  ,  et  la  messénienne  que 
lui  inspire  le  convoi  de  M.  de  La  Fayette.  Quelques  morceaux 
encore  portent  profondément  la  date  de  ce  temps-ci  :  ainsi  ./c* 
Migrations ,  admirable  élégie  où  la  simplicité  du  rhythme  aide 
encore  à  l'émotion  qui  naît  de  la  pensée,  le  Christ  au  Tombeau, 
les  Dieux  s'en  vont!  lamentables  échos  de  ce  doute,  autre 
tourment  de  notre  âge.  Mais  où  donc,  ô  poète  !  est  cette  foi  de 
la  jeunesse  qui  mettait  sur  vos  lèvres  ces  doux  cantiques  à  la 
Vierge? 

Voici  dans  ce  talent  un  autre  signe  de  sa  transformation  nou- 
velle. Il  est  de  la  nature  de  certains  génies,  quand  ce  n'est  plus 
le  premier  élan  du  cœur  qui  les  porte,  de  se  développer  par  mo- 
mens ,  sous  leur  aspect  pittoresque ,  au  détriment  du  côté  ly- 
rique. Je  veux  dire  qu'à  certaines  heures,  les  brillantes  fantai- 
sies de  l'esprit  prennent  la  place  de  l'inspiration.  Nous  avons 
loué  dans  les  Scènes  de  la  Fronde  la  verve  ingénieuse  du  style; 
on  la  retrouvera ,  non  moins  piquante  ,  dans  les  morceaux  qui 
ont  pour  titre  :  Le  Cabinet  de  Robert  Estienne  ,  Mon 
Royaume,  la  Mansarde,  surtout  dans  le  poème  étincelanl  de 
Peau  d'âne.  Le  poète  a-t-il  voulu  raconter  ici,  sous  forme  allé- 
gorique, la  vie  toute  matérielle  du  siècle?  On  le  dit ,  mais  je  ne 
puis  le  croire.  Cette  pensée  ne  ressort  pas  assez  nettement  du 
récit;  de  loin  en  loin  elle  s'y  montre,  mais  sans  le  domine.". 
Laissons  ce  conte  aux  fées  qui  l'ont  dicté.  Redites-nous,  fée  des 
lilas,  les  aventures  de  la  belle  infante!  Pour  ma  part,  je  remercie 
M™"  Tastu  de  m'avoir  fait  relire  dans  Perrault  ce  conte  de  Peoî^ 
d'âne,  et  après  celui-là...  tous  les  autres. 

Nous  citerons  en  finissant  un  morceau  qui  justifie  nos  éloges, 
et  qui  résume  les  divers  points  de  vue  que  nous  venons  d'ex- 
poser, 

LA  MER. 

Laissez ,  ne  troublez  pas  l'heure  qui  m'est  donnée , 
Que  je  puisse  au  bonheur  reprendre  im  peu  de  foi  ! 

18 


110  REVUE  DE  PARIS. 

Innombrables  liens  dont  ma  vie  est  gênée  , 
Pensers  de  chaque  instant,  soins  de  chaque  journée, 
Laissez,  oh!  laissez-moi. 

Je  veux  oublier  tout,  oui,  tout  pour  cette  rive 
Où  la  mer  vient  briser  sa  majesté  plaintive. 
Je  veux  suivre  de  l'œil  ses  souples  mouvemens, 
Tendre  une  oreille  avide  à  ses  mugissemens , 
Et  mêler,  sur  le  bord  de  l'humide  étendue , 
A  son  souffle  puissant  une  haleine  perdue. 
Mais,  quoi  !  de  l'Océan  ce  n'est  là  qu'un  lambeau , 
Un  des  pans  azurés  de  son  large  manteau! 
II  faut  le  voir  aux  lieux  où  la  France  féconde 
Sent  contre  son  flanc  nu  battre  toute  son  onde. 
Pourquoi  pas?...  Demandez  à  l'invisilile  main 
Qui  de  mes  vœux  sans  cesse  a  barré  le  chemin  ; 
Demandez  à  ce  joug  qui  fait  ployer  ma  tête. 
Quand  k  se  redresser  il  la  sent  toujours  prête  ; 
Demandez  au  fardeau  qui  ralentit  mes  pas , 
Faits  pour  atteindre  un  but  qu'ils  ne  toucheront  pas. 

Vous  qui  vibrez  encor  dans  mon  ame  oppressée , 
Bruit  tonnant  de  juillet  qu'elle  traîne  après  soi , 
Du  sang  de  nos  martyrs  trace  à  peine  effacée, 
Laissez  au  gré  des  flots  s'endormir  ma  pensée , 
Laissez,  oh!  laissez-moi. 

Je  veux  oublier  tout ,  oui,  tout  pour  la  soirée 

Où  monte  de  l'été  la  plus  haute  marée. 

Entendez-vous  des  sons  étranges ,  inconnus , 

Du  profond  de  l'abîme  à  la  terre  venus  ? 

C'est  elle ,  c'est  la  mer.  qui ,  toute  frémissante , 

Semble  loucher  les  cieux  de  sa  hauteur  croissante. 

Écoutez  sur  le  roc  ces  coups  égaux  et  sourds , 

Pareils  aux  coups  lointains  du  canon  des  trois  jours. 

Qui  ne  la  connaît  pas  la  dirait  en  colère  : 

Tel  menace  et  rugit  l'Océan  populaire  ! 

Mais  sans  frein  apparent,  ce  courroux  solennel 

A  son  heure  marquée  et  son  but  éternel! 


REVUE  DE  PARIS.  911 

Cependant,  pauvre  barque,  il  te  brise  au  passage  , 
Et  charrie,  en  jouant,  tes  débris  sur  la  plage!... 
Humble  fortune ,  hélas  !  détruite  en  peu  de  coups , 
Sans  même  avoir  valu  l'effort  de  son  courroux!... 

Insupportables  cris  des  intérêts  servîtes  , 
S'arrachanl  les  lambeaux  de  l'éternelle  loi  ; 
Vains  débats  des  partis  ,  bruits  oiseux  de  nos  villes , 
Écho  toujours  grondant  des  discordes  civiles , 
Laissez ,  oh  !  laissez-moi. 

Je  veux  oublier  tout ,  oui,  tout  pour  le  navire 

Que  laisse  au  sein  du  port  le  flot  qui  se  retire. 

.le  veux  voir  décharger,  aux  lueurs  du  matin , 

Tous  les  dons  parfumés  de  l'Orient  lointain  ; 

Puis,  le  soir,  contempler ,  ces  voiles  repliées , 

Ces  cordages ,  ces  nœuds,  ces  lignes  déliées 

Qui  se  croisent  dans  l'air,  et  semblent  sur  l'azur 

Le  travail  délicat  d'un  pinceau  ferme  et  pur. 

Salut  au  pavillon  qui  joue  entre  ces  toiles, 

Et  porte  en  un  champ  bleu  treize  blanches  étoiles  ! 

C'est  pour  notre  triomphe  aujourd'hui  que  tu  viens! 

Le  tien  fut  notre  jour ,  ô  sœur ,  tu  t'en  souviens  : 

Salut,  et  vous.  Anglais,  qui,  nos  rivaux  naguères, 

A  YOix  haute  aujourd'hui  vous  proclamez  nos  frères , 

Comme  des  bras  amis  nos  ports  vous  sont  ouverts  ; 

Venez  !...  Mais  quelle  proue  a  sillonné  les  mers? 

Oh!  voyez,  on  dirait,  sur  les  vagues  fidèles , 

Un  oiseau  qui  reveint  au  nid  à  tire  d'ailes! 

Mes  yeux  me  trompent-ils  ?  Sur  nos  bords ,  en  plein  jour, 

Les  bannis  d'Holy-Rood  seraient-ils  de  retour  ? 

Ce  navire  à  la  fois  porte-t-il  à  la  France 

Leur  bannière  vieillie  et  leur  jeune  espérance? 

Non  :  s'il  a  pour  parrain  l'héritier  des  vieux  rois , 

C'est  que  le  temps  va  vite,  et  que,  depuis  dix  mois , 

Devers  le  pôle  austral  harponnant  la  baleine , 

Il  n'a  rien  vu ,  rien  su  :  de  la  grande  semaine , 

Rien  ;  d'un  roi  nouveau ,  rien  !...  Et  le  voilà  cinglant 

.\Yec  son  nom  proscrit  et  son  pavillon  blanc. 


212  REVUE  DE  PARIS. 

Arrachés  par  le  fer,  exhalés  dans  les  chaînes , 
Derniers  soupirs  de  ceux  qui  meurent  pour  leur  foi , 
Que  pousse  le  Midi  de  ses  lièdes  haleines , 
Que  le  souffle  du  Nord  apporte  de  ses  plaines , 
Laissez ,  oh  !  laissez-moi . 


Je  veux  ouhlier  tout,  oui ,  tout  pour  cette  brise 
Qui  laboure  à  grand  bruit  la  mer  houleuse  et  grise , 
Pour  ces  vagues  soupirs  tristement  modulés, 
Pareils  aux  longs  échos  des  orgues  ébranlés. 
On  dirait  quelquefois  un  concert  d'hymnes  saintes , 
Puis  un  murmure  sourd  de  reproche  et  de  plaintes  ! 
Ah  !  dans  ton  vol  vengeur  ,  messagère  du  Nord , 
On  te  verra  bientôt  nous  rapporter  la  mort. 
La  mort!  non  cette  mort  éclatante  et  parée 
Qui  dort  sur  un  drapeau ,  de  palmes  entourée , 
Et  nous  laisse  tomber  sous  un  glaive  vainqueur, 
Un  espoir  à  la  bouche ,  une  foi  dans  le  cœur  : 
La  mort  !  mais  sans  écho,  muette,  inattendue , 
En  subtiles  vapeurs  dans  les  airs  répandue. 
Qui  fondra  sur  ce  monde  à  de  vils  soins  livré , 
Sans  y  frapper  un  coup  digne  d'être  pleuré  ! 
Son  souffle  fanera,  vous  qui  vivez  de  fêtes , 
Les  couleurs  de  vos  fronts  et  les  fleurs  de  vos  têtes; 
Vous  qui  tendez  le  verre  aux  vins  étincelans , 
Elle  y  viendra  verser  ses  poisons  à  pas  lents. 
Voyez-la  se  dresser,  gens  d'argent  ou  d'intrigues , 
Entre  vous  et  votre  or ,  entre  vous  et  vos  brigues; 
De  privilèges  point  :  elle  se  prend  à  tout  ; 
D'asile,  de  rempart,  point  :  elle  entre  partout. 
Dépeuplant  sans  pitié  les  obscures  mansardes , 
Elle  franchit  les  seuils  environnés  de  gardes  ; 
Sans  respect,  des  palais  le  royal  escalier 
A  son  pied  redoutable  est  déjà  familier  !... 
Et  pourtant  pas  un  cœur  prêt  à  la  voir  paraître  ! 
Moi-même,  moi,  qui  sait?  je  l'attendrai  peut-être, 
Murmurant  à  voix  basse  un  chant  frivole  ou  vain , 
Sur  ma  lèvre  entr'ouverte  interrompu  soudain. 


REVUE  DE  PARIS.  213 

Hélas!  m'enviez-vous  Theiire  qui  m'est  donnée  , 
Souvenirs  pleins  de  trouble,  avenir  plein  d'effroi? 
Au  fond  de  cette  coupe,  à  ma  soif  destinée, 
Laissez  donc  retomber  la  lie  empoisonnée  , 
Laissez ,  oh  !  laissez-moi. 

Il  semble  que  le  poète  ait  trouvé  dans  la  sincérité  de  son 
inspiration  nouvelle  une  hardiesse  de  style  qu'il  n'avait  pas 
auparavant.  Ce  morceau  marque,  selon  nous,  le  point  le  plus 
élevé  qu'ait  encore  atteint  le  talent  de  M™^  Tastu ,  et  nous 
laisse  entrevoir  par-delà  une  belle  destinée  lyrique.  Espérons 
qu'elle  pourra  librement  conquérir  cette  destinée.  Où  serait 
donc  la  justice ,  si,  après  avoir  honoré  sa  vie  par  d'humbles  et 
saints  travaux ,  M™"  Tastu  ne  pouvait  pas  aussi  par  ses  chants 
honorer  de  nouveau  le  pays  et  la  poésie  ? 

Antoine  de  Latovr. 


18. 


HUiT  JOURS  AU  CHATEAU 


MONTFILLON. 


Je  désire  que  ce  récit  ne  paraisse  pas  à  mes  lecteurs  une  pré- 
tention de  faire  connaîtreles  mœurs  d'un  pays  que  j'ai  long-temps 
parcouru,  mais  quejenai  pas  eu  le  loisir  d'étudier;  c'est  une 
histoire  véritable ,  que  je  raconte  comme  elle  s'est  passée  ,  avec 
les  individus  et  les  caractères  tels  qu'ils  se  sont  montrés  à 
moi.  Cependant  il  peut  résulter  de  ce  récit  une  réflexion  qui , 
pour  ma  part,  m'a  semblé  juste  lorsqu'elle  m'a  été  faite  : 
c'est  que  nos  provinces  sont  pleines  d'habitudes,  de  préjugés,  de 
caractères,  qui,  habilement  mis  en  œuvre,  donneraient  ma- 
tière à  des  ouvrages  aussi  curieux  que  ceux  de  Walter  Scott  : 
personne  ne  peut  dire  aussi  beaux.  Si  je  me  trompe,  sesera  ma 
faute ,  et  je  prie  mes  lecteurs  de  me  la  pardonner. 

Au  mois  de  septembre  1831,  je  fus  appelé  par  quelques  affaires 
de  famille  dans  le  midi  de  la  France.  Je  partis  de  Paris  avec 
un  de  mes  amis ,  Ernest  de  MontfiUon  ,  un  assez  beau  jeune 
homme ,  qui ,  avec  de  l'esprit  et  un  grand  nom ,  écornait  en  assez 
mauvaise  compagnie  l'héritage  futur  qu'il  attendait  de  son  père, 
M.  le  marquis  de  MontfiUon.  Nous  montâmes  en  voiture  un 
hmdi  à  minuit,  elle  jeudi  suivant  nous  entrions  àsix  heures  du 
soir  dans  la  métropole  du  Languedoc.  Nous  avions  parcouru 
en  soixante-six  heures  les  cent  quatre-vingts  lieues  qui  séparent 
Paris  de  Toulouse.  On  peut  aller  plus  vile  quand  on  observe; 


REVUE  DE  PARIS.  213 

mais  ni  l'un  ni  l'autre  n';i\  ions  pensé  à  regarderparlaportièrede 
notre  voiture  pour  étudier  les  mœurs  et  riiistoire  des  pays  que 
nous  traversions.  Nous  avions  voyagé  dans  une  dormeuse,  gran- 
dement approvisionnée  de  cigares  et  de  vin  de  Bordeaux,  et,  en 
C43nséquence,  nous  avions  considéraljlementbu,  dorraiet  fumé. 
Enveloppés  dans  la  vapeur  de  nos  cigares,  comme  dans  un  de 
ces  nuages  enchantées  qui  voilent  les  voyages  rapides  des  fées , 
nous  n'avions  rien  vu  des  cent  quatre-vingts  lieues  qui  séparent 
Paris  de  Toulouse.  Arrivé  dans  la  ville  savante.je  sus  immédia- 
tement que  le  notaire  à  qui  j'avais  affaire  était  absent  pour  huit 
jours.  J'avais  donc  devant  moi  une  semaine  d'attente  et  d'ennui. 
Ernest  me  la  demanda,  et  vingt  minutes  après  notre  entrée  à 
Toulouse,  nous  étions  surla  route  de  Castres,  dans  une  diligence 
à  quatre  ou  cinq  coupés  juxta-posés  ;  façon  de  voiture  qui  met 
de  beaucoup  la  province  au-dessus  de  Paris  pour  le  confortable 
du  voyageur.  Nous  avions  pris  les  trois  places  du  coui)é  antérieur , 
moins  pour  nous  y  étendre  en  liberté  que  pour  y  continuer  à 
Taise  cette  effrayanteconsommation  de  cigares  qui  nous  absorbait 
merveilleusement  depuis  Paris.  Ce  fut  donc  dans  cette  atmos- 
phère, où  la  pensée  dort  et  où  l'image  des  objets  environnans 
pénètre  à  grand' peine,  que  nous  abordâmes  Castres ,  où  je  puis 
dire  que  nous  arrivâmes  de  plein  saut,  comme  si  nous  avions 
bondi  des  tours  de  Notre-Dame  sur  le  marché  à  arcades  de  cette 
ville  tisserande. 

Loi'sque  nous  fûmes  exposés  au  grand  air ,  sur  des  chevaux 
que  M.  de  MontfiUon  nous  avait  envoyés ,  nous  semblâraes  nous 
éveiller  d'un  long  sommeil ,  et  nous  regardâmes  d'un  air  tout 
surpris  le  pays  que  nous  parcourions ,  et  auquel  rien  ne  nous 
avait  j)réparés. 

Ce  petit  préambule  m'a  paru  nécessaire  pour  expliquer  l'éton- 
nement  que  j'éprouvai  à  l'aspect  de  la  contrée  que  je  parcourais 
et  au  contact  des  hommes  que  j'y  rencontrai.  Sans  cette  façon 
de  voyager ,  que  nous  ne  choisîmes  dans  aucun  but ,  je  me  serais 
probablement  fait  à  la  vue  de  nouveaux  costumes,  à  l'audition 
d'une  langue  qui  n'est  plus  le  français;  je  me  serais  usé,  en  cou- 
rant, la  nouveauté  de  la  vie  que  j'allais  mener,  je  me  serais 
averti  moi-même  que  j'allais  pénétrer  dans  l'intimité  de  ces 
dissemblances  qui  distinguent  la  province  de  la  capitale ,  dis- 
semblances dont  l'extérieur  m'eût  frappé,  ne  fût-ce  qu'en  tra- 


216  REVUE  DE  PARIS. 

versant  au  galop  une  rue  de  ChâLeauroux,  de  Limoges  ou  de 
Montauban. 

D'abord  nous  gravîmes  assez  lestement  une  route  en  galerie 
qui  saillissait  sur  le  flanc  de  l'une  des  hautes  collines  qui  com- 
mencent la  montagne  Noire.  Nous  étions  suivis  par  une  sorte 
de  paysan  mal  endimanché ,  portant  un  gilet  rouge  qui  ne  recou- 
vrait pas  la  naissance  d'un  pantalon  bleu,  dont  l'ampleur  pos- 
térieure se  plissait  disgracieusement  à  ses  reins  par  le  tirage 
forcé  des  bretelles  ;  une  veste  grise ,  et  plus  exiguë  encore  que 
le  gilet, complétait raccoutrement.  Lorsque  nous  étions  montés 
achevai.  Jacquet,  dont  j'avais  usurpé  la  monture,  avait  ôté 
ses  souliers  et  ses  bas  pour  nous  suivre  à  pied  ;  ceci  me  parut 
une  profonde  intelligence  de  l'usage  des  souliers  ;  du  reste ,  le 
trot  de  nos  roussins  ne  dépassait  jamais  le  pas  rapide  du  jeune 
gaillard  ;  et  lorsqu'il  y  avait  une  montée,  il  avait  l'obligeance  de 
nous  attendre.  Alors  il  s'asseyait  sur  une  pierre  et  nous  regardait 
avec  une  curiosité  singulière.  Je  demandai  à  Ernest  si  ce  n'était 
pas  un  garçon  de  ferme  qu'on  nous  avait  envoyé. 

—  Bon  !  me  répondit-il ,  mon  père  ne  traite  pas  si  lestement 
l'héritier  futur  de  son  nom  ;  c'est  son  valet  de  chambre  qu'il  m'a 
député  ,  et  celui-ci  vient  de  me  dire  que  l'intendant  est  désolé 
de  s'être  donné  un  coup  de  ))isaigue  au  pied  en  équarrissant 
une  poutre;  ce  qui  l'empêchait  de  venir  lui-même  au-devant  de 
moi. 

Le  valet  de  chambre  nu-pieds  et  l'intendant  équarrissant  une 
poutre  allaient  commencer  la  série  de  mes  étonnemens,  et  don- 
ner lieu  de  ma  part  à  quelques  questions ,  lorsque  Jacquet  s'ar- 
rêta tout  d'un  coup  et  parut  écouter.  Ernest  lui-même  suspendit 
le  trot  de  son  cheval,  et  j'entendis  un  hââou  éloigné  et  plaintif 
qui  gémit  dans  l'air  comme  le  son  du  cor.  Un  autre  cri  du  même 
genre ,  mais  dont  la  note  aiguë  attestait  une  voix  de  femme,  ré- 
pondit à  cette  espèce  d'appel. 

—  Est-ce  quelqu'un?  dit  Ernest  en  s'adressant  à  Jacquet. 

—  Non ,  monsieur  le  marquis ,  répondit  celui-ci  ;  ce  sont  les 
tessiers  (tisserands)  de  Mazamet  qui  houpent  les  filles  de  Mont- 
lîllon. 

Un  moment  après  ,  nous  entendîmes  répéter  le  premier  cri  ; 
le  second  lui  répondit  encore ,  et  sur-le-champ  ce  fut  des  deux 
côtés  de  la  montagne  un  duo  de  hââou  masculins  et  féminins, 


REVUE  DE  PARIS.  217 

c]ui  devenaient  plus  pressés,  à  mesure  que  les  deux  groupes  qui 
les  poussaient  se  rapprochaient  davantage. 

—  Êtes- vous  curieux  de  voir  nos  ouvriers  dans  leurs  atours  ? 
me  dit  Ernest. 

—  Celui-ci,  lui  répondis-je  en  montrant  Jacquet,  m'en  donne 
une  suffisante  idée. 

—  Celui-ci,  reprit  Ernest,  est  une  dégénérescence  du  monta- 
gnard pur,  un  paysan  delà  plaine,  corrompu  dans  la  civilisa- 
tion toulousaine ,  où  il  accompagne  mon  père  tous  les  hivers. 
Celui-ci  est  un  de  ces  êtres  transitoires  entre  les  espèces ,  exis- 
tence presque  toujours  ridicule  et  incomplète  dans  tous  les  or- 
dres ;  c'est  le  singe  entre  l'homme  et  la  bête ,  l'huitre  entre  ra- 
nimai et  le  végétal. 

—  Voyons  donc  l'espèce  dans  sa  pureté. 

—  Jacquet,  dit  Ernest,  je  voudrais  voir  les  tessiers. 

—  Oui ,  monsieur  le  marquis ,  dit  Jacquet  avec  une  obéis- 
sance qui  était  accoutumée  à  ne  demander  compte  d'aucun 
ordre. 

Aussitôt  il  s'arrêta  pour  prendre  haleine,  et  lança  dans  l'air 
trois  hààou  qui  retentirent  long-temps  dans  les  leplis  de  la  mon- 
tagne; la  réponse  nous  arriva  bientôt,  eflious  nous  remîmes  en 
marche. 

—  Voilà  une  manière  de  correspondance  qui  vaut  bien  les 
télégraphes  !   dis-je  à  Ernest. 

—  Oh!  me  répondit-il ,  si  vous  connaissiez  cette  langue,  elle 
vous  charmerait  à  entendre.  C'est  au  printemps,  quand  la  saison 
amourache  toutes  nos  populations ,  qu'il  fait  beau  entendre  ces 
longs  dialogues  d'amour  qui  parlent  d'une  montagne  à  l'autre, 
et  se  croisent  sans  se  confondre.  11  y  a  quelque  chose  de  mer- 
veilleusement sauvage  dans  ces  hurlemens  forts  et  retentissans 
qui  annoncent  à  la  vallée  l'apparition  de  quelque  beau  monta- 
gnard, et  dans  ces  longs  gémissemens ,  partis  de  la  plaine,  qui 
disent  qu'unebelle  fille  les  a  entendus!  Puis  ces  cris  qui  continuent 
plus  doux,  à  mesure  qu'ils  s'approchent,  et  qui  s'éteignent  enfin 
dans  le  silence ,  le  plus  doux  langage  des  amans  !  Que  de  fois , 
encore  enfant ,  je  les  ai  écoutés ,  sans  les  comprendre ,  jusqu'au 
jour  où  j'ai  moi-même  crié ,  à  pleine  poitrine  de  jeune  homme, 
mes  appels  d'amour  à  quelque  grande  montagnarde  qui  me  ré- 
pondait ! 


218  REVUE  DE  PARIS. 

—  Ouoi,  Ernest, lui  dis-je  en  riant,  vous  avez  fait  eet  amour 
de  chat  qui  miaule  sur  une  gouttière? 

—  Amour  de  cliat  !  me  dit-il ,  lorsqu'il  est  enfermé  dans  la  do- 
mesticité de  la  maison,  amour  de  tigre  sur  nos  vastes  monta- 
gnes ,  où  il  faut  avoir  la  poitrine  large  pour  y  bien  aimer  et  y 
bien  respirer! 

Je  considérai  Ernest  avec  étonnement;  ce  n'était  pas  là  mon 
ami  blasé  du  foyer  de  l'Opéra ,  mon  compagnon  fumant  et  dor- 
mant du  coupé  de  la  veille.  Il  s'en  aperçut ,  et  me  dit  : 

—  Est-ce  que  vous  ne  vous  sentez  pas  retrempé  jusqu'à  vos 
illusions  dans  cet  air  dense  et  pur  qui  vous  pénètre  ?  Quant  à 
moi,  j'y  redeviens  jeune  de  tout  mon  être.  Je  crierais  si  j'osais. 

—  Criez  !  mon  cher ,  lui  répondis-je  ;  je  serais  curieux  d'en- 
tendre votre  voix  Uùtée  lutter  avec  les  rudes  organes  de  vos 
belles. 

Ernest  ne  se  le  fit  point  redire,  et  se  mit  à  pousser  le  hââou 
national  de  la  montagne  Noire.  Jacquet  se  retourna  à  ce  cri; 
un  sourire  presque  attendri  passa  sur  ses  lèvres  hâlées ,  et  il  dit 
avec  un  petit  mouvement  de  tète  : 

—  C'est  ça ,  monsieur  le  marquis  ;  merci ,  merci ,  vous  ne 
nous  avez  pas  oubliés. 

—  Ni  eux  non  plus ,  dit  Ernest  en  entendant  la  réponse  qui 
nous  vint  une  minute  après.  Us  m'ont  reconnu.  Combien  sont-ils  ? 

Jacquet  ne  répondit  pas  ;  mais  il  jeta  sur  moi  un  regard  soup- 
çonneux. Ernest  le  comprit  sans  doute,  car  il  s'approcha  du 
valet  de  chambre,  et  ils  se  mirent  à  causer  à  voix  basse,  en  me 
laissant  un  peu  en  arrière. 

J'ignorais  pourquoi  Ernest  venait  dans  sa  famille ,  je  ne  la 
connaissais  pas.  Seulement  je  savais  que  son  père  et  sa  mère  vi- 
vaient, et  qu'il  était  leur  fîls  unique  ;  je  savais  aussi  qu'ils  étaient 
de  cette  noblesse  provinciale  qui  avait  en  abomination  l'événe- 
ment de  89  et  celui  de  juillet ,  et  je  regrettai  de  m'ètre  impru- 
demment exposé  à  passer  huit  jours  en  face  de  gens  qui 
m'assommeraient  de  toutes  les  vieilleries  d'anathèmes  qu'un 
gentilhomme  doit  à  toute  révolution.  Je  prévoyais  déjà  mes  dis- 
cussions avec  monsieur  le  marquis,  et  je  voyais  la  marquise  me 
lançant  aux  jambes  le  dernier  carlin  de  la  création ,  dormant  à 
ses  côtés  dans  une  boîte  fourrée  de  peau  de  mouton.  J'y  pensai 
d'abord  sérieusement  ;  puis  je  pris  le  parti  d'en  rire,et  je  m'ar- 


RÇVUE  DE  PARIS.  219 

rangeai  en  conséquence.  Je  tirai  d'un  portefeuille  un  bout  de 
ruban  bleu ,  liséré  de  rouge ,  que  j'avais  destiné  à  intéresser  en 
ma  faveur  le  républicanisme  de  mon  notaire ,  et  je  m'inscrivis 
à  la  boutonnière  :  Homme  de  juillet!  Ma  visite  au  marquis  car- 
liste me  parut  en  devenir  originale.  Lorsque  Ernest  se  rapprocha 
de  moi ,  il  me  regarda  d'abord  sérieusement ,  puis  il  me  dit  en 
souriant  : 

—  Voilà  qui  est  beau  et  brave  !  Ce  serait  plus  brave  cependant 
si  nos  paysans  savaient  exactement  ce  que  cela  veut  dire,  et 
si  vous  voyagiez  seul  dans  la  montagne, 

—  Et  que  m'arriverait-il  ?  lui  dis-je. 

—  On  i)Ourrait  bien  vous  faucher  un  peu. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  C'est  que ,  me  dit  Ernest ,  quand  nos  montagnards  onl 
Fesprit  à  l'envers,  ils  emmanchent  de  même  leur  faux,  et  alors... 

Il  s'arrêta  et  reprit  : 

—  Mais  le  pays  est  tranquille ,  et  il  n'y  a  rien  à  craindre. 

Je  ne  sais  pourquoi ,  mais  je  trouvais  à  Ernest  quelque  chose 
de  grave  et  de  mystérieux  que  je  ne  lui  avais  jamais  vu  ;  si  ce 
n'eût  été  à  Paris  le  plus  insouciant  viveur  que  j'eusse  connu , 
j'aurais  soupçonné  qu'il  tramait  quelque  terrible  complot  contre 
le  gouvernement,  ou  quelque  mauvaise  plaisanterie  contre  moi. 
Nous  redescendions  l'autre  côté  de  la  colline  que  nous  venions 
de  franchir ,  lorsque  nous  fûmes  avertis ,  par  le  trot  serré  d'un 
cheval,  que  nous  étions  suivis  par  un  cavalier  mieux  monté  que 
nous  ou  plus  pressé.  Ce  cavalier  était  une  cavalière,  assise  sur 
une  large  selle,  aux  deux  flancs  de  laquelle  étaient  attachés  deux 
grands  ballots  recouverts  de  toile  cirée,  de  façon  que  les  jambes 
de  l'amazone  étaient  remontés  à  la  hauteur  du  cou  de  sa  mule , 
car  le  cheval  était  une  mule.  Elle  portait  l'étroit  casaquin ,  re- 
nouvelé, il  y  a  quelques  vingt  ans  à  Paris,  sous  le  nom  de  spen- 
cer; le  casaquin  noir,  à  manches  justes,  orné  de  boutons  de 
métal  à  la  hussarde;  le  jupon  rouge  haut  coupé,  les  bas  de  iîloselle 
bleus  et  les  souliers  noirs  bordés  de  feu,  avec  des  rubans  de  même 
couleur  qui  se  croisaient  autour  de  la  jambe;  elle  avait  quitté 
le  bonnet  à  auréoles  qui,  dans  le  Midi,  est  la  couronne  de  la  gri- 
sette ,  et  avait  coiffé  le  madras ,  aux  plis  anguleux  ,  aux  cou- 
leurs tranchées  ,  d'où  s'échappait  un  bandeau  de  batiste  à  plis- 
sure  microscopique.  Son  casaquin,  ouvert  en  gilet,  laissait  voir 


220  REVUE  DE  PARIS. 

les  bords  d'un  fichu  bigarré  qui  servait  d'accompagnement  à  ses 
revers  ;  sur  son  cou  souple  et  dégagé ,  brillait  un  collier  de  co- 
rail ,  et  ses  oreilles  étaient  ornées  de  grands  anneaux  d'or.  Son 
visage  brun  ne  l'était  pas  assez  pour  absorber  le  noir  éclat  de 
ses  yeux  et  de  ses  longs  sourcils  ;  ses  dents  blanches  et  d'un 
émail  humide  luisaient  au  soleil;  ses  membres  menus  ,  sa  taille 
qui  plia  comme  un  jonc  quand  elle  sauta  lestement  à  terre  ;  tout 
cet  ensemble  chaud,  frêle  et  hardi,  rappelait  volontiers  le  sang 
maure  qui  a  long-temps  fécondé  la  population  du  Midi ,  et  dont 
le  type  s'est  gardé  dans  les  classes  inférieures  de  nos  pays , 
comme  les  traits  blonds  et  busqués  des  Francs  ont  long-temps 
été  le  partage  delà  noblesse  pure  du  Nord. 

—  Ah  !  fit  Ernest ,  voilà  une  femme  de  Montpellier  ! 

—  C'est  sans  doute  son  costume,  lui  dis-je,  qui  vous  apprend 
le  nom  de  sa  ville  natale  ? 

—  Pas  précisément ,  me  répondit-il ,  car  il  se  peut  qu'elle  soit 
née  à  Castres  ou  au  petit  village  que  nous  laissons  à  gauche  ; 
ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  une  femme  de  Montpellier. 

—  Mon  cher  Ernest,  il  y  a  en  vous  préméditation  de  me 
mystifier  d'une  façon  ou  d'autre  ;  prenez  garde ,  je  suis  gascon 
de  naissance ,  et  quoiqu'il  y  ait  de  bien  longues  années  que  je 
n'ai  touché  le  sol  sacré  de  la  patrie,  je  peux,  comme  un  nouvel 
Antée,y  trouver  des  forces  pour  me  venger. 

—  Le  système  des  mystifications  est  tombé  avec  la  cuisine  de 
Cambacérès,  me  dit  Ernest,  et  vous  oubliez  d'ailleurs  que  les 
droits  sacrés  de  l'hospitalité  m'interdisent  toute  tentative  de  cette 
espèsce.  Mais  vous  devriez  vous  servir  de  vos  souvenirs  pourme 
comprendre  et  non  pour  vous  venger. 

—  Je  trouve  fort  difficile  à  comprendre ,  avec  quoi  que  ce 
soit  en  aide ,  qu'une  femme  de  Castres  soit  une  femme  de  Mont- 
pellier. 

—  Comment,  vous  ne  savez  pas  que  la  plupart  des  femmes 
du  petit  commerce  de  Montpellier  font  le  métier  de  colportage; 
que  ce  sont  elles  qui  fournissent  toute  la  province  de  foulards, 
d'indiennes,  de  mercerie  ;  et  ne  comprenez-vous  pas  que,  par 
extension  ,  on  a  donné  le  nom  de  femmes  de  Montpellier  à  toutes 
felles  qui  exercent  le  même  métier?  Vous  parlez  de  souvenir; 
mais,  tout  petit  enfant,  vous  n'avez  donc  jamais  bondi  de  joie 
lorsque  vous  avez  vu  s'arrêter  à  la  porte  de  votre  château  le 


REVUE  DE  PARIS.  221 

maffasin  à  cheval ,  où  se  trouve  au  fond  quelque  joujou  que  la 
marchande  a  gardé  expressément  pour  vous  ;  et .  plus  tard , 
dans  la  solitude  virginale  de  votre  manoir ,  peuplé  de  parens  à 
barbe  grise  et  de  tantes  tant  soit  peu  blettes ,  vous  n'avez  pas 
accueilli  avec  une  douce  espérance  ces  lestes  filles  dont  voîis 
voyez  un  si  joli  modèle  !  Allons ,  décidément ,  vous  n'êtes  pas  de 
votre  pays. 

—  Un  moment  !  m'écriai-je  J'en  suis  ;  mais  je  n'ai  ni  château , 
ni  manoir  ;  je  suis  un  homme  de  peu  ,  qui  ai  vécu  dans  la  civi- 
lisation de  nos  petites  villes ,  avec  un  épicier ,  mercier ,  marchand 
de  modes',  d'un  côté  de  ma  porte ,  et  un  tailleur,  fabricant  de 
draps,  de  l'autre  ;  ce  qui  ne  m'a  point  obligé  à  avoir  reccours  à 
ce  commeice  ambulant  des  femmes  de  Montpellier. 

—  Eh  bien!  me  dit  Ernest,  ce  sont  les  anges  consolateurs  de 
la  montagne  Noire  ;  sans  elles ,  point  d'excellent  tabac  prohibé, 
point  de  jolies  cravates  toutes  fraîches  arrivées  de  Paris,  point 
de  savon  parfumé  ,  point  de  gants ,  point  de  cosmétiques  d'au- 
cune sorte;  puis,  sous  un  autre  rapport, point  de  petites  bro- 
chures défendues  par  la  police,  point  de  gais  romans  défendus 
par  les  papas  ! 

—  Je  vois,  lui  dis-je  ,  que  ces  filles  d'Eve  vendent  volontiers 
toutes  sortes  de  fruits  défendus.  J'appuyai  sur  les  mots  fruits 
défendus,  pour  les  rendre  intelligibles  dans  toute  leur  portée. 
Ernest  me  répondit: 

—  Quelquefois,  mais  pas  toutes,  et  pas  à  tout  le  monde; 
d'ailleurs ,  elles  donnent  souvent  aux  beaux  garçons  ;  mais  les 
intentions  de  ces  belles  et  le  moment  de  les  comprendre  sont 
difficiles  à  bien  saisir.  Les  coquettes,  car  nulle  grande  dame  ne 
s'entend  à  coqueter  comme  ces  johes  filles ,  les  coquettes  ont  une 
espèce  de  conversation  qui  prend  un  si  juste  milieu  entre  le  rire 
et  la  passion,  qu'on  s'expose,  à  la  moindre  tentative,  à  une 
rebuffade  d'une  moquerie  plus  qu'impertinente ,  ou  à  des  pro- 
testations d'amour  inmortel  bien  plus  redoutables. 

—  Ma  foi,  en  voici  une  pour  laquelle,  lui  dis-je,  on  peut 
courir  toutes  les  chances.  Croyez-vous  qu'elle  soit  abor- 
dable ? 

Ernest  prit  son  lorgnon ,  ce  qui  lui  rendit  un  moment  son 
véritable  air  parisien ,  et  inspecta  la  jolie  colporteuse  qui  mar- 
chait en  avant  de  nous  en  causant  avec  Jacquet  ;  puis  il  me  dit  : 

TOME   IV.  11» 


222  REVUE  DE  PARIS. 

—  Je  crois  l'entreprise  difficile;  celle  fille  a  un  amoureux,  et 
n'en  a  qu'un  :  ou  bien  elle  n'en  avoue  qu'un. 

—  Ceci  devient  merveilleux,  lui  dis-je  ;  où  diable  avez-vous  vu 
tout  cela  ? 

—Voyez,  me  répondit-il ,  ces  mains  à  moitié  couverte*  de 
mitaines  tricotées  ;  elles  ne  portent  qu'un  gros  anneau  d'argent , 
c'est  l'anneau  du  fiancé.  Si  j'avais  vu  reluire  à  l'un  de  ses  jolis 
doigtsquelque  bague  d'or ,  avec  un  grenat  lourdement  enchâssé , 
je  vous  aurais  dit:  Tentez.  Si  nous  avions  découvert,  en  outre, 
quelque  anneau  à  la  chevalière  en  gros  or  massif,  ou  quelque 
jonc  de  brillans  probablement  distrait  de  l'écrin  conjugal  d'un 
veuf  à  qui  sa  femme  a  légué  sa  bijouterie ,  je  vous  aurais  dit  : 
Faites  votre  marché.  Si  j'avais  remarqué  des  mains  chargées 
de  bagues  de  toute  dimension,  je  vous  aurais  dit:  A  la  première 
rencontre,  prenez  un  rendez-vous;  au  premier  rendez-vous... 
Mais  rien  ne  m'autorise  à  vous  donner  de  tels  conseils.  Cette 
fille-ci  est  au-dessus  du  soupçon  ;  ou  peut-être  au-dessus  du  prix 
que  vous  voudriez  y  mettre.  Je  puis  m'en  informer. 

—  Non ,  lui  dis-je ,  laissez-moi  le  charme  de  tenter  une 
séduction  ou  un  marché.  Je  pense  que  nous  verrons  la  belle  à 
Montfillon. 

—  Cela  n'est  pas  douteux;  probablement  elle  s'informe  à 
Jacquet  de  ce  qui  nous  manque. 

Au  moment  oil  nous  finissions  notre  dialogue.  Jacquet  et  la 
jeune  fille  s'arrêtèrent,  et  celle-ci,  désignant  Ernest  du  geste, 
dit  en  patois  au  valet  de  chambre: 

—  Es  aquel  ?  (C'est  celui-là  ?) 

Le  domestique  lui  répondit  affirmativement.  Ceci  me  rappela 
que  je  parlais  et  comprenais  admirablement  ma  languemater- 
nelle,  et  je  me  tins  pour  dit  de  cacher  celte  science  pour  en 
tirer  parti  au  besoin. 

La  jeune  fille  profita  de  la  première  borne  du  chemin  pour 
s'exhausser  et  sauter  d'un  bond  sur  sa  mule  ;  elle  passa  leste- 
ment les  jambes  par-dessus  le  cou  de  sa  monture ,  et  repartit 
au  trot  en  nous  disant  d'un  air  amistous  :  —  Adieu, messieurs! 

—  Est-ce  une  fille  du  pays  ?  dit  Ernest  à  Jacquet  lorsqu'elle 
fut  éloignée. 

—  Eh  !  c'est  Marianne ,  répondit  Jacqwet  ;  comme  si  l'univers 
itevaH  connaître  Marianne. 


REVUE  DE  PARIS.  2^23 

Je  ne  sais  si  l'univers  la  connaissait  ;  mais  assurément  Ernest 
savait  qui  elle  était,  car  il  avança  immédiatement  auprès  de 
Jacquet ,  et  recommença  avec  lui  son  dialogue  à  parte.  J'étais 
toujours  travaillé  de  l'idée  qu'un  mystère  tournait  autour  de 
moi ,  mais  la  tîgure  de  Marianne  me  paraissait  trop  gracieuse 
pour  se  mêler  à  un  complot ,  et  je  m'apprêtai  à  quelque  surprise 
campagnarde  et  seigneuriale  qui  nous  attendait  au  château  de 
Monttîllon.  Or, nouscheminions toujours  ,  et  bientôt  nous  aper- 
çiiinesde  loin ,  et  à  remljranchement  de  deux  routes  ,  un  groupe 
iiomI)reux  d'iiommes  et  de  femmes  dont  le  vent  nous  apportait 
de  temps  à  autre  les  joyeux  éclats  de  rire. 

—  Haut  la  main  !  médit  Ernest;  un  train  de  galop  jusqu'à 
cette  foule:  nous  ne  pouvons  pas  arriver  au  milieu  d'eux  comme 
des  métayeis  qui  reviennent  de  la  foire ,  et  qui  ont  peur  de  faire 
sonner  l'argent  de  leurs  sacoches. 

Et  prenant  des  mains  de  Jacquet  le  bâton  que  celui-ci  portait, 
Ernest  rossa  sa  rosse  avec  une  vivacité  et  une  persévérance  qui 
la  déterminèrent  à  une  série  de  bonds  qui  figuraient  passable- 
ment le  galop.  L'esprit  d'imagination  gagna  ma  monture,  à  qui 
Jacquet  appliqua,  en  guise  d'avis  ,  deux  ou  (rois  coups  de  jued 
dans  le  ventre ,  et  elle  partit  à  son  tour,  en  me  secouant  les 
«ntrailles  à  me  les  déraciner.  Je  tins  à  honneur  de  rester  sur  la 
ligne  d'Ernest,  et  moi, battant  avec  fureur  ma  rosse  des  talons; 
lui ,  talonnant  la  sienne  de  son  gourdin ,  nous  arrivâmes  triom- 
phalement parmi  une  vingtaine  de  paysans  de  tout  sexe  qui 
encombraient  le  conlîuent  des  deux  routes  que  nous  avions 
devant  nous.  Toutes  les  têtes  se  décoifTèrent  à  notre  aspect  ; 
mais  je  ne  pus  m'attribuer  la  moindre  part  de  cette  politesse , 
car  c'est  à  peine  si  on  daigna  me  regarder,  tandis  qu'on  en- 
tourait Ernest  quidistribuail  royalement  des  poignées  de  main 
aux  paysans  qui  les  recevaient  avec  un  respect  profond.  Je  me 
réservai  d'en  faire  la  guerre  au  carlisme  de  mon  camarade ,  qui 
avait  beaucoup  blâmé  les  poignées  de  main  de  la  royauté 
citoyenne,  et  je  profitai  de  ce  qu'on  ne  faisait  point  attention 
a  moi  pour  examiner  les  autres.  Ce  qu'Einest  appelait  les 
atours  des  campagnards  ne  différait  guère  de  ce  qu'on  appelle  à 
Paris  un  habit  de  malin  ,  si  ce  n'est  par  le  chapeau  ,  les  bretelles 
et  le  gilet  ;  c'était  le  vaste  pantalon  flottant ,  la  chemise  atta- 
chée avec  l'épingle  à  ardillon , dans  un  énorme  anneau  d'or.  Le 


224  REVUE  DE  PARIS. 

chapeau  était  large  et  haut ,  avec  des  ailes  immenses  ;  le  gilet 
brodé  de  boutons  de  cuivre,  et  ouvert  en  cœur,  de  manière  àlaisser 
voir  les  bretelles ,  où  brille  tout  le  luxe  des  montagnards.  Elles 
étaient  travaillées  en  laine  avec  un  soin  exquis  ;  elles  glissaient 
sur  des  boucles  d'argent  et  se  joignaient  par  une  espèce  d'ac- 
colade, à  la  pointe  de  laquelle  pendaient  des  glands  de  laine, 
d'argent  et  même  d'or  ;  il  y  avait  deux,  trois,  quatre  glands, 
comme  à  l'harnachement  d'un  mulet,  et  ils  étaient  la  plupart 
un  don  d'amour.  C'étaient  comme  les  chevelures  des  ennemis 
vaincus  que  les  sauvages  de  l'Amérique  portent  à  la  ceinture. 
Tout  le  monde  avait  des  souliers  aux  pieds.  Plus  tard  j'appris 
que  les  dignes  montagnards  les  avaient  ôtés  de  leurs  mains  pour 
recevoir  dignement  le  jeune  marquis.  Quant  aux  filles,  elles 
avaient  le  costume  de  Marianne,  diversement  bigarré,  plus 
le  superbe  bonnet  rayonnant ,  d'oil  sortait  leur  figure  brune. 
Je  fus  liés  peu  charmé  de  ce  petit  morceau  de  la  population. 
Lorsque  j'en  parlai  à  Ernest,  il  me  dit  :  Ce  ne  sont  pas  là  nos 
montagnards  ,ce  sont  pour  la  plupart  des  ouvriers  de  fabriques» 
rabougris  dans  des  ateliers  malsains ,  dél)auchés  par  la  nature 
de  leurs  travaux  sédentaires,  qui,  comme  vous  le  savez  de 
reste,  ont  une  fatale  influence  sur  les  mœurs.  Le  quartier  des-. 
tisserands ,  à  Athènes  ,  était  renommé  par  l'impudicité  de  ses 
habitans.  Pausanias  nous  l'atteste,  et  le  moindre  médecin  vous 
expliquera  pourquoi  cela  était  et  est  encore  ainsi. 

Cependant  Ernest  faisait  des  questions  à  tous  ces  honnêtes 
prolétaires  sur  leur  famille  ,  et  toutes  les  réponses  étaient  sau- 
poudrées d'une  révérence  et  d'un  monsieur  le  marquis,  qui 
commença  à  me  paraître  ridicule.  J'allais  me  mêler  à  la  scène 
lorsque  je  remarquai,  à  quelques  pas  de  la  foule,  un  grand 
gaillard  de  ceux  qui  réalisaient  la  poésie  d'Ernest, qui  m'obser- 
vait plus  attentivement  que  je  n'avais  observé  les  autres,  et  qui 
m'expliquait  à  deux  ou  trois  rustres  de  son  espèce.  Comme  il 
n'y  avait  rien  de  bienveillant  dans  leurs  regards,  je  poussai  vers 
eux ,  et  je  les  abordai  en  disant  : 

—  Je  vous  parais  bien  curieux,  à  ce  qu'il  me  semble  ,  mes 
braves  gens  ? 

—  Mais  assez  curieux  comme  ça ,  me  dit  un  des  paysans  ,  de 
venir  écouter  ce  que  nous  disons. 

—  Cailloté  Joseph ,  es  un  palaou ,  dit  un  gros  homme  à  celui 


REVUE  DE  PARIS.  223 

qui  avait  parlé  ;  ce  qui  voulait  dire:  Tais-loi,  Joseph,  c'est  un 
palaud.  Un  palaud  voulait  dire  en  95  un  républicain ,  en  1815 
un  Bonapartiste,  en  1820  un  libéral ,  en  1851  un  partisan  de  la 
révolution  de  juillet ,  depuis  le  juste-milieu  Guizot  jusqu'à  l'op- 
position Cabet.  Je  n'avais  pas  eu  le  temps  de  répondre,  que 
Jacquet  se  jeta  vivement  au  milieu  de  nous. 

—  Que  fais-tu  là,  Joseph  !  cria-t-il  avec  vivacité,  es-tu  fou? 

—  Je  voulais  voir  notre  jeune  marquis ,  répondit  encore 
Joseph. 

—  El  pour  ça,  tu  t'exposes  à  le  faire  prendre.  Sauve-toi!  Si  je 
disais  à  monsieur  le  marquis  que  tu  es  venu  ici,  il  te  planterait  là. 

—  C'est  bon  !  dit  Joseph ,  je  m'en  vais. 

—  Un  moment ,  reprit  Jacquet;  as-tu  vu  Marianne? 

—  Oui ,  il  y  a  un  moment. 

—  C'est  donc  ça  que  tu  es  ici,  tu  voulais  la  voir  ;  tu  te  soucies 
bien  de  monsieur  le  marquis  :  tu  le  compromettras ,  et  tu  te  feras 
fusiller. 

—  Je  m'en  vais  !  je  m'en  vais  !  répondit  encore  Joseph. 

—  Et  sur-le-champ  il  gravit  lestement  lerevers  d'une  colline, 
et  se  perdit  parmi  les  bois  rabougris  dont  elle  était  couverte. 
Tout  ce  dialogue  avait  eu  lieu  en  patois ,  et  je  trouvai  qu'il 
n'était  point  rassurant  pour  mes  projets.  De  conséquence  cer- 
taine, ce  Josepii  était  1"  amoureux  de  M"<î  Marianne,  obstable 
notable  à  mes  désirs  de  séduction  ;  de  plus ,  ce  même  Joseph , 
protégé  par  monsieur  le  marquis ,  et  qui  courai  t  risque  d'être 
fusillé,  me  prouvait  que  je  m'avançais  dans  une  intrigue  cou- 
pable. Je  gardai  mes  observations  et  rejoignis  Ernest,  qui ,  sur 
un  mot  de  Jacquet ,  se  remit  en  route  avec  moi. 

A  partir  de  l'endroit  où  nous  nous  étions  arrêtés  ,  nous  prîmes 
un  chemin  montant,  rocailleux,  malaisé  etcoupé  de  petits  ravins 
qui  attestaient  le  passage  des  eaux  de  la  montagne  ;  Jacquet 
était  bien  loin  devant  nous  ;  Ernest  me  semblait  embarrassé. 

—  Mon  cher  ami ,  me  dit-il,  pour  des  raisons  que  je  vous 
expliquerai  plus  tard ,  vous  m'obhgeriez  de  dégarnir  votre  bou- 
tonnière de  ce  ruban  bleu. 

—  Mon  cher  ami ,  lui répondis-je,  pour  des  raisons  que  je  n'ai 
point  besoin  de  vous  expliquer ,  je  n'en  ferai  rien  :  du  reste ,  je 
suis  tout  prêt  à  regagner  Castres  et  Toulouse,  iteu voyez- moi 
ma  malle  demain ,  et  adieu  ! 

19. 


226  REVUE  DE  PARIS. 

—  Non ,  me  dit  Ernest ,  ce  n'est  pas  pour  mol  que  je  vous 
parle ,  c'est  pour  vous. 

—  Et  c'est  pour  mol  que  je  garde  ce  ruban  ;  adieu. 

—  Non,  non,  reprit  Ernest  en  arrêtant  mon  cheval ,  que  je 
retournais  à  grand'peine  du  côté  où  n'était  pas  son  écurie  ; 
vous  prenez  les  choses  trop  au  sérieux.  Je  voulais  prévenir  quel- 
que fâcheuse  apostrophe  qui  pourrait  bien  vous  être  adressée 
par  un  passant  ;  mais  nous  sommes  deux,  et  nous  nous  en  tire- 
rons toujours,  tant  Ijien  que  mal. 

—  A  la  garde  de  Dieu ,  lui  dis-je ,  quoique  je  ne  voie  pas  trop 
ce  que  nous  avons  à  craindre. 

Nous  continuâmes  à  monter  avec  peine  pendant  une  demi- 
heure  ;  nous  ne  fîmes  d'autre  rencontre  que  celle  de  quelques 
laboureurs  qui  se  mirent  sur  le  bord  de  leurs  champs  pour  saluer 
monsieur  le  marquis;  mais  au  moment  où  nous  entrions  dans 
une  gorge  assez  resserrée  de  la  montagne,  nous  vîmes  sortir 
d'une  maison  quatre  ou  cinq  soldats,  puis  quatre  ou  cinq  autres, 
et  enfin  un  sous-lieutenant  qui  nous  salua  et  m'examina  beau- 
coup. 

Ernest  s'arrêta  à  la  porte  de  celte  maison ,  et  il  en  sorlit  un 
vénérable  paysan  qui  l'aborda  avec  respect.  Ils  se  retirèrent 
ensemble  dans  un  coin.  Le  sous-lieutenant  tournait  autour  de 
mol  :  enfin  il  se  hasarda  à  me  faire  un  signe  ;  je  m'approchai 
de  lui ,  et  11  me  dit  rapidement  : 

—  Malgré  cette  décoration  ,  je  suppose  que  vous  êtes  un  ami 
de  M.  de  Montfillon. 

—  Je  suis  au  moins  celui  deson  fils. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  épargnez-moi  un  devoir  que  je  rem 
plirais  avec  peine  ,  mais  que  je  remplirais  avec  sévérité:  préve- 
nez-le que  son  château  sera  visité  par  ma  compagnie ,  et  que 
je  ne  voudrais  rien  y  trouver  de  contraire  aux  lois. 

Il  s'éloigna  après  ces  mots ,  et  je  vis  Ernest  s'approcher  de  lui. 

—  Monsieur,  lui  dit-il ,  je  me  plains  à  vous  des  désordres  qui 
ont  été  commis  dans  cette  ferme.  Hier  on  y  a  tué  une  vache 
appartenant  à  ce  brave  homme. 

—  Monsieur,  répondit  le  sous-lieutenant,  je  vous  ferai  d'a- 
bord observer  que  je  ne  sais  à  quel  titre  vous  me  faites  ces 
plaintes.  Je  suis  Ici  par  l'ordre  de  mes  supérieurs  ,  et  je  ne  peux 
pas  laisser  mes  soldats  mourir  de  faim. 


REVUE  DE  PARIS.  Ô27 

—  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  vous  emparer  violemment 
de  la  propriété  de  ce  malheureux. 

—  Monsieur,  reprit  roflicier  ,  cet  homme,  vous  le  savez  aussi 
Lien  que  moi,  est  le  père  d'un  soldat  réfractaire  ;  je  dois  occuper 
sa  maison,  et  il  doit  m'y  nourrir,  moi  et  mes  garnisaires,  tant 
qu'il  plaira  ù  mes  chefs  de  m'y  laisser.  L'acte  dont  vous  vous 
plaignez  n'eût  point  été  commis  s'il  m'avait  fourni  ce  qui  nous 
est  alloué. 

—  Eh  !  monsieur,  dit  Ei-nest,  il  ne  le  peut  pas,  et  vous  vous 
armez  d'une  loi  odieuse  pour  le  ruiner. 

—  Monsieur ,  je  n'ai  pas  à  discuter  avec  vous  la  loi  à  laquelle 
.j'obéis  ;  mais  vous  savez  peut-être  mieux  que  moi  pourquoi  le 
fils  de  cet  homme  ne  rejoint  pas. 

—  Faut-il  en  punir  son  père  ? 

—  Userait  peut-être  plus  juste,  monsieur,  dit  l'officier  en 
«'animant,  de  punir  ceux  qui  le  poussent  A  cette  résistance;  — 
mais  je  me  tiens  dans  les  limites  de  mes  devoirs  ,  reprit-il  plus 
doucement.  Permettez-moi  de  ne  pas  avoir  à  regretter  d'avoir 
voulu  adoucir  leur  sévérité. 

11  tourna  le  dos  à  Ernest  et  rentra  dans  la  maison. 
— Que  veut-il  dire?  me  demanda  Ernest. 
■Te  lui  répondis  par  l'a  vis  que  m'avait  donné  l'officier,  et  Ernest 
ne  put  s'empêcher  de  reprendre  soucieusement  : 

—  Il  a  raison.  Allons,  ne  nous  arrêtons  pas  davantage. 

Nous  nous  remîmes  en  route ,  toujours  gravissant  la  mon- 
tagne, et  nous  arrivâmes  à  des  chemins  presque  impraticables. 
Enfin,  après  une  heure  et  demie  de  marche,  nous  aperçûmes  le 
château  de  Montfillon. 

11  était  situé  à  la  pointe  la  plus  élevée  d'un  rocher  qni  saillis- 
sait sur  la  colline  ;  ce  rocher  était  coupé  presqu'à  pic  au-dessus 
d'un  ravin  de  près  de  cinq  cents  pieds  ,  au  fond  duquel  courait 
un  torrent.  Le  château  n'était  abordable,  du  côté  de  la  plaine, 
que  par  le  chemin  que  nous  suivions  ;  mais  on  n'en  apercevait 
pas  la  façade;  l'architecte  l'avait  tournée  vers  la  plaine  de  Ma- 
zamel,  de  façon  qu'on  y  entrait  par  une  basse-cour  latérale  et 
que  la  porte  cochère  de  la  grande  cour  s'ouvrait  sur  un  revers 
de  colline  toute  plantée  de  pins  et  de  bois  parmi  lesquels  on 
avait  taillé  un  chemin  en  rampe,  qui  le  plus  souvent  avait  été 
pris  sur  le  vif  du  roc.  Le  chemin  où  nous  étions ,  après  avoir 


228  REVUE  DE  PARIS. 

longé  les  derrières  du  château ,  tournait  et  continuait  à  gravir 
le  flanc  de  la  montagne.  Quant  au  château,  c'était  un  édifice 
carré ,  à  trois  corps  de  hâtimens ,  ayant  une  tour  à  sommet 
pointu  à  chaque  angle  et  un  mur  épais  qui  finissait  le  carré  et 
formait  la  cour  d'honneur,  qui  était  au  milieu  du  château.  Une 
foule  de  masures,  couvertes  en  tuiles,  étaient  appuyées  aux 
murs  extérieurs  ;  c'étaient  des  buanderies,  des  poulaillers  ,  etc.; 
enfin  tout  le  ménage  d'une  habitation  de  campagne. 

Lorsque  nous  arrivâmes,  deux  domesticiues  du  style  .lacquet 
vinrent  prendre  nos  chevaux,  et  l'un  d'eux  me  pria  de  le  suivre, 
tandis  qu'Ernest  grimpait  lestement  l'escalier  de  pierre  de  la 
tour.  Mon  conducteur  me  fit  prendre,  au  premier  étage,  un 
long  couloir;  il  m'ouvrit  une  vaste  salle  à  cinq  croisées,  au 
milieu  de  laquelle  gisait  un  énorme  tas  de  blé  ;  et  à  l'une  des 
extrémités  de  cette  salle ,  il  me  fit  entrer  dans  une  enfilade  de 
chambres,  en  me  disant:  Voici  l'appartement  de  monsieur. 
Dans  l'une  d'elles  il  y  avait  grand  feu.  Je  m'y  installai.  Cette 
chambre  ,  tendue  de  damas  jaune,  avait  au  moins  trente  pieds 
carrés;  un  lit  à  ciel  en  tenait  le  fond,  et  de  vastes  fauteuils  en 
ornaient  le  pourtour. 

Je  demandai  à  mon  conducteur  s'il  n'y  avait  pas  un  cabinet 
de  toilette  ;  il  m'ouvrit  ime  porte ,  et  j'aperçus  (il  n'y  a  que  la 
sainteté  de  la  vérité  qui  puisse  m'excuser  de  le  dire) ,  j'aperçus 
vingt-cinq  ou  trente  chaises  percées  rangées  dans  un  ordre 
admirable. 

—  Que  diable  est-ce  que  c'est  que  ça  ?  m'écriai-je. 

—  C'est  pour  les  jours  de  fête ,  me  répondit  le  domestique , 
quand  monsieur  le  marquis  reçoit  beaucoup  de  monde. 

Après  cet  étrange  magasin,  le  domestique  m'introduisit  dans 
une  petite  chambre  ronde  où  je  trouvai  une  toilette  couverte 
d'un  basin  blanc  de  neige.  Mon  valet  me  demanda  si  je  voulais 
me  faire  faire  la  barbe.  A  tout  risque,  j'acceptai,  car  nos  malles 
ne  devaient  arriver  que  dans  une  heure ,  et  le  drôle  me  savonna 
de  sa  propre  main  dans  un  plat  à  barbe ,  et  me  gratta  la  peau 
avec  une  impassibilité  de  bourreau.  Tout  cela  fait,  je  regagnai 
ma  chambre,  non  sans  m'arrêter  à  considérer  la  magnifique 
collection  que  j'avais  en  voisinage.  Jamais  je  n'ai  vu  une  si  pro- 
digieuse variété  de  formes  et  de  tailles  :  celle-ci  simulant  une 
pile  d'in-folios,  celle-là  un  fauteuil, deux  ou  trois  resplendissant 


REVUE  DE  PARIS.  229 

trincrustations  en  cuivre  dans  de  l'écaillo.  Aujourd'hui  que  la 
mode  du  Boule  est  à  son  comble,  je  suis  assuré  que  des  amateurs 
passionnés  en  pourraient  bien  placer  quelqu'une  sur  une  console 
de  salon  et  qu'elle  y  ferait  très-bon  effet.  Commeje  traînais  à  côté 
de  mon  feu  un  prodigieux  fauteuil  à  la  Molière,  qui  était  en  tète 
de  mon  lit,  un  petit  coup  discret  fut  frappé  à  ma  porte  ,  et,  sur 
mon  invitation,  je  vis  entrer  un  monsieur  de  soixante  ans  , 
d'une  mise  convenable ,  et  qui  me  salua  avec  un  fonds  de  poli- 
tesse obséquieuse  qui  me  le  fit  supposer  le  majordome  de  la 
maison. 

—  Monsieur ,  me  dit-il  d'un  air  gracieux ,  mon  frère  et  ma 
sœur  m'ont  chargé  de  les  excuser  près  de  vous  de  n'être  pas 
venus  vous  recevoir  eux-mêmes  ;  mais  vous  devez  comprendre 
que  le  plaisir  de  revoir  leur  fils... 

—  Parfaitement.  J'ai  l'honneur  de  parler,  à  ce  que  je  vois... 

—  Je  suis  le  comte  Annibal  de  MontfiUon ,  me  dit-il  avec  un 
sourire  paterne. 

—  Je  suis  trop  heureux... 

—  Et  moi  aussi... 

Et  nous  nous  assîmes  en  face  l'iui  de  l'autre  en  nous  souriant. 
Après  cinq  minutes  de  silence,  où  chacun  de  nous  cracha, 
toussa ,  moucha  autant  que  possible  pour  passer  le  temps ,  le 
comte  Annibal  me  dit  avec  son  éternel  sourire  ; 

—  Vous  avez  eu  un  très-beau  temps. 

—  Oui,  très-beau  temps. 

—  Les  routes  sont  belles. 

—  Très-belles. 

Autre  silence  avec  accompagnement  de  mouchoir  et  de  toux. 

— En  usez-vous?  me  dit  le  comte  Annibal  d'un  air  triomphant, 
en  me  présentant  une  tabatière  de  carton  où  il  y  avait  un 
Henri  V  en  grisaille. 

—  .Avec  plaisir. 

—  C'est  une  bonne  chose  que  le  tabac. 

—  Une  excellente  chose. 

Troisième  silence.  Le  comte  m'examinait;  il  remarqua  mon 
ruban  bleu. 

—  Vous  avez  servi  en  pays  étranger  ? 

—  Non,  monsieur. 
Quatrième  silence. 


230  REVUE  DE  PARIS. 

La  porte  s'ouvrit  avec  fracas. 

—  Que  faites-vous  là,  Annibal?  lui  dit  Ernest  ;  ma  mère  vous 
demande. 

—  J'y  vais ,  mon  ami ,  j'y  vais ,  dit  l'oncle ,  et  le  comte  sortit 
à  reculons  en  me  saluant  jusqu'à  terre. 

—  Où  donc  ètes-vous  logé,  Ernest? 

—  Ici,  me  dit-il  ;  on  m'avait  donné  l'appartement  du  second  : 
c'est  une  halle.  Je  vais  faire  porter  un  lit  dans  cette  cliamljre  ; 
elle  est  assez  grande  pour  contenir  une  compagnie.  Maintenant 
causons  un  peu,  c'est-à-dire  écoutez-moi  un  peu. 

Il  se  mit  dans  un  second  exemplaire  du  fauteuil  in-folio  que 
j'occupais  et  me  tint  le  discours  suivant  : 

—  Vous  pensez  bien  que  je  n'ai  pas  fait  deux  cents  lieues  pour 
le  plaisir  de  les  faire;  je  suis  ici  pour  deux  motifs  très-graves. 
Je  ne  puis  guère  vous  dissimuler  le  premier.  Il  faut  que  je  pré- 
vienne des  imprudences  qui  pourraient  aller  trop  loin.  Dans 
cette  espèce  de  pays  perdu ,  où  rien  ne  pénètre  juste,  ni  idées 
ni  faits ,  on  s'imagine  qu'il  n'y  a  qu'à  faire  des  démonstrations 
hostiles  au  gouvernement  pour  le  renverser,  et  parce  qu'on 
donne  asile  à  quelques  réfractaires  des  montagnes  et  qu'on  em- 
pêche douze  ou  quinze  conscrits  de  rejoindre,  on  se  ligure  qu'on 
désorganise  l'armée.  Jusqu'à  présent  ceci  était  une  plaisanterie 
qui  coûtait  à  mon  père  plus  d'argent  que  de  dangers  ;  car  nos 
paysans  tirent  admirablement  parti  des  exactions  qu'ils  subis- 
sent: la  vache  du  père  Jacques  nous  coûtera  un  bœuf;  mais 
j'ai  été  averti  que  cela  prenait  une  tournure  plus  sérieuse,  et  je 
suis  accouru.  Maintenant  que  vous  êtes  informé  de  la  raison 
de  ma  venue  ici,  je  prendrai  devant  vous  les  renseignemens 
dont  j'ai  besoin. 

Ernest  sonna  et  dità  Jacquet  de  lui  envoyer  Gaspard,  l'inten- 
dant. 

—  Et  dans  quel  but  m'avez-vous  engagé  à  vous  accompagner? 
dis-je  à  Ernest. 

—  Ceci  vous  intéresse  autant  que  moi,  reprit-il  en  éludant 
ma  question,  attendu  que  vous  trouverez  ici  le  notaire  à  qui  vous 
avez  affaire. 

—  Comment,  le  républicain  Liret  est  le  notaire  du  carliste 
marquis  de  Montlillon  ! 

—  11  faut  bien  prendre  les  honnêtes  gens  où  ils  sont,  me  dit 


REVUE  DE  PARIS.  231 

Ernest.  Cela  contrarie  assez  mon  père;  mais  nous  avons  à 
M.  Liret  des  obligations  qui  datent  de  trop  loin  pour  qu'il  n'y 
eùi  pas  ingratitude  à  nous  à  les  oublier. 

L'intendant  entra.  C'était  un  homme  de  cinquante  ans ,  à 
tournure  sévère  et  grave. 

—  Eh  bien  !  Gaspard,  lui  dit  Ernest,  comment  vas-tu  ? 

—  Ce  n'est  rien  que  ça ,  dit  Gaspard  en  montrant  sa  jamhe; 
si  ça  n'avait  pas  attrapé  une  vieille  blessure ,  j'en  aurais  eu 
pour  deux  jours. 

—  Est-ce  celle  de  Wagrara,  celle  de  Lutzen  ou  celle  de  Dresde  ? 
dit  Ernest  en  riant. 

—  Pardon,  monsieur  le  marquis  ;  c'est  celle  de  la  bataille  de 
Toulouse. 

—  Bon,  dit  Ernest,  cette  fière  bataille  où  les  Anglais  se  con- 
duisirent en  vrais  Français,  comme  dit  mon  oncle  Annibal. 

—  Hum!  fit  le  vieux  soldat,  l'oncle  Annibal  est  un  sacré... 
Pardon,  monsieur  le  marquis;  je  n'aime  pas  votre  oncle  An- 
nibal. 

—  Et  mon  père,  l'aimes-tu  toujours  ? 

—  Ah  !  pour  celui-là  ,  dit  Gaspard,  c'est  un  brave  homme... 
C'est  ça  un  digne  homme ,  quoiqu'il  ait  son  défaut ,  comme  je 
vous  l'ai  écrit  et  qu'il  veuille  faire  des  siennes. 

—  Eh  bien!  Gaspard,  nous  l'en  empêcherons;  je  suis  ici 
pour  ça. 

—  Et  un  peu  aussi  pour  l'autre  chose  ,  dit  Gaspard. 

—  Pour  toutes  deux  ;  mais  procédons  par  ordre. 

—  Combien  avons-nous  de  fermes  occupées  par  les  garnisaires? 

—  Cinq  sur  neuf ,  dit  Gaspard ,  partout  où  il  y  a  des  fillots 
en  âge  de  conscription. 

—  Il  ont  donc  bien  peur  du  feu? 

—  Ouah  !  fit  le  soldat,  ils  partiraient  comme  des  moutons  si 
on  le  leur  disait  un  peu  serré.  Il  n'y  a  que  ce  grand  gueusard 
de  Joseph  qui  se  rébellionne  de  bon  cœur,  d'autant  que  vous 
savez...  vous  savez  bien. 

—  Oui,  dit  Ernest,  Marianne.  II  a  bon  goût,  le  gaillard. 

—  Et  la  fille  n'a  pas  mal  choisi,  repris-je. 

—  Vous  l'avez  donc  vu  ?  me  dit  Ernest. 

—  Mais  je  crois  que  c'était  un  des  trois  paysans  qui  causaient 
à  part,  tandis  que  vous  receviez  les  félicitations  de  vos  vassaux. 


252  REVUE  DE  PARIS. 

—  Oui,  dit  Gaspard,  Jacquet  m'a  conté  qu'il  a  failli  se  disputer 
avec  monsieur. 

—  Je  donnerais  vingt-cinq  louis  pour  qu'il  se  fît  pincer  par 
la  gendarmerie. 

—  Ouah!  fit  Gaspard,  la  gendarmerie,  un  tas  de  poules 
mouillées  qui  ont  des  tas  de  réglemens  à  observer.  Ne  m'en  par- 
lez pas  plus  que  de  ces  culottes  rouges  qu'on  nous  a  envoyés 
en  garnisaires.  Ça  reste  comme  des  oisons  dans  une  ferme,  à  re- 
garder riierlie  pousser.  Ah  !  cré  coquin  !  qu'on  nous  eût  dit  ça 
du  temps  de  l'empereur,  de  venir  lui  pêcher  ici  ces  cadets:  nom 
de  nom!  Ah!  quelle  sauce!  Comme  je  vous  aurais  secoué  le  pays, 
moi!  Les  pères  et  les  mères,  les  amantes  et  les  seigneurs, ,/e  te 
nous  les  aurais  dénichés,  les  merles,  moi  ,  et  dru  encore.  Mais 
ce  n'est  plus  mon  affaire  ;  je  suis  au  service  de  monsieur  le  mar- 
quis, je  pense  comme  lui;  je  trouve  que  c'est  béte  ce  qu'il  fait, 
mais  c'est  pas  à  moi  à  le  juger. 

—  C'est  juste,  dit  Ernest.  Donc  il  n'y  a  que  Joseph  de  difficile  à 
décider.  Eh  bien  !  nous  prendrons  le  parti  que  je  t'ai  dit:  nous 
kii  aciièterons  un  homme. 

—  Plaît- il?  dit  Gaspard, lui  acheter  un'homme,eh  bien  !  c'est 
bon  !  vous  n'auriez  qu'à  mettre  la  clef  sous  la  porte  si  vous  fai- 
siez cette  bêtise;  mais  ils  en  voudraient  tous,  des  hommes: ce 
serait  une  rente  ;")  perpétuité.  Allons  donc,  allons  donc,  faut  que 
ça  marche...  Nous  avons  bien  marclié,  nous  ,  n..  d.  d... ,  pour 
la  répul)lique,  une  et  indivisible,  que  nous  haïssions  de  cœur  et 
d'ame.  Us  détestent  le  gouvernement  :  c'est  pour  ça  qu'il  faut 
qu'ils  le  servent.  Ils  auraient  envie  d'un  empereur,  les  malins; 
trop  blancs-becs  pour  ça:  il  n'en  pousse  pas  comme  des  cham- 
pignons; mais  voici  l'affaire;  nous  pourrions  commencer  par 
faire  liler  les  plus  douxet  quant  à  Joseph,  en  avertissant  un  peu 
les  soldats... 

—  Oh  !  dit  Ernest  d'un  ton  de  reproche,  une  trahison  ! 

—  Allons  donc,  une  trahison  !  reprit  Gaspard  ;  un  gaillard  de 
cinq  pieds  sept  pouces  qui  ne  veut  i)as  être  soldat  !  il  se  croit 
donc  sorti  de  la  cuisse  de...,  comme  dit  votre  oncle  Annibal,  de 
la  cuisse  de..,  ;  enfin  ,  je  ne  sais  pas,  Jucifier,  Lucifer ,  quelque 
chose  comme  ça. 

—  C'est  bon,  dit  Ernest. je  verrai  M.  Liret;  nous  arrangerons 
ca.  Et  l'affaire  de  Marianne? 


REVUE  DE  PARIS.  233 

—  Ça  va,  dit  Gaspard;  nous  avons  les  curés  dimanche. 

—  Bien.  Qui  est-ce  qui  dit  la  messe  au  château  d'ordinaire:' 
reprit  Ernest. 

—  Eli  bien  !  répondit  Gasi)ard,  c'est  Laurot. 

—  Ah!  il  est  donc  ordonné? 

—  Comment,  dit  Gaspard,  il  est  vicaire  de  la  paroisse;  vous 
ne  saviez  pas  ? 

—  Ma  foi  non  ;  et  quelle  tournure  a-t-il  ? 

—  Oh  !  un  pouf,  un  air  béte  ;  il  ne  tient  pas  de  la  famille.  C'est 
que  l'oncle  Annibal  a  été  très-bel  homme  autrefois.  C'est  ça  qui 
faisait  un  joli  abbé. 

—  Gaspard  !  dit  Ernest  en  l'avertissant  de  l'œil. 

—  Prenez  que  je  nai  rien  dit,  réplicpia  Gaspard.  Après  tout, 
Laurot  est  un  honnête  garçon  ,  et  il  se  conduit  très-bien  avec 
sa  mère,  qui  n'est  plus  gardeuse  de  cochons  comme  parle  passé, 
vous  savez;  elle  lui  sert  de  gouvernante. 

—  C'est  bon,  dit  Ernest;  envoyez-moi  Jacquet.  Il  faut  que 
nous  nous  habillions  pour  dîner. 

—  Comment ,  dîner,  lui  dis-je  ;  il  est  une  heure. 

—  Et  c'est  une  heure  de  concession  faite  à  l'esprit  du  siècle, 
dit  Ernest  ;  trop  heureux  si  ma  belle  tante  de  Lancey  nous  ho- 
nore de  sa  présence  à  une  heure  si  incongrue. 

—  Qui  appelez-vous  votre  belle  tante  de  Lancey? 

—  Une  sœur  de  ma  mère,  que  je  vous  laisse  à  étudier,  comme  je 
comptais  vous  laisser  deviner  mon  vénérable  oncle  Annibal,  dont 
je  puis  vous  dire  maintenant  l'histoire.  Il  éta  it  diacreau  commen- 
cement de  la  révolution.  En  sa  quahté  de  cadet  déshérité,  il  de- 
vint un  fougueux  partisan  de  l'abolition  de  la  noblesse ,  et  le 
même  jour  où  mon  père  passait  à  l'armée  de  Coudé,  mon  oncle 
jetait  le  froc  aux  orties  et  se  faisait  soldat  républicain.  Je  ne 
sais  comment  il  fit;  mais  avec  quelque  instruction  et  de  la  sou- 
plesse, il  ne  |)ut  jamais  dépasser  le  grade  de  caporal.  Mon 
père  le  trouva  dans  cette  position  en  rentrant  de  l'émigration 
et  lui  fit  quitter  le  service.  Il  lui  alloua  une  petite  pension  que 
l'oncle  mangeait  toujours  en  trois  'mois.  Enfin  pour  éviter 
les  réclamations  de  tous  les  cabaretiers  du  pays ,  mon  père  le 
prit  chez  lui,  et  depuis  vingt-cinq  ans  il  y  est  installé  et  devenu 
raisonnable  par  l'impuissance  de  mal  faire.  Ce  furent  des  scènes 
affreuses  i)  l'époque  où  la  fille  Laurot  vint  apporter  son  poupon 

20 


234  REVUE  DE  PARIS. 

à  mon  père,  en  le  priant  de  le  nourrir.  Ma  tante  de  Lancey  ne 
parlait  pas  moins  que  de  faire  excommunier  Annilial  ;  mais  ma 
mère,  dont  la  piété  est  vraie  et  par  conséquent  indulgente,  prit 
l'enfant  et  le  fit  élever.  Nous  fûmes  près  de  huit  ans  sans  voir 
M"""  de  Lancey,  qui  trouvait  que  ma  mère  encourageait  le  vice. 
Enfin  le  mallieureux  objet  de  ces  dissensions  ayant  étédestiné  au 
séminaire,  M™"  de  Lancey  se  radoucit, etje  ne  serais  pas  étonné 
que  ce  fût  à  elle  que  Laurot  doit  sa  place  de  vicaire. 

—  Mais  vous  devriez  un  peu  me  dire  ce  qu'est  votre  père, 
votre  mère. 

—  Vous  les  verrez ,  me  dit  Ernest.  Pensons  à  nous  habiller. 
Un  moment  après,  on  nous  fit  avertir  que  le  dîner  était  servi, 

et  nous  partîmes  pour  le  salon  ;  toute  la  famille  y  était  réunie. 
Ernest  me  présenta  à  son  père  et  à  sa  mère.  Je  trouvai  un  vieil- 
lard d'une  politesse  un  peu  suffisante  ,  mais  d'une  distinction 
rare.  Quant  à  M™"  de  Montifillon  ,  qui  avait  dû  être  fort  belle, 
c'était  un  enseml)le  d'obligeance  digne  et  bienveillante  qui  me 
charma  tout  d'abord.  Nous  avions  M">e  de  Lancey.  Rien  de  plus 
refrogné  ne  m'avait  jamais  apparu.  Elle  était  vêtue  de  noir,  sèche, 
tirée,  aiguë.  Ernest  m'étonna  fort  quand  il  m'apprit,  plus  tard, 
qu'elle  avait  éclipsé  autrefois  la  jeunesse  de  sa  sœur  ,  M'ns  de 
Monlfillon.  Un  gros  homme  qui  se  chauffait  les  mollets,  les 
pieds  établis  sur  les  chenets  ,  se  leva  à  celte  phrase  de  M.  de 
Montfillon  : 

—  Monsieur  Liret ,  voici  un  de  vos  cliens  qui  a  été  assez  ai- 
mable pour  venir  vous  trouver  jusqu'ici. 

—  Ah!  bonjour, jeune  homme,  dit  M.  Liret  en  se  retournant... 
Eh!  fit-il  en  me  voyant,  c'est  un  homme.  Diable!  nous  nous  faisons 
vieux ,  l'abbé  ,  dit-il  à  Annibal.  Vous  devez  vous  rappeler  le 
père  de  monsieur;  nous  étions  tous  ensemble  aux  oratoriens; 
vous  étiez  déjà  tonsuré.  Je  connais  votre  affaire ,  reprit-il  en 
«'adressant  à  moi.  Allons  dîner. 

Il  présenta  le  bras  à  M">«  de  Montfillon  ,  et  nous  gagnâmes  la 
salle  à  manger.  M.  Laurot  y  entrait  par  une  autre  porte. 

—  Vous  arrivez  bien  tard,  lui  dit  le  marquis  d'un  air  un  peu 
sec. 

—  Hélas  !  reprit-il  en  essuyant  la  sueur  crasseuse  qui  ruisse- 
lait sur  sa  face  rouge ,  hélas  !  j'étais  à  méditer  dans  le  ravin 
quand  j'ai  entendu  la  cloche  du  dîner. 


REVUE  DE  PARIS.  235 

Le  manant  sentait  le  vin  d'une  lieue. 

—  Reposez-vous,  l'abhé,  lui  dit  d'un  ton  amical  M™«  de  Lan- 
cey  ;  et  nous  attendîmes,  tous  debout  autour  de  la  table  ,  qu'il 
eût  repris  haleine  pour  jious  réciter  un  Benedicite  hypocrite. 
Ceci  me  rappela  que  nous  étions  à  un  jour  de  vendredi  :  le  dîner 
était  maigre.  J'étais  prêt;\  me  résigner,  lorsqu'on  nous  apporta 
un  service  gras  complet.  A  son  aspect  ,M""=de  Lancey  se  signa; 
l'abbé  Laurot  en  fit  autant. 

—  C'est  bon,ditLiret  en  se  préparante  servir;  mangez  votre 
soupe  aux  herbes  et  vos  salsifis;  voici  deux  jeunes  gens  qui  vont 
in'aider  à  démembrer  cette  volaille. 

J'acceptai;  mais  je  fus  très  étonné  de  voir  Ernest  refuser.  Un 
imperceptible  sourire ,  accompagné  d'un  coup  d'oeil  de  côté , 
glissa  sur  les  lèvres  du  notaire.  M™"  de  Lancey  regarda  Ernest 
d'un  air  incrédule. 

—  Ah  ça!  mon  cher  monsieur,  dit  Liret,  vous  avez  donc  vu 
les  glorieuses  ? 

A  ces  mots,  un  salut  circulaire  tourna  autour  de  la  table;  cha- 
cun inclina  la  tête.  Je  regardai  tout  le  monde;  Liret  se  mit  à 
me  rire  au  nez. 

—  Vous  ne  comprenez  pas ,  me  dit-il  ;  c'est  une  plaisanterie 
carliste. 

—  Liret,  reprit  le  marquis,  nous  ferions  croire  à  monsieur 
que  nous  sommes  ennemis  du  roi...  comment  l'appel ez-vous 
donc?  du  roi.,  ah!  M.  Louis-Philippe;  c'est  ça. 

Je  demeurai  tout-à-fait  étabahi.  Liret  repritj: 

—  Très-bien,  moucher  marquis,  je  vous  l'abandonne  ; 
mais  il  faut  que  vous  respectiez  les  glorieuses. 

Autre  salut  général.  Je  n'y  étais  pas  du  tout. 

—  C'était  donc  bien  beau  ?  dit  Liret  en   s'adressant  à  moi, 

—  Plus  beau  que  vous  ne  pouvez  vous  imaginer ,  monsieur  , 
repris-je  ;  jamais  si  solennelle  leçon  n'a  tlé  donnée  à  la  royauté, 
pas  même  celle  du  14  juillet. 

—  Si  elle  avait  bien  profité  de  la  première,  me  dit  le  mar- 
quis, elle  n'aurait  pas  reçu  celle-ci.  J'étais  sur  la  place  Louis 

XV  avec  le  régiment  de  L ,  dont  j'étais  lieutenant-colonel , 

lorsque  nous  chargeâmes  la  populace ,  et  je  sais  comment  on 
en  vient  à  bout. 

—  Bon,  mon  frère,  dit  M™°  de  Lancey,  (jui  n'avait  encore 


236  REVUE  DE  PARIS. 

desserré  les  dents  que  pour  manger  ;  comment  t'exposer  contre 
de  pareilles  gens  !  il  suffisait  de  faire  couper  la  tète  à  une  cen- 
taine de  libéraux  ;  ça  aurait  épargné  bien  du  sang. 
Puis ,  s'adressant  à  moi  d'un  air  larmoyant ,  elle  reprit  : 

—  Est-ce  qu'il  y  a  eu  véritablement  beaucoup  de  Suisses  de 
tués?  me  dit-elle. 

—  Mais...  quelques-uns. 

—  Oh  !  fit-elle,  Dieu  les  récompensera  :  ce  sont  des  martyrs. 

—  Nous  devons  prier  pour  eux,  ajouta  l'abbé  Laurol. 

—  Il  fallait  employer  le  canon  tout;  de  suite,  dit  le  comte 
Annibal;  un  peu  de  bonne  mitraille,  et  c'étajt  fini. 

—  Vous  croyez,  monsier  ?  lui  dis-je:  en  êtes- vous  encore 
lil  ?  ne  savez-vous  pas  que  cinquante  mille  hommes  n'y  auraient 
rien  fait ,  qu'il  n'y  a  i)as  d'armée  qui  résiste  à  tpute  une  popula 
tion  décidée  à  se  battre  etqui  déteste  le  régime  quilui  est  imposé? 

—  Voilà  ce  qu'ils  ne  veulent  pas  croire,  mon  cher  monsieur, 
me  dit  le  notaire.  Ce  qu'ils  ne  veulent  pas  croire  non  plus ,  c'est 
que  l'esprit  des  troupes  même  était  contre  eux. 

—  C'est  bien  pis  aujourd'hui,  dit  l'abbé  Laurot,  aujourd'hui 
qu'on  a  supprimé  les  aumôniers. 

Si  j'ai  rapporté  quelques  mots  de  la  conversation  qui  s'établit 
entre  nous ,  c'est  pour  montrer  comment  dès  l'abord  chacun 
s'ét  tblit  dans  la  liberté  et  la  franchise  de  la  discussion.  Je  n'ai 
ni  le  désir  ni  le  temps  de  raconter  les  inconcevables  propos  que 
moi  et  le  notaire  nous  avions  à  repousser:  mais  voici  en 
somme  ce  qui  résulta  pour  moi  des  observations  que  je  fis  sur 
les  personnes  qui  habitaient  Montifillon. 

Le  marquis  était  un  homme  au  courant  des  idées  de  son  siècle , 
point  entiché  de  l'opinion  qu'un  paysan  fût  une  bête  de  som- 
me, mais  très-décidé  à  croire  qu'il  n'y  avait  qu'une  forte  aris- 
tocratie qui  pîit  faire  le  bonheur  du  peuple.  Il  avait  là-dessus 
des  idées  très-arrétées.  Je  me  rappellequ'il  me  cita  un  fait  très- 
remarquable  ,  à  propos  de  ce  que  je  lui  disais  de  l'inféodalion 
du  pouvoir  et  de  la  propriété  dans  les  familles  nobles. 

—  Mais,  me  répondait-il,  la  noblesse  était  aussi  facile  à 
aborder  que  votre  cens  d'éligibilité.  Voici  un  calcul  statistique 
plus  probant  que  tous  les  raisonnemens.  Sur  onze  cents  famil- 
les nobles  qui  votèrent ,  dans  le  Languedoc ,  pour  l'élection  des 
députés  aux  états  de  1588,  il  n'y  en  a  que  sept  qui  votèrent  au 


REVUE  DE  PARIS.  257 

uième  liUe  aux  états  de  1789.  Ainsi ,  dans  deux  cents  ans, 
toutes  les  propriétés  seigneuriales  des  mille  quatre-vingt-treize 
autres  avaient  été  acquises  par  la  bourgeoisie.  Vous  me  parlez 
de  nos  privilèges  d'officiers  qui  achetaient  des  compagnies  ; 
mais  riiomme  assez  riche  aujourd'hui  pour  faire  élever  son  iils 
à  Saint-Cyr  ouà  l'École  Polytechnique  ne  lui  achète-t-il  pas 
de  fait  une  sous-lieutenance  !  Celui  qui  fournit  un  remplaçant 
ji  son  lils  ne  jouit-il  pas  d'un  privilège  qu'ilnedolt  qu'à  l'argent? 
Vous  préférez  la  noblesse  des  uns;  j'aime  mieux  la  mienne: 
voilà  tout. 

L'abbé  Laurot  était  un  de  ces  prêtres  ignares  et  grossiers  que 
ie  restauration  expédiait  par  grosses  dans  les  campagnes.  Bas 
envers  le  marijuis,  envieux  des  domestiques,  qui  étaient  bien 
traités,  et  insolent  avec  eux. 

Annibal ,  dont  j'ai  dit  l'histoire ,  était  seul  plus  détesté  que 
lui  dans  la  maison  ,  il  y  vivait  dans  un  état  de  servitude  de  sa- 
lon qui  "eût  fait  pilié,  s'il  ne  l'avait  si  lâchement  acceptée. 

—  Annibal ,  arrangez  donc  le  feu  ;  Annibal ,  fermez  la  porte; 
Annibal ,  ouvrez  la  fenêtre;  Annibal,  taisez-vous  ;  Anibal, allez 
vous  coucher;  Annibal,  mon  chien  a  besoin  de  sortir;  et  le 
comte  Annibal  de  Montlillon  oljéissait  toujours  avec  son  éternel 
sourire. 

M"""  de  Lancey  seule  ne  lui  parlait  pas,  elle  le  traitait  en 
pestiféré ,  et  s'écartait  de  lui  quand  il  passait  près  d'elle.  Ce 
lut  Gaspard  qui  m'apprit  qu'elle  avait  été  d'une  rare  beauté, 
fort  galante  et  joueuse  forcenée.  Elle  avait  perdu  au  jeu  la  for- 
tune de  son  mari.  Sa  dévotion  datait  d'une  histoire  lugubre, 
où  elle  avait  été  trouvée  par  ses  domestiques,  évanouie  dans  son 
lit,  à  côté  d'un  prêtre  assassiné.  Cette  histoire  s'était  passée 
en  93  ,  dans  une  nuit  où  son  château  fut  pillé  par  les  paysans. 
M™<'  de  Lancey  était  véritablement  fanatique ,  et  c'était  par 
les  plus  rudes  macérations  qu'elle  expiait  les  ègaremens  de  sa 
jeunesse.  Dans  les  huit  jours  que  je  passai  àMontfiUon,  j'enten- 
dis tous  les  matins  la  messe  dans  la  chapelle  du  château.  M™"  de 
Lancey  l'écoutait  à  genoux  sur  la  pierre  et  dans  une  com- 
ponction extrême.  Le  côté  |)laisant  de  la  cérémonie  était  de 
voir  le  comte  Annibal  de  Monlifiion  devenir  l'enfant  de  chœur 
de  monsieur  son  bâtard ,  l'abljé  Laurot ,  à  qui  il  servait  la 
messe  avec  un  dédain  de  latiniste  et  une  serviHté  de  valet  fort  ré- 

20. 


258  REVUE  DE  PARIS. 

jouissantes.C 'était  une  espèce  de  pénitence  qui  lui  avait  été 
imposée  par  M™*'  de  Lancey  ;  et  je  m'amusais beacoup à  entendre 
l'abbé  Laurot  marmottant  son  latin  gascon ,  auquel  le  comte 
Anni])al  répondait  en  faisant  sonner  la  t)elle  prononciation  latine 
qu'il  avait  apprise  des  oraloriens.  Du  reste ,  le  père  et  l'enfant 
se  méprisaient  souverainement  ;  le  vieux  comte  considérait 
l'abbé  Laurot  comme  un  goujat,  et  l'abbé  considérait  le  comte 
comme  un  sacrilège. 

Puisque  je  suis  à  parler  des  personnages  du  château,  je  dois 
rappeler  un  trait  de  M'""  de  Lancey ,  qui  arriva  le  dimanche 
suivant.  Le  curé  était  au  château  ,  et  son  vicaire  lui  avait  cédé 
l'honneur  de  dire  la  messe.  Ce  curé  était  un  vieillard  de  quatre- 
vingts  ans,  qu'on  appelait  l'archiprêtre,  titre  perdu  depuis  le 
concordat  de  1801.  Ce  vénérable  vieillard,  plein  de  douce  piété 
et  d'esprit  railleur,  nous  expédia  la  messe  en  vieux  praticien; 
ce  fut  l'affaire  de  dix  minutes.  Lorsqu'il  s'agit  de  dîner  ,  on  ne 
trouva  pas  M™6  de  Lancey  ;  il  fallut  l'attendre,  et  lorsqu'elle 
revint  et  que  M.  de  Monlfilion  lui  demanda  où  elle  était  allée , 
elle  lui  répondit  aigrement  : 

—  Je  suis  allée  entendre  la  messe  du  village  ;  est-ce  que  vous 
croyez  que  l'on  fait  son  salut  avec  des  messes  de  dix  minutes  ? 

Quant  à  M'"''  de  Montiillon  ,  c'était  une  singulière  position 
que  la  sienne  entre  sa  piété  sincère,,  .son  élégance  de  manières 
et  la  grossièreté  des  façons  des  prêtres  qui  l'entouraient.  Ex- 
cepté l'archiprêtre  ,  c'était  une  assemblée  de  gros  hommes 
qui  buvaient  des  rouges  bords  et  se  retroussaient  pour  s'asseoir 
à  table,  .le  me  souviens  que  le  jour  du  diner  des  curés,  ils 
étaient  onze  ;  l'un  d'eux  s'offrit  à  découper  une  volaille  truffée 
qui  était  devant  lui.  .le  n'ai  jamais  vu  un  air  si  alarmé  que 
celui  de  M™"  de  Montfillon  ,  à  la  droite  de  laquelle  j'étais ,  et 
qui  dit  aussitôt: 

—  Voici  monsieur  qui  s'y  entend  à  merveille  et  qui  va  s'en 
charger. 

—  C'est  que  je  n'y  entends  rien  ,lui  dis-je. 

—  Prenez  toujours  ,  me  répondit-elle ,  hachez-la,  mais  qu'ils 
n'y  touchent  pas.  En  général,  ces  messieurs  ont  les  mains  fort 
sales  et  les  mettent  partout. 

.le  me  dévouai.  Il  n'était  plus  temps,  ledit  curé  avait  pris  la 
volaille  à  pogne-main  par  une  cuisse  et  la  démembrait.  H  n'y 


REVUE  DE  PARIS.  239 

eut  que  les  curés  qui  en  mangèrent,  tout  le  monde  refusa, 
même  M'""  de  Lancey  ,  qui  ne  put  retenir  un  mouvement  de 
dégoût .  tandis  que  le  curé  léchait  ses  doigts  juteux. 

Cela  me  tit  me  demander  pourquoi  M™«  de  Montfillou  les  in- 
vitait à  sa  table.  Je  ne  pus  le  savoir  ;  car ,  après  le  dîner ,  il  y 
eut  une  conférence  de  famille  à  laquelle  je  ne  dus  pas  assister. 
,1e  profitai  de  la  liberté  qu'on  me  laissait  pour  visiter  les  envi- 
rons du  château,  .le  m'en  écartai  peu  à  peu,  et  j'arrivai  près 
de  la  ferme  du  père  Jacques  ;  je  ne  m'aperçus  point  d'abord 
que  j'étais  suivi,  ou  plutôt  observé,  par  un  paysan  qui  longeait 
à  travers  bois  le  revers  de  la  montagne  pendant  que  je  suivais 
le  chemin.  D'abord  je  n'y  pris  pas  garde,  mais  l'apparition 
d'un  homme  qui  se  montrait  de  temps  en  temps  ,  et  toujours 
à  la  même  hauteur  que  moi,  finit  par  m'occuper.  Cependant  je 
continuai,  et  j'étais  à  peu  de  distance  de  la  ferme,  lorsque  je 
vis  Marianne  causant  avec  l'officier  de  ligne  qui  occupait  la 
maison  de  Jacques.  Elle  riait  en  paraissant  se  défendre  de 
quelques  observations  que  lui  faisait  l'officier.  Lorsque  je  m'ap- 
prochai délie ,  elle  me  dit ,  comme  si  nous  étions  de  vieilles 
connaissances: 

—  Oli!  venez  donc  ,  monsieur,  dire  à  cet  officier  que  je  suis 
•^•îine  pauvre  fille  qui  vend  des  rubans  et  des  cravates  ,  et  que 
^^e  n'ai  rien  de  défendu  dans  mes  marchandises. 

—  Ce  n'est  pas  ce  que  je  veux  savoir,  reprit  l'officier,  et  ceci 
regarde  la  douane  ;  mais  vous  servez  de  messager  aux  réfrac- 
taires ,  vous  les  avertissez  de  l'approche  des  troupes ,  vous  êtes 
toujours  eu  route  par  la  montagne  ;  vous  vous  ferez  quel<[ue 
mauvaise  affaire. 

—  Da  !  dit  Marianne ,  avec  une  nonchalance  de  tête  et  de 
sourire  pleine  de  séduction,  il  n'y  a  pas  de  mauvaises  affaires 
entre  les  jolies  filles  et  les  officiers  qui  sont  gentils. 

La  déclaration  était  tellement  à  brûle-pourpoint,  que  k 
sous-lieutenant  en  fut  tout  troublé. 

—  En  ce  cas ,  répondit-il ,  faisons-en  une  bonne  ensemble , 
et  nous  la  commencerons  sur  l'heure  i)ar  une  embrassade. 

—  Oh!  que  non  ,  fit  Marianne  et  sautant  sur  sa  mule,  est- 
ce  qu'on  s'embiasse  en  plein  jour?  Jésus  ,  si  mon  galant  me 
voyait ,  que  dirait-il  ?  une  autre  fois  nous  verrons  quand  nous 
serons  seuls. 


240  REVUE  DE  PARIS. 

—  Et  quand  cela  arrivera-t-il?  dit  Tofficiep. 

—  Da  !  monsieur,  fit  Marianne  en  se  balançant  sur  sa  mule , 
on  peut  se  rencontrer  quand  on  habite  le  même  pays.  Je  passe 
par  ici  deux  fois  par  semaine.  Guettez  le  moment.  Adieu,  adieu! 

Elle  poussa  sa  mule  vers  la  montagne  ,  tandis  que  le  lieute- 
nant s'amusait  à  regarder  ses  jolies  jambes  qu'elle  lui  montrait 
bénévolement. 

—  Vous  connaissez  cette  fille?  me  dit-il. 

—  Je  sais  qu'elle  vend  un  peu  de  tout. 

—  Il  faut  que  tout  ceci  finisse,  dit  l'officier  en  réfléchissant; 
on  ra'ol)lige  à  un  métier  odieux .  Si  j'avais  été  sage  ,  j'aurais 
visité  les  ballots  de  celte  marchande,  mais... 

—  Mais  elle  est  trop  jolie  pour  cela. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  que  j'aurais  fait  si  elle  était  vieille ,  mais 
le  diable  m'emporte  si  je  ne  donne  ma  démission,  s'il  faut  que 
je  continue  à  vivre  ici  comme  en  pays  conquis. 

J'avais  hâte  de  rejoindre  Marianne,  je  saluai  l'officier,  et 
courus  après  la  belle  marchande. 

—  Vous  êtes  venu  à  propos ,  me  dit-elle,  j'ai  cru  qu'il  allait 
visiter  mes  ballots. 

Cette  crainte  me  surprît,  mais  je  n'en  témoignai  rien. 

—  C'eût  été  fâcheux,  lui  dis-je. 

—  Comment!  me  dit-elle  ,  nous  étions  perdus.  Je  les  ai. 
Comme  elle  disait  cela,  elle  tourna  dans  un  petit  chemin  et 

me  dit  : 

—  C'est  par  ici. 

Avec  ce  que  je  savais  des  projets  d'Ernest;,  je  voulus  pénétrer 
le  mystère  jusqu'au  bout.  Je  la  suivis  sans  demander  ce  qu'elle 
avait  de  si  précieux  dans  ses  ballots. 

—  Savez-vous  ,  me  dit-elle,  que  c'est  bien  beau  à  M.  Ernest 
d'être  venu  se  mettre  à  la  tête  des  vassaux  de  son  père! 

—  Très-beau,  assurément ,  d'autant  que  je  ne  les  crois  pas 
très-nombreux. 

—  Que  dites-vous  là  ,  reprit-elle,  depuis  deux  jours  qu'il  est 
arrivé,  la  moitié  des  paysans  est  décidée;  oh!  nous  le  ferons 
danser  votre  coquin  de... 

J'en  demande  pardon  au  procureur  du  roi;  elle  nomma  en 
toutes  lettres  le  personnage  dont  elle  voulait  parler. 

—  Diable  !  lui  dis-je ,  je  ne  croyais  pas  que  ce  fût  si  avancé. 


REVUE  DE  PARIS.  241 

—  Plus  que  vous  ne  pensez ,  reprit-elle  en  baissant  la  voix , 
et  l'officier  peut  me  demander  des  rendez-vous ,  et  moi  lui  en 
donner.  Je  sais  quelqu'un  qui  l'empêchera  d'y  ajler  ,  et  avant 
qu'il  soit  long-temps. 

Nous  nous  arrêtâmes  à  ce  moment,  et  elle  me  dit  : 

—  Allons,  dépêchons-nous ,  aidez-moi. 

Tout  aussitôt,  elle  détacha  ses  ballots,  les  ouvrit,  et  en  sor- 
tit une  douzaine  de  fusils  de  chasse  démontés',  dont  elle  pla- 
ça les  pièces  dans  le  tronc  d'un  vieil  arbre:  il  y  avait  aussi  trois 
ou  quatre  paires  de  pistolets.  Je  ne  savais  trop  quel  parti  pren- 
dre lorsqueje  vis  Joseph  sortir  d'un  fourré,  et  je  reconnus  que  c'é- 
tait l'homme  que  j'avais  remarqué  me  suivant  et  me  surveillant. 

—  Voilà  deux  heures  que  je  t'attends,  dit-il  à  Marianne  assez 
rudement,  ce  n'est  pas  ainsi  que  nous  marcherons. 

—  On  fait  cequ'onpeut ,  reprit  la  jeune  filled'un  air  soumis. 

—  Et  on  s'amuse  à  causer  avec  les  Francimans. 

Ce  mot  de  fiancimanest  la  dernière  trace  de  la  vieille  sépara- 
tion de  la  France  en  langue  d'oil  et  langue  d'oc  ou  langue  proven- 
çale. Franciman  est  un  Français ,  un  homme  qui  ne  parle  pas  la 
langue  nationale  du  midi,  c'est  un  terme  de  haine  et  de  mépris. 

—  Jésus  !  dit  Marianne,  il  fallait  bien  Vamuser  cet  officier  , 
il  voulait  voir  ce  que  je  portais  dans  mes  ballots. 

—  Nous  ne  pouvons  donc  plus  nous  promener  sur  les  gran- 
des routes,  dit  Joseph  avec  fureur.  Ah  !  nous  les  renverrons  à 
Paris,  les  uniformes  !  Nous  verrons,  et  pas  plus  tard  que  ce  soir. 

—  Un  moment,  lui  dis-je,  vous  attendrez  les  ordres  de  M.  Er- 
nest, avant  de  rien  entreprendre.  Il  m'a  chargé  de  vous  le  dire. 

—  J'ai  des  ordres  de  quelqu'un  qui  le  vaut  bien  ,  répondit 
Joseph  avee  humeur,  et  d'ailleurs  je  ferai  ce  qui  me  plaît. 

Il  se  baissa  et  ramassa  les  armes. 

—  Voulez-vous  donc  les  emporter?  lui  dis-je. 

—  Est-ce  que  vous  croyez,  répondit-il,  que  je  vais  les  laisser 
là  au  clair  de  la  lune? 

—  Vous  ne  les  toucherez  pas ,  m'écriai-je,  que  vous  n'en  ayez 
reçu  l'ordre  de  M.  de  Montfillon. 

—  Et  je  l'ai ,  cet  ordre ,  me  dit  Joseph. 
Je  vis  qu'il  parlait  du  vieux  marquis. 

—  Son  fils  a  décidé  qu'il  fallait  attendre.  Obéissez-lui. 

—  Allons,  Joseph,  dit  Marianne,  écoute  monsieur;  il  venu 


242  REVUE  DE  PARIS. 

nvcc  M.  Ernest  de  Paris  pour  ça,  et  il  doit  savoir  ce  qu'il  faut 
l'aire  mieux  que  nous. 

—  II  pouvait  y  rester,  dit  le  paysan  en  patois.  C'est  égal,  je 
ferai  ce  qu'il  veut.  Allez-vous-en,  on  peut  s'apercevoir  que  vous 
avez  quitté  le  grand  chemin. 

Nous  reprîmes  le  petit  sentier  avec  Marianne  après  avoir  rat- 
taché les  ballots,  tandis  que  Joseph  s'enfonçait  dans  les  bois. 
Au  moment  où  nous  débouchâmes  sur  le  chemin  du  cliàleau , 
nous  fûmes  surpiis  de  recontrer  Ernest  qui  se  promenait  sur 
la  roule  en  causant  avec  le  lieutenant. 

—  Eh!  nous  dit-il  en  me  voyant  sortir  avec  Marianne,  voilà 
qui  est  très-bien  ;  comment,  notre  belle  convertie,  vous  allez 
dansles  bois  avec  un  jeune  homme,  vous  ne  savez  donc  pas  que 
les  I)clles  filles  y  perdent  toujours  quelque  chose  ? 

—  Elles  y  perdent  beaucoup,  dit  le  lieutenant  qui  s'était  ap- 
proché de  la  mule,  car  voilà  des  ballots  qui  étaient  pleins  tout 
à  l'heure  ,  et  qui ,  maintenent ,  sont  à  moitié  vides.  Dites  donc, 
ma  belle  fille,  reprit-il  sévèrement ,  est-ce  que  vous  avez  été 
par-là  vendre  des  cravates  et  des  bretelles  aux  buissons  et  aux 
arbres?  Il  faut  que  ceci  s'explique. 

Ernest  me  regardait  d'un  air  ébahi.  Je  lui  avais  fait  un  signe 
qu'il  n'avait  pas  trop  compris  ,  et  Marianne,  les  yeuxbaissés, 
jouant  avec  un  bouton  de  soncasaquin,  ne  répondait  rien. 

—  Enfin,  dit  l'officier,  qu'y  avait-il  dans  vos  ballots? 

—  Da  !  reprit  la  jeune  fille ,  monsieur  le  sait  aussi  bien  que 
moi. 

—  Eh  bien  !  rnonsieur,  me  dit  le  lieutenant,  me  direz-vous 
ce  que  contenaient  ces  ballots  ? 

—  Je  ne  sais  de  quel  droit  vous  m'interrogez  ainsi ,  et  le  ton 
que  vous  prenez... 

—  Monsieur,  dit  le  lieutenant  sèchement  et  avec  une  poli- 
tesse railleuse,  mes  droits  résultent  d'ordres  très-précis ,  et  le 
ton  que  je  prends  est  tel  que  vous  n'y  trouveriez  rien  à  dire  si 
vous  aviez  quelque  chose  de  bon  à  me  répondre. 

—  Eh  bien  !  monsieur  ,  tenez-vous  pour  dit  que  je  n'ai  rien 
à  vous  répondre. 

—  Alors ,  monsieur ,  tenez  pour  bon  ,  reprit  l'officier ,  que  je 
m'assure  de  votre  personne. 

—  Comment,  m'écriai-je,  m'arrêter  !  Oh  !  pour  ceci,  mon 


REVUE  DE  PARIS.  243 

cher  Ernest ,  la  plaisanterie  devient  trop  grave  ;  je  ne  me  soucie 
pas  (l'aller  en  prison  pour  les  lubies  de  monsieur  votre  père. 

—  Mais ,  mon  Dieu  !  s'écria  Ernest,  qu'y  avait-il  dans  ces 
malheureux  ballots  ? 

—  Eh  bien  !  dis-je,  y  il  avait... 

—  Des  armes  !  dit  l'officier. 
Je  fis  un  signe  affirmatif. 

—  Comment!  s'écria  Ernest  en  parlant  à  Marianne,  vous 
avez  osé... 

—  Eh  !  monsieur  le  marquis,  j'ai  obéi  à  votre  père,  dit  la 
jeune  fille,  habile  à  se  débarrasser  de  l'accusation  qui  allait 
peser  sur  elle. 

—  A  mon  père  ? 

—  Vous  l'entendez,  monsieur,  reprit  le  lieutenant,  et  j'espère 
que  maintenant  vous  ne  me  solliciterez  plus  de  retarder  la  vi- 
site que  je  dois  faire  chez  vous. 

—  Marianne,  dit  Ernest,  allez  au  château  ,  et  ne  dites  à  per- 
sonne ce  qui  vient  de  se  passer.  Je  voudrais  parler  à  monsieur. 

—  Pardon,  reprit  le  lieutenant,  il  est  inutile  que  cette  jeune 
fille  aille  avertir  monsieur  votre  père  de  l'endroit  où  sont  ces 
armes.  Elle  aura  la  bonté  de  demeurer  avec  nous.  D'ailleurs ,  je 
manquerais  trop  ouvertement  à  mes  devoirs  en  ne  m'assurant 
pas  d'elle. 

Ernest  allait  répliquer  lorsque  nous  vîmes  accourir  Liret  qui 
nous  cherchait  partout.  L'orsqu'il  nous  eut  rejoints  ,  nous  lui 
racontâmes  la  position. 

—  Diable!  diable  !  dit-il...  Mais,  mon  cher  Ernest,  vous  n'a- 
vez pas  dit  nos  projets  au  lieutenant? 

—  A  peu  près,  dit  Ernest  en  faisant  signe  que  Marianne  écou- 
tait. 

—  C'est  vrai,  dit  le  notaire,  l'enfant  pourrait  causer,  diable  ! 
diable  !  Monsieur  le  lieutenant  ne  parlait-il  pas  de  la  faire  ar- 
rêter? 

—  Sans  doute. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  ami,  c'est  ce  que  vous  avez  de  mieux 
à  faire  pour  le  moment,  allons,  petite,  allons,  il  faut  vous 
laisser  mettre  dans  la  chambre  de  Jacqueline  ,  vous  causerez 
ensemble.  C'est  l'affaire  de  vingt-quatre  heures. 

—  Mais  on  l'attend  au  château ,  dit  Ernest. 


Sf44  REVUE  DE  PARIS, 

—  Diable!  diable  !  fit  Liret,  ça  ce  complique  cruellement. 

Il  s'arrêta,  prit  trois  prises  de  tabac,  alla  se  placer  devant  le 
lieutenant,  et  le  regarda  dans  le  blanc  des  yeux. 

—  Monsieur ,  lui  dit-il  tout  d'un  coup ,  voulez-vous  croire  à  la 
parole  d'honneur  d'un  homme  quia  soixante-dix  ans  et  qui  est 
réputé  pour  un  honnête  homme? 

—  ,Ie  croirai  à  la  vôtre,  monsieur,  dit  le  lieutenant. 

—  Voilà  qui  est  bien.  Vous  allez  me  laisser  cette  jeune  fille 
pendant  deux  heures,  parce  que  j'ai  besoin  d'elle;  elle  vous  sera 
rendue  à  votre  première  sommation;  et  cette  sommation,  vous 
viendrez  nous  l'apporter  vous-même  au  château  ce  soir  vers  dix 
heures.  Vous  trouverez  Gaspard  au  bout  du  petit  chemin ,  il 
vous  conduira  dans  la  chambre  de  ces  messieurs ,  etnous arran- 
gerons tout  ça. 

—  Ces  messieurs  s'engagent-ils  à  ce  que  rien  ne  sera  changé 
d'ici  là  dans  l'état  des  choses ,  que  rien  ne  sera  soustrait  du 
château? 

—  Je  m'y  engage ,  dit  Ernest. 

—  Et  vous?  dit  l'ofiicier  en  s'adressantà  moi. 

—  Moi,  monsieur,  lui  dis-je ,  je  ne  m'engage  A  rien  ;  je  me 
trouve  déjà  assez  follement  engagé  dans  une  affaire  à  laquelle 
je  ne  comprends  rien. 

Liret  me  regarda  du  coin  de  l'œil. 

—  Mon  cher  ami ,  me  dit-il  d'un  air  rusé ,  vous  ne  savez  pas 
comme  on  cause  bien  entre  deux  verres  de  punch  de  l'affaire  la 
plus  compliquée.  C'est  un  soir  que  j'étais  un  peu  gris  que  je  dé- 
couvris dans  un  acte  une  nullité  que  j'y  cherchais  vainement 
depuis  six  mois. 

,Ie  dois  dire,  à  la  honte  de  l'humanité,  que  je  compris  très- 
bien  ,  car  le  notaire  était  possesseur  d'un  acte  qui  me  concer- 
nait, etje  dois  dire ,  toujours  à  la  honte  de  l'humanité ,  que  je  pris 
aussitôt  le  même  engagement  qu'Ernest  et  Liret. 

—  En  ce  cas,  reprit  le  lieutenant  si  vos  intentions  sont  lelles 
que  vous  me  le  dites ,  vous  ne  devez  pas  vous  soucier  que  ces  armes 
arrivent  à  leur  destination. 

—Non  vraiment,  dit  Ernest ,  il  faut  les  enlever. 

—  Où  sont-elles?  demanda-t-il  à  Marianne. 

—Le  Parisien  peut  vous  le  dire  ,  répondit-elle  avec  un  froid 
dédain.  Il  m'a  déjà  dénoncée. 


REVUE  DE  PARIS.  245 

—Que  le  diable  vous  emporte  tous!  m'écrlai-je  en  fureur  ; 
tout  à  l'heure  je  vais  passer  pour  un  espion  rj'enai  assez,  faites 
vos  affaires  vous-mêmes. 

—Bon ,  très-bon ,  dit  Liret ,  je  vais  le  savoir  sans  autre  infor- 
mation. 

Et  se  remplissant  d'air  avec  effort ,  il  jeta  un  hâàou  aigu 
comme  celui  d'une  femme ,  et  un  instant  après  on  lui  répondit 
par  un  cri  pareil  et  un  coup  de  fusil  qui  s'entendit  à  peine. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  reprit  l'officier. 

—  Cela  veut  dire ,  répli([ua  le  notaire ,  que  pendant  que  nous 
babillions  ici,  ils  ont  emporté  les  fusils. 

—Encecas,ditle  lieutenant,  tout  est  rompu,  et  je  puis  rendre 
la  liberté  à  cette  prisonnière. 

—  Traitons,  dit  le  notaire;  nous  allons  laisser  monsieur 
(c'était  moi)  pour  otage,  et,  dans  deux  heures,  vers  sept  heures, 
au  momenldu  souper,  nous  vous  renverrons  la  fille  délinquante. 
Vous  acceptez ,  c'est  entendu.  Allons ,  dépêchons ,  on  nous  attend 
au  château. 

Je  n'eus  le  temps  de  rien  objecter ,  car  Liret ,  Ernest  et  Marian- 
ne partirent  sur-le-champ,  etje  ne  pus  queleur  crier  dem'envoyer 
au  moins  des  cigares. 

—J'en  ai  d'excellensàvotre  service,  me  dit  le  lieutenant. 

Et  nous  demeurâmes  seuls.  Tout  en  causant,  je  lui  appris 
comment  je  me  trouvais  mêlé  dans  celte  affaire ,  etje  sus  de  lui 
que  cette  Marianne  lui  avait  été  désignée  comme  l'agent  des 
intrigues  des  nobles  du  pays. 

—  Elle  a  été  d'autant  plus  utile  à  leurs  relations,  me  dit-il, 
qu'elle  est  protestante  ,  et  qu'en  générallesprotestans  sont  très- 
patriotes,  car  vous  savez  sans  doute  qu'ici  les  opinions  politiques 
sont  encore  des  opinions  religieuses. 

Nous  eûmes  à  ce  sujet  une  longue  conversation ,  et  le  lieute- 
nant Vamès  me  prouva  qu'il  avait  observé  le  pays  qu'il  habitait. 

—  Cette  différence  de  religion  a  laissé ,  me  dit-il,  entre  les 
habitans  des  petites  villes ,  qui  presque  tous  sont  fabricans  et 
protestans,  et  les  catholiques  nobles  qui  possèdent  la  plupart 
des  fermes ,  une  haine  telle ,  que  si  nous  voulions  laisser  faire  la 
garde  nationale  du  pays,  elle  aurait  bientôt  fait  prompte  justice 
de  toutes  ces  résistances  ;  mais  ce  serait  ouvrit'  carrière  à  des 
désastres  sans  nombre.  Les  gardes  nationaux,  irrités  encore 

21 


246  REVUE  DE  PARIS. 

(le  la  suprématie  des  nobles  et  des  prêtres  qu'ils  ont  subie  pen- 
dant quinze  ans  de  restauration,  en  leur  qualité  de  patentés 
et  de  protestans  ,  ne  parlent  pas  moins  que  de  démolir  ou  de 
brûler  les  châteaux  qu'ils  supposent  servir  d'asile  aux  réfrac- 
taires;  si  un  pareil  acte  était  commis ,  il  donnerait  lieu  à  de 
cruelles  représailles,  etcertes,  lelendemain  d'un  château  dévasté, 
vous  auriez  plus  d'une  manufacture  incendiée.  Ce  serait  mettre  le 
pays  à  feu  et  à  sang.  Je  regrette  d'être  forcé  au  métier  que  je 
fais ,  mais  cependant  je  pense  que  s'est  le  seul  parti  sage  qu'il  y 
eût  à  prendre ,  que  de  charger ,  pour  ainsi  dire ,  des  neutres  de 
rétablir  l'ordre  dans  ce  pays. 

Ce  fut  en  causant  ainsi  qu'il  me  raconta  que  des  gardes 
nationaux  s'étant  engagés  dans  la  montagne  avec  le  procureur 
duroi,  celui-ci avaitété  fait  prisonnier; que  les  gardes  nationaux 
avaient  tué  deux  paysans ,  et  avaient  eu  dé  leur  côté  un  officier 
presque  coupé  en  deux  par  un  coup  de  faux. 

Peu  à  peu  la  conversation  nous  entraîna  bien  loin  delà  mon- 
tagne Noire  ;  elle  retourna  à  Paris,  le  but  de  toute  espérance  de 
jeune  iiomme.  Use  trouva  que  M.  Vamès  y  avait  tenu  garnison; 
nous  nous  rencontrâmes  sur  trois  ou  quatre  noms  d'amis  que 
nous  connaissions  chacun  de  notre  côté  ;  nous  étions  en  pleine 
voied'intimité,  lorsque  nous  vîmes  revenir  Marianne  sous  l'escorte 
du  fidèle  Gaspard,  qui  avait  fait  un  héroïque  effort  sur  sa  jambe 
pour  nous  la  ramener. 

Je  remarquai  que  la  jeune  fille  avait  perdu  quelque  chose  de 
cet  air  décidé  que  je  lui  avais  remarqué  ;  elle  avait  beaucoup 
pleuré ,  et  Gaspard  ,  en  partant,  lui  remit  un  petit  volume  qu'en 
homme  de  guerre  expérimenté  il  fit  passer  à  l'inspection  du 
lieutenant.  Nous  fûmes  tous  deux  très-surpris  en  voyant  que 
c'était  un  livre  de  messe. 

Je  rentrai  au  château  sur  la  foi  des  traités,  et  j'arrivai  au 
moment  où  l'on  allait  se  mettre  à  table  pour  souper.  Tout  le 
monde  était,  sinon  triste  ,  du  moins  silencieux  et  grave;  Mm^de 
Lancey  était  plus  soml)re  que  jamais  ;  elle  aussi  avait  beaucoup 
pleuré,  et  je  pensais  qu'U  y  avait  connexité  d'intérêt  dans  ses 
larmes  et  dans  celles  de  Marianne.  Comme  on  se  parlait  peu,  je 
me  mis  à  réfléchir,  et  l'histoire  de  l'abbé  Laurot  me  servant  de 
fanal ,  je  m'imaginai  que  Marianne  pouvait  bien  avoir,  avec 
M"">  de  Lancey,  des   rapports  semblables  à  ceux  du  comte 


REVUE  DE  PARIS.  247 

Annil)al  et  de  l'abbé.  Je  n'eus  guère  le  temps  de  me  livrer  à  la 
méditation  et  à  l'an'angement  de  cette  supposition  ;  le  souper 
fut  court ,  et  après  un  quart  d'heure  d'entretien,  tout  le  monde 
se  relira.  J'ai  oul)lié  de  dire  que  tous  les  curés  avaient  disparu. 
A  peine  fûmes-nous  rentrés  dans  notre  chambre  avec  Ernest, 
qu'il  se  jeta  dans  un  fauteuil  en  poussant  un  ouf!  qui  dénotait 
combien  la  journée  lui  avait  pesé. 

—  Qu'y  a-t-il  ?  lui  dis-je. 

—  Attendons  Liret,  reprit-il,  il  ne  me  pardonnerait  pas  de 
vous  avoir  révélé  son  plan  de  campagne  ;  il  s'en  réserve  la 
gloire. 

Une  heure  se  passa  à  peu  près,  pendant  laquelle  Jacquet 
apprêta  un  immense  bol  de  punch ,  alluma  un  feu  d'orgie  dans 
la  cheminée ,  et  disposa  cinq  fauteuils  autour  de  la  table. 

—  Pour  qui ,  dis-je  à  Ernest ,  ce  cinquième  siège. 

—  Pour  Gaspard;  il  est  de  la  mine  et  de  la  contre-mine,  et 
par  conséquent  admis  au  conseil. 

Ernest  avait  un  ton  de  gaieté  et  de  bonne  humeur  que  je  ne 
lui  avais  pas  vu  depuis  long-temps.  Bientôt  Liret  arriva  sur  la 
pointe  du  pied  comme  un  écolier  qui  vient  à  un  régal  secrètement 
préparé  dans  la  mansarde  d'un  collège. 

—  Trop  de  citron,  dit-il  en  goûtant  le  punch  vers  lequel  il  se 
dirigea  d'abord  ;  ajoutez  du  thé,  de  sucre  et  du  rum. 

Ceci  doubla  le  bol  de  punch ,  et  Liret  dit  gravement  en 
s'asseyant  dans  un  fauteuil  sans  quitter  le  précieux  liquide  du 
coin  de  l'œil  : 

—  Voilà  qui  va  bien. 

11  y  avait  entre  nous  une  sorte  de  recueillement  qui  nous  empê- 
chait déparier,  et  nous  étions  tous  trois  dans  un  profond  silence 
lorsque  nous  entendîmes  monter  dans  la  tour  angulaire  qui  nous 
servait  de  cabinet  de  toilette. 

—  Le  voilà  ,  dit  Liret  ;  il  prit  lui-même  un  flambeau  et  alla 
au-devant  du  lieutenant  et  de  Gaspard,  qui  étaient  entrés  par 
une  petite  porte  qui  ouvrait  sur  la  campagne.  Quand  le  notaire 
traversa  avec  le  lieutenant  la  fameuse  salle  aux  chaises  percées, 
il  ne  put  résister  au  désir  de  faire  un  mauvais  calembour,  et  ma 
fidélité  d'historien  m'oblige  à  le  répéter 

-Mon  cher  lieutenant ,  dit-il,  vous  allez  trouver  ici  une 
vraie  place  de  guerre  ,  et  voici  d'abord  les  pièces  de  siège. 


248  REVUE  DE  PARIS. 

Si  je  vous  dis  que  nous  eûmes  la  sottise  de  rire  de  cette  bêtise, 
c'est  pour  vous  apprendre  que  nous  nous  abordâmes  avec  le 
lieutenant  en  disposition  de  gaieté.  L'assemblée  étant  au  grand 
complet,  Liret  désigna  sa  place  à  chacun,  et  lui-même,  se 
laissant  tomber  dans  son  fauteuil,  s'écria: 

—  D'abord  buvons  :  c'était  la  manière  des  anciens  pour 
garantir  à  leurs  hôtes  les  droits  sacrés  de  l'hospitalité. 

—  Très  -  bien  ,  dit  Ernest  ;  mais  ils  buvaient  dans  la  même 
coupe. 

—  Sottise  !  dit  Liret ,  car  si  le  vin  était  bon  ,  le  premier  était 
un  imbécile  de  ne  pas  tout  boire. 

Nous  trinquâmes ,  et  le  notaire ,  se  renfonçant  dans  son  fau- 
teuil, commença  en  ces  termes: 

—  Voici  les  positions  :  monsieur  estleiîls  déM.  le  marquis  de 
Montfillon  ,  qui  lui  laissera  cinquante milfellvreè  de  rente.  Ma, 
monsieur  est  le  neveu  de  M™'=  deLancey ,  qui  en  possède  quatre- 
vingt-dix  mille.  Les  rentes  paternelles  sont  immanquables  ,  les 
rentes  de  la  tante  sont  chanceuses ,  d'autant  plus  chanceuses 
que  ladite  dame  est  fort  poussée  à  en  faire  don  à  l'Église,  par 
des  raisons  de  pénitence  à  nous  inutiles  à  révéler,  et  que  ces 
raisons  ont  été  corroborées  par  la  conduite  du  neveu  ci-présent, 
qui ,  au  grand  scandale  de  toutes  les  âmes  pieuses ,  s'amuse  à 
perdre  son  ame  et ,  qui  plus  est ,  son  argent  avec  des  danseuses 
de  l'opéra  et  autres. 

—  Pardon,  dit  l'officier,  mais  cela  ne  me  paraît  pas  avoir 
grand  rapport  avec  l'affaire  des  réfractaires. 

—  Rapport  intime,  mon  cher,  reprit  Liret;  mais  vous 
m'avez  interrompu ,  et  je  ne  sais  jamais  reprendre  haleine  sans 
m'ouvrir  la  voix  par  un  verre  de  quelque  chose  :  donnez-moi 
du  punch  ,  et  n'oubliez  pas  qu'à  chaque  interruption  je  double 
le  moyen  oratoire. 

—  Diable  !  fit  Ernest ,  n'allons  pas  dire  deux  paroles  de  suite. 

—  Comme  vous  voudrez,  dit  Liret  ;je  continue.  Er'go,comme 
les  jeunes  gens  n'ont  jamais  assez  d'argent,  et  que  les  prê- 
tres en  ont  toujours  trop ,  il  est  juste,  il  est  bon ,  il  est  évangé- 
lique ,  que  le  jeune  homme  recueille  et  que  l'église  soit  frustrée. 

Quelqu'un  eut  envie  de  rire. 

—  Si  vous  riez ,  je  bois  ,  dit  le  notaire ,  et  je  fais  écrire  au 
procès-verbal  :  rires  et  interruptions. 


REVUE  DE  PARIS.  i'49 

Nous  gardâmes  notre  sérieux. 

—  Vous  me  demanderez  peut-être  pourquoi  nous  voulons 
pourvoir  dès  à  présent  à  l'inconvénient  de  perdre  quatre-vingt 
mille  livres  de  rente  ;  je  vous  répondrai  que  c'est  paice  qu'il 
faut  que  ce  soit  fait  aujourd'hui ,  ou  jamais.  Ladite  dame,  veuve 
de  Lancey ,  par  ces  mêmes  raisons  que  je  n'ai  pas  voulu  vous 
dire  tout  ù  l'heure  ,  veut  se  retirer  du  monde  ,  s'enfermer  dans 
une  communauté  de  sœurs  de  la  charité,  et,  en  sa  quaUtéde 
femme  qui  va  mourir  au  monde,  elle  veut  faire  un  testament. 

—  Je  ne  vois  pas  trop...  dit  le  lieutenant. 

—  Buvons  !  s'écria  le  notaire ,  deux  verres  s'il  vous  plaît , 
c'est  promis. 

—  Taisons-nous ,  ou  dans  un  quart  d'heure  Liret  sera  gris 
comme  un  Polonais. 

—  N'insultez  pas  la  Pologne,  dit  Liret,  dont  les  yeux  flam- 
baient déjà,  écoutez  votre  vénérable, enfans.  C'est  donc  le  testa- 
ment que  prépare  la  susdite  dame  qui  est  important  à  surveiller, 
et  qu'il  est  nécessaire  de  tourner  du  côté  laïque  au  préjudice 
de  la  lapacité  cléricale.  Or  qu'a  fait  le  notaire  Liret ,  l'ami  de  la 
noble  famille  des  3Iontfillon?  Il  a  été  chez  l'arcliiprêtre  de  la 
paroisse ,  un  vieux  honnête  homme  que  l'esprit  de  la  robe  n'a 
point  gagné  ;  il  lui  a  dit  la  chose ,  et  voici  ce  qui  a  été  adopté 
par  lui ,  tout  en  regrettant  qu'une  si  bonne  œuvre  lui  vînt  par 
l'inspiration  du  démon:  le  démon  c'est  moi;  la  bonne  œuvre  est 
celle-ci.  Je  ne  sais  en  quels  termes  le  brave  archiprêtre  a  persuadé 
M^^de  Lancey  ;  mais  voici  comment ,  moi ,  je  l'aurais  prêchée.  " 
Donner  son  bien  aux  prêtres ,  est  une  chose  fort  commune  etque 
les  derniers  des  bourgeois  se  permettent  quelquefois,  à  l'instar 
des  plus  nobles  pécheurs.  11  est  une  œuvre  à  la  fois  plus  agréable 
à  Dieu  et  plus  remarquable  aux  yeux  du  monde ,  c'est  de  rame» 
ner  au  giron  de  l'Église  une  aine  égarée.  11  y  a  près  de  vous  une 
jeune  fille  protestante  que  vous  avez  quelque  raison  de  connaître, 
tille  d'une  mère  al)andonnée  par  sa  mère  coupable,  id  est ,  petite 
fille  d'une  pécheresse  qui  l'a  oubliée  dans  la  misère  où  elle  a  vécu. 
Le  malheur  de  sa  naissance  appartient  à  une  cruelle  faute  de  cette 
pécheresse, etle  malheur  de  sa  perdition  lient  à  ce  vain  orgueil,  qui 
a  craint  de  la  protéger  de  ses  bienfaits  de  peur  de  dénoncer  les 
liens  qui  l'unissaient  à  une  famdled'un  nom  respectable.  Il  faut 
1  éparer  tous  ces  torts  en  un  coup  ;  il  faut  ramener  la  brei>is  égarée 

21 . 


150  REVUE  DE  PARIS. 

ail  bercail  de  l'Église ,  et,  comme  il  est  impossible  de  lui  donner 
un  nom,  il  faut  lui  assurer  une  existence  honnête.  Cet  acte  sera 
bien  plus  agréable  au  ciel  que  le  don  de  votre  fortune  qu'il 
sera  alors  convenable  d'assurer  à  votre  neveu  Ernest,  jeune 
homme  complètement  corrigé  de  ses  erreurs ,  et  qui  donnera 
une  éclatante  preuve  de  son  repentir  en  venant  vous  seconder 
dans  votre  pieuse  entreprise  et  en  servant  de  parrain  à  la  jeune 
convertie  dont  vous  serez  la  marraine.  La  dame  a  accepté. 

—  C'est  sul)lime  !  lA'écriai-je. 

—  Du  punch  !  cria  le  notaire,  du  punch  !  du  punch  ! 
Il  tint  sa  parole  et  en  avala  quatre  verres. 

—  Admirablement  bu  !  lui  dit  l'officier  ;  mais  je  ne  sais  pas 
encore  en  quoi  ceci  regarde  l'affaire  des  réfractaires. 

—  En  quoi!  s'écria  le  notaire  tout-à-fait  Mambaut  de  punch 
et  de  regard.  C'est  que  ladite  Marianne ',  est  l'amoureuse  du 
nommé  Joseph, le  plus  têtu  des  réfi^àdt^e^V  l^i^^cl  se  soucie 
de  la  légitimité  comme  d'un  vieux  sabot,  mais  lequel  se  soucie 
beaucoup  de  sa  maîtresse.  Or,  suivez  b*îeîFitïOh  raisonnement. 
La  foi  nouvelle  et  chancelante  de  la  nouvelle  convertie  a  besoin 
d'un  appui  pour  ne  pas  fléchir,  d'urt  gtrtde  pour  ne  pas  errer  , 
et  je  ne  sais  rien  de  mieux  pour  appuyer  la  foi  chancelante 
d'une  jeune  fille  qu'un  beau  mari  qui  lui  donne  le  goût  du  ca- 
tholicisme ,  par  des  raisons  que  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire. 
Ledit  Joseph  ne  demande  pas  mieux,  ladite  Marianne  ne  de- 
mande pas  mieux ,  nous  ne  demandons  pas  mieux  ;  donc  nous 
achetons  un  remplaçant  à  Joseph,  nous  le  marions  avec  Marian- 
ne, nous  faisons  faire  donation  à  la  tante ,  le  pays  est  tranquille. 

—  Et  Ernest  a  les  quatre-vingt  mille  livres  de  rente,  dis-je. 

—  Et  je  vous  invite  tous  à  célébrer  ce  grand  jour,  dit  Ernest. 

—  Et  nous  Iioirons  du  sillery  crémanl,  dit  le  notaire. 

—  Et  je  serai  l'intendant  de  M.  le  marquis ,  dit  Gaspard. 

—  Et  nous  reprîmes  tous  en  chœur  : 

—  A  boire  !  à  boire  ! 

Et  nous  trinquâmes  en  nous  levant  et  en  jetant  nos  bonnets 
de  velours  au  plafond ,  Liret  jeta  sa  perruque. 

—Donc,  reprit-il ,  nous  avons  besoin  d'un  délai  de  huit  jours 
pour  cela ,  et  voilà  les  raisons ,  lieutenant ,  qui  nous  font  de- 
mander un  armistice. 

—  Accordé!  s'écria  celui-ci  joyeusement. 


REVUE  DE  PARIS.  251 

—  Accordé!  répétâmes-nous  en  chœur. 

Nos  bonnets  voltigeaient  encore  en  l'air,  nos  verres  se  cho- 
«juaienl  encore  lorsque  nous  fûmes  interrompus  par  quatre  ou 
cinq  coups  de  feu  suivis  de  longs  cris. 

Liret  laissa  tomber  son  verre ,  l'officier  jeta  le  sien  et  ouvrit 
la  fenêtre  qui  donnait  sur  la  campagne ,  et  s'éciia  avec  colère  : 

— C'est  une  lâche  trahison,  messieurs,  un  piège  infâme  où  vous 
m'avez  attiré,  les  montagnards  attaquent  la  ferme  de  Jacques. 

—  S dit  Liret  :  c'est  vrai  ;  mais  croyez ,  lieutenant,  que 

nous  sommes  complètement  étrangers 

—  Messieurs  ,  dit  le  lieutenant  en  tirant  son  sabre,  ouvrez- 
moi  ;  on  attaque  mes  soldats ,  et  je  ne  suis  pas  à  leur  tête. 

—  Prenez  garde ,  dit  Liret ,  les  paysans  sont  entre  le  châ- 
teau et  la  ferme,  et  vous  ne  pourrez  passer. 

—  Ouvrez-moi ,  répéta  le  lieutenant  qui  devenait  plus  furieux 
à  chaque  coup  dg,,f^|l  gui  retentissait  dans  la  campagne.  Vous 
êtes  des...  .^,,  .,^^,^^^    j,,, 

—  Épargne?;- vQi^fyÇ^çs  injures ,  dit  Ernest,  nous  allons  vous 
accompagner.      ,j{.,^, 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous,  ouvrez-moi  sur  l'heure,  ou  je 
vous  fais  sauter  la  cervelle ,  dit-il ,  en  tirant  de  sa  poche  un  pe- 
tit pistolet,  qu'il  arma. 

—  Venez,  venez,  dit  Liret,  qui  vit  que  cette  menace  allait 
faire  sur  Ernest  un  effet  contraire  à  celui  qu'en  attendait  le  lieu- 
tenant. 11  prit  un  flambeau  et  conduisit  l'officier  i)ar  l'escalier 
dérobé  de  la  tour ,  et  ils  sortirent  par  la  porte  basse. 

—  Suivons-le  ,  me  dit  Ernest  en  prenant  un  fusU.  Gaspard  , 
fais  disparaître  ce  désordre. 

Je  pris  un  fusil  comme  Ernest,  et  nous  sortîmes.  Liret  était 
sur  la  porte  en  criant  : 

—  L'imprudent  !  l'imprudent! 

•  Il  nous  expliqua  en  deux  mots  que  les  montagnards,  repous- 
sés itar  les  soldats ,  passaient  devant  le  château  quand  l'officier 
en  était  soiti ,  et  qu'il  s'était  audacieusement  jeté  parmi  eux. 

—  Quelques  coups  de  feu  ont  été  échangés  ;  les  misérables 
l'ont  tué  !  ajouta  le  notaire. 

Nous  courûmes  vers  le  chemin  ,  et  comme  Ernest  allait  fran- 
chir la  haie  qui  séparait  la  route  de  l'avant-cour  du  château,  il 
fut  saisi  au  collet  par  un  sergent ,  qui  se  mit  à  crier  : 


252  REVUE  DE  PARIS. 

—  J'en  tiens  un  ! 

Les  soldats  accoururent,  et  ayant  reconnu  Ernest  pour  le  jeune 
homme  qui  avait  causé  avec  leur  officier  ,  ils  l'interpellèrent 
violemment. 

—  C'est  le  maître  de  ce  château  !  —  Notre  lieutenant  y  est 
venu.  —  Qu'as-tu  fait  de  notre  lieutenant?  Je  te  casse  la  tête 
et  je  brûle  ta  bicoque,  si  tu  ne  nous  le  rends  pas  sur  l'heure. 
—  Notre  lieutenant  !  —  Notre  lieutenant  ! 

Ernest  cherchait  à  se  dégager  plutôt  qu'à  répondre.  Les  sol- 
dats s'exaltaient  dans  la  lutte  ;  la  position  devenait  grave,  nous 
tentions  de  vains  efforts  pour  nous  interposer  ;  enfin ,  Liret 
s'avança ,  et  cria  : 

—  Eh  bien!  vous  l'aurez  votre  lieutenant,  avant  une 
heure.  ,  ,"  V 

—  Tout  de  suite!  tout  de  suite!  direntjes&olcfats  5  vous  l'avez 
assassiné  !  Où  est-il  ?  .^    ,  "/ 

—  C'est  vous  qui  assassinez  ce  jeune  horarhe!  dit  Liret  avec 
colère.Assurez-vous-en  ,  mais  ne  le  maltraitez  pas. 

—  Qui  êtes-vous  ?  dit  le  sergent. 

—  Je  suis  notaire  et  maire  de  ma  comnîune  ,  dit  Liret,  et  je 
vous  somme,  au  nom  de  la  loi ,  de  cesser  vos  violences. 

—  Très-bien  !  dit  le  sergent  à  ses  soldats ,  attachez  le  prison- 
nier, et  qu'on  fouille  le  château.  En  avant! 

Pendant  ce  temps,  tout  le  monde  s'était  éveillé  en  sursaut; 
on  descendait  dans  la  cour  ,  et  les  soldats,  trouvant  les  portes 
ouvertes ,  y  pénétrèrent  facilement.  Le  sergent  fit  garder  l'en- 
trée principale,  et  ordonna  qu'on  rassemblât  tous  les  gens  de  la 
maison  dans  le  salon  principal,  où  il  fit  conduire  Ernest;  déjà 
le  marquis  y  était  avec  sa  femme.  Bientôt  M™«  de  Lancey,  le 
comte  Annibal,  l'abbé  Laurot,  y  furent  amenés,  ainsi  que  tous 
les  domestiques  delà  maison.  L'aspect  des  divers  costumes  sous 
lesquels  chacun  se  présenta  eût  été  passablement  plaisant,  si 
l'affaire  n'eût  été  si  grave.  Dans  son  épouvante,  l'abbé  Laurot 
avait  oublié  de  mettre  sa  chemise  dans  son  pantalon,  et  Annibal 
avait  enfourché  sa  culotte  courte ,  sans  avoir  le  temps  de  passer 
ses  bas.  Ernest,  garrotté,  était  surveillé  par  deux,  soldats.  Le 
vieux  marquis  interrogeait  Liret  qui  ne  répondait  pas ,  et  qui  se 
gorgeait  le  nez  de  prises  de  tabac ,  conmie  pour  voir  s'il  ne  se 
trouverait  pas  une  idée  dans  sa  tabatière.  On  empêchait  M.  de 


REVUE  DE  PARIS.  253 

Montfillon  de  s'approcher  de  son  fils,  et  il  s'adressait  à  Gaspard, 
qui  lui  disait  avec  humeur  : 

—  Vous  l'avez  voulu  ;  ça  devait  finir  par-là. 

Le  marquis  se  récriait  en  demandant  compte  de  cette  viola- 
lion  de  domicile  ;  enfin  Gaspard  l'arrêta  en  lui  disant  sèchement  : 

—  Mon  Dieu  !  ne  les  embêtez  pas  trop  !  Ils  en  feraient  dix 
fois  plus  qu'ils  n'auraient  pas  tort.  Hum  !  si  c'était  moi  !  grom- 
mela-t-il. 

Enfin  le  sergent  rentra;  il  avait  lui-même  inspecté  le  château. 
Dès  qu'il  fut  dans  le  salon,  il  jeta  lourdement  la  crosse  de  son 
fusil  par  terre ,  et  dit  brusquement  : 

—  Mon  lieutenant  n'est  pas  ici  ;  il  faut  qu'on  me  le  retrouve  •' 

—  Et ,  du  diable  !  on  vous  le  retrouvera ,  votre  lieutenant. 
3Iort  ou  vivant ,  il  faut  bien  qu'il  soit  quelque  part  ! 

—  Comment!  dit  îe  sergent  :  Mort  ou  vivant!  S vous  me 

faites  regretter  de  n'avoii-  pas  passé  ma  baïonnette  au  travers  du 
corps  de  ce  muscadin. 

—  De  mon  fils  ?  dit  M.  de  Montfillon  ,  et  pourquoi? 

—  Parce  qu'il  a  été  arrêté  un  fusil  à  la  main  lorsqu'on  atta- 
quait la  ferme,  et  que  dans  ce  moment  si  c'était  fait,  ce  serait  fait  ; 
voilà  tout!  En  attendant,  et  puisqu'il  faut  agir  légalement,  je 
vas  envoyer  un  de  mes  hommes  à  la  ville  pour  m'amener  le  pro- 
cureur du  roi. 

—  C'est  ce  que  je  demande  ,  dit  M.  de  Montfillon ,  et  ce  que 
Je  demande,  c'est  qu'on  nous  explique  pourquoi  on  a  ainsi  violé 
ma  maison  ? 

—  Mon  père  !  dit  Ernest ,  il  faut  tout  vous  dire. 

—  11  ne  faut  rien  dire  du  tout ,  reprit  Liret  ;  il  faut  agir ,  il 
faut  retrouver  le  lieutenant.  Ils  ne  l'auront  probablement  pas  tué  ! 

Liret  redoutait  l'explication,  et  je  voyais  les  80,000  livres 
d'Ernest  bien  compromises. 

—  Mais  qu'ai-je  affaire  de  ce  lieutenant  ?  dit  le  marquis. 

—  Comment!  reprit  le  sergent,  vous  l'avez  attiré  chez  vous 
pour  l'assassiner, 

Ernest  me  parut  ruiné;  probablement  il  n'y  pensait  pas. 

—  Chez  moi!  dit  le  marquis  ;  que  faisait-il  chez  moi? 

—  Oue  voulez -vous?  il  s'est  trouvé  être  un  ami  intime  de 
monsieur,  dit  Liret  en  me  montrant,  et  il  est  venu  lui  faire  une 
visite. 


254  REVUE  DE  PARIS. 

—  Ça,  c'est  possible,  dit  le  serj^ent.  Je  les  ai  entendus  causer 
ensemble  de  leurs  connaissances  de  Paris. 

Je  ne  sais  par  quelle  fatalité  j'endossais  la  responsabilité  de 
toutes  les  maladresses  qui  se  faisaient  autour  de  moi ,  et  dont 
j'étais  parfaitement  innocent;  je  ne  voulais  ni  compromettre 
Ernest  vis-à-vis  de  sa  famille ,  ni  me  compromettre  moi-même, 
et  je  ne  sais  trop  ce  que  j'allais  répondre ,  lorsque  j'entendis  la 
voix  de  Gasi)ard  qui  dit  au  sergent  : 

,  —  C'est  tout  simple  qu'ils  se  soient  reconnus  tout  de  suite , 
parce  que  les  jeunes  gens  n'ont  pas  à  se  rappeler  du  vieux , 
comme  nous ,  Godot  ! 

Le  sergent  se  retourna  à  ce  nom. 

—  Tonnerre  de  Dieu  !  c'est  toi ,  Gaspard ,  dit-il  ;  comment  se 
fait-il  que  je  ne  t'aie  pas  vu  depuis  huit  jours  que  je  rôde  par  ici? 

—  C'est  que  la  jambe  allait  mal. 

—  Tiens,  dit  le  sergent ,  toujours  la  même;  elle  a  du  mal- 
heur. Et  qu'est-ce  que  tu  fais  ici? 

—  Je  suis  l'intendant  de  monsieur  le  marquis,  et  tu  m'obli- 
geras d'être  bon  enfant. 

—  Très-bien!  très-bien!  ditLiret  en  fermant  sa  tabatière,  qui 
ne  lui  avait  rien  fourni  que  de  me  mettre  de  la  partie.  Vous  allez 
laisser  ces  dames  se  coucher  tranquillement,  et  nous  allons 
causer. 

—  Causer  de  quoi?  dit  le  sergent.  Personne  ne  bougera  d'ici 
qu'on  ne  m'ait  retrouvé  mon  lieutenant. 

—  Mais  que  diable!  mon  cher,  ditLiret  en  s'emportant,  com- 
ment voulez- vous  qu'on  vous  le  retrouve,  si  on  ne  va  pas  le 
chercher?  Vous  êtes  stupide! 

—  Hein  !  fit  le  sergent  d'un  air  courroucé. 

—  Tais-toi  donc,  lui  dit  Gaspard;  il  dit  que  tu  es  bête;  voilà 
tout. 

—  Comment  !  bête. 

—  Eh!  oui,  si  ton  lieutenant  est  par-là  caché  dans  quelque 
taillis... 

—  Mon  lieutenant  ne  se  cache  pas ,  dit  le  sergent  ;  c'est  frais  , 
mais  c'est  bon. 

—  Je  ne  te  dis  pas  ;  mais  s'il  est  blessé  quelque  part  par-là . 

—  Comment,  blessé! 

—  C'est  possible ,  dit  Liret  ;  quand  il  a  entendu  les  coups  de 


REVUE  DE  PARIS.  255 

fusil ,  il  s'est  élancé  comme  un  furieux  de  la  chambre  de  mon- 
sieur ,  et  s'est  précipité  sur  les  montagnards  qui  passaient. 

—  Vous  étiez  donc  aussi  dans  cette  chambre?  dit  le  marquis. 

—  Oui,  titLiret  d'un  air  ravi  de  prendre  le  marquis  en  défaut 
d'observation;  oui,  j'y  étais  pour  m'entendre  avec  monsieur 
sur  l'affaire  pour  laquelle  il  a  été  assez  aimable  pour  venir  me 
relancer  jusqu'ici. 

J'étais  près  d'Ernest. 

—  Me  voilà  bien  recommandé  !  lui  dis-je. 

—  Moucher,  Liret  vous  en  tirera  et  moi  aussi;  regardez  son 
air  joyeux  ;  son  plan  de  campagne  est  tracé. 

Probablement  il  l'expliquait  au  sergent  qui  l'écoutait  silen- 
cieusement, après  avoir  donné  un  ordre  à  quatre  de  ses  soldats 
qui  étaient  sortis. 

—  C'est  possible  ,  finit  par  dire  celui-ci  ;  mais  ça  n'empêche 
pas  que  je  vais  envoyer  un  homme  avertir  le  procureur 
du  roi. 

—  C'est  ça,  dit  Liret,  un  homme  que  vous  ferez  peut-être 
assassiner  sur  la  route  ! 

—  Diable  !  dit  le  sergent. 

—  Mon  cher,  reprit  Liret,  attendez  jusqu'au  jour,  et  si  nous 
ne  vous  ramenons  pas  le  lieutenant  frais  comme  une  rose, 
alors...  alors,  ma  foi,  comme  alors,  vous  ferez  ce  qu'il  vous 
plaira. 

Bientôt  les  soldats  rentrèrent  et  déclarèrent  qu'ils  avaient 
fouillé  tous  les  recoins,  et  qu'ils  n'avaient  trouvé  aucune  trace 
du  lieutenant,  et  rien  qui  témoignât  que  quelqu'un  eût  été 
blessé. 

—  Bravo  !  dit  Liret ,  ils  l'ont  emmené  prisonnier.  Nous  le 
retrouverons.  Allons,  hé!  qu'on  selle  les  deux  bidets. 

— Vous  savez  donc  où  ils  sont?  dit  le  sergent. 

—  Moi,  fit  Liret,  pas  le  moins  du  monde ,  mais  je  trouverai 
bien  quelqu'un  qui  le  saura. Voyons  un  peu,  vous  autres;  viens 
ici.  Jacquet ,  tu  dois  savoir  où  ces  coquins  se  retirent. 

Le  marquis,  qui  craignait  d'être  trahi ,  fit  un  signe  au  valet 
de  chambre  de  répondre  négativement  ;  Liret  s'en  aperçut,  prit 
Jacquet  par  le  collet,  et  lui  faisant  faire  une  demi-conversion , 
il  lui  tourna  le  dos  au  marquis  et  continua ,  en  le  tenant  à  deux 
mains  par  les  revers  de  sa  vesle. 


256  REVUE  DE  PARIS. 

— Tu  sais  ça,  toi,  Jacquet;  tu  es  malin  comme  un  singe,  tu 
as  découvert  leur  repaire ,  lu  vas  nous  conduire. 

Le  marquis  toussait ,  Jacquet  se  démontait  le  cou  pour  voir 
le  marquis. 

—  Da  ,  monsieur,  disait-il,  je  ne  sais  pas. 

—  Je  comprends,  tu  ne  sais  pas  si  tu  dois  savoir;  mais, 
ajouta-t-il  plus  bas ,  comme  tu  leur  as  apporté  le  reste  de  la 
vache  du  père  Jacques ,  si  tu  ne  sais  pas  tout  de  suite ,  je  te  livre 
à  la  justice  comme  leur  émissaire,  et,  qui  plus  est,  comme  leur 
munitionnaire  général. 

A  ce  motde  munitionnaire ,  dont  Jacquet  n'avait  aucune  idée, 
il  trembla  comme  s'il  s'était  déjà  vu  entre  les  mains  des  gen- 
darmes, et  il  reprit: 

—  Alors  je  vais  vous  conduire. 

—  Très-bien  ,  dit  Liret  en  le  lâchant  ;  il  vint  à  moi  et 
médit: 

—  Allons ,  jeune  homme ,  dépêchons ,  nous  allons  partir  sur- 
le-champ. 

—  Nous?  luidis-je. 

—  Pardieu!  il  serait  plaisant,  répliqua-t-il,  que  vous  ne 
voulussiez  pas  aider  M.  de  MontfiUon  à  sortir  de  la  fâcheuse 
position  où  vous  l'avez  mis.  —  Et  il  me  tourna  le  dos. 

—  Ah  !  s'écria  Ernest  en  se  levant ,  c'est  trop  fort  ! 

—  Non,  luidis-je,  c'est  superbe  de  ^rascon: j'irais  partout 
avec  un  homme  pareil,  fût-ce  dans  une  caverne  de  voleurs, 
d'abord  parce  qu'il  m'amuse ,  et  ensuite... 

—  Ensuite,  dit  Liret,  parce  que  vous  avez  besoin  de  moi. 
Gaspard ,  reprit-il  en  élevant  la  voix,  une  bouteille  deRancio  et 
des  biscuits  ;  les  nuits  sont  froides  en  diable.  Marquis ,  vous 
n'avez  pas  un  carrick  à  me  prêter?  mon  habit  n'est  pas  doublé 
de  chaleur. 

Le  marquis  fit  un  signe  majestueux  à  Gaspard ,  et  celui-ci 
sortit  de  la  chambre. 

Peu  à  peu  le  trouble  général  s'était  calmé;  tout  s'expliquait, 
grâce  à  la  raison  qu'avait  donnée  Liret  de  la  présence  du  lieu- 
tenant au  château.  Les  dames  se  retirèrent  sur  la  sollicitation 
d'Ernest;  on  permit  aux  domestiques  d'aller  dans  une  chambre 
séparée ,  et  le  vin  de  Rancio  fut  apporté. 

-  Allons,  dit  Liret,  une  rasade  ausuccès  de  notre  entreprise; 


REVUE  DE  PARIS.  237 

sergent,  est-ce  que  vous  ne  voulez  pas  que  ce  jeune  homme 
trinque  avec  nous  ? 

Ernest  avait  encore  les  mains  attachées  ;  le  sergent  défit  la 
corde. 

—  Allons,  reprit  Liret,  un  verre,  Gaspard,  un  verre,  Jacquet, 
ça  te  donnera  des  jambes^  un  verre,  monsieur  le  marquis,  ça 
vous  remettra  du  souci  de  penser  que  votre  fils,  pris  les  armes 
à  la  main,  pourra  bien  aller  expier  sa  folie  en  prison. 

Le  marquis,  qui  comprit  la  leçon, accepta  un  verre,  et  force 
lui  fut  de  trinquer  avec  le  militaire  républicain,  le  décoré  de 
juillet,  le  sergent  de  M.  Louis-Philippe,  son  intendant  etson 
valet  de  chambre. 

Jamais  le  nom  de  MontfiUon  n'avait  été  aussi  compromis.  Il 
y  avait  un  air  de  dignité  résignée  dans  le  visage  du  marquis 
dont  Liret  s'amusait  prodigieusement  en  me  faisant  des  gri- 
maces d'intelligence 

Au  moment  de  partir,  on  nous  souhaita  un  bon  voyage  et  un 
prompt  retour,  nous  montâmes  sur  les  bidets  du  marquis,  et 
prîmes  la  route  de  la  montagne. 

—  Hum!  hum  !  fit  le  vieux  notaire,  comment  tout  ça  finira- 
t-il  ?  —  Il  fait  un  froid  de  chien.  —  Si  ces  gueusards-là  l'ont 
tué!  —  Ils  en  sont  capables.  —  Je  suis  sûr  que  j'en  aurai  un 
rhume.  —  Ils  l'auront  enterré  dans  quelque  coin.  —  Si  encore 
j'avais  pris  mon  bonnet  de  coton.  —  Enfin,  nous  allons  voir. 

Nous  marchâmes  à  peu  près  pendant  une  demi-heure  en  sui 
vaut  la  crête  du  ravin  qui  coupe  la  montagne  de  MontfiUon  en 
deux.  Bientôt  Jacquet  nous  fit  prendre  un  petit  sentier  qui 
descendait  vers  le  torrent  qui  coule  au  pied  du  château.  Il  fai- 
sait une  nuit  très-obscure,  et,  la  pente  du  terrain  sur  lequel 
nous  descendions  s'effaçant  dans  les  ténèbres ,  il  me  semblait 
que  nous  glis  sions  le  long  d'un  mur  et  suspendus  au-dessus 
d'un  gouffre. 

—  Est-ce  que  tu  veux  nous  noyer  ?  dit  le  notaire  à  Jacquet 
qui  était  devant  nous  ;  il  me  semble  que  j'entends  le  bruit  de  la 
cascade. 

En  effet,  depuis  un  moment,  un  murmure  sourd  annonçait 
le  voisinage  d'une  chute  d'eau. 

—  Pardieu  !  répondit  Jacquet  en  patois,  ils  sont  à  la  caverne 
des  Fées  {al  Roc  de  las  incantadas) . 

TOME  v.  22 


258  REVUE  DE  PARIS. 

—  Il  y  en  a  donc  partout!  m'écriai-je. 

—  Ah  !  fit  Jacquet ,  vous  savez  le  patois. 

—  Un  peu.  Mais  qu'est-ce  que  cette  caverne  des  Fées? 

—  Diable  !  dit  le  notaire  ;  j'ai  fait  là-dessus  un  poème  dans 
ma  jeunesse,  voulez-vous  que  je  vous  en  dise  quelque  chose  ? 

—  Oui,  lui  répondis-je,  dites-moi  le  sujet. 

—  Hein  !  me  dit-il ,  vous  paraissez  mépriser  les  vers  de  pro- 
vince; pardieu!  vous  avez  raison  ,  ils  ne  valent  pas  mieux  que 
ceux  que  vous  faites  à  Paris. 

—  D'accord,  mais  nous  ne  les  récitons  pas. 

— Vous  faites  pis ,  vous  les  imprimez.  Ferba  volant... 

—  .l'aime  encore  mieux  vos  vers  !  m'écriai-je. 

—  Les  voici  :  c'est  qu'ily  a  du  merveilleux  tout  neuf  à  extraire 
de  nos  montagnes,  une  mythologie  complète,  plus  heureuse 
que  le  christianisme,  car  elle  a  encore  ses  êtres  naturels  qui 
parlent  aux  hommes,  et  ses  hommes  qui  y  croient.  Du  reste, 
voici  ledit  poème;  il  se  récite  ou  se  chante  à  volonté  :  attendu 
le  brouillard  qu'il  fait,  je  vais  vous  le  réciter. 

Il  commença  (1) 

Quand  il  eut  fini  cette  immense  kyrielle  de  vers ,  nous  étions 
dans  un  étroit  défilé  qui  semblait  ne  pas  avoir  d'issue. 

—  Il  faut  que  vous  descendiez  de  cheval,  dit  Jacquet,  nous 
allons  entrer  dans  le  fourré. 

Il  attacha  nos  chevaux  à  un  arbre,  et  nous  pénétrâmes  dano 
un  bois  de  petits  chênes  rabougris,  entremêlés  d'énormes 
bruyères  et  de  houx  qui  nous  piquaient  horriblement  les  jambes. 
Après  que  nous  eûmes  ainsi  marché  un  bon  quart  d'heure , 
Jacquet  poussa  un  petit  cri  doux  et  lent,  et  bientôt  il  lui  fut 
répondu.  Nous  continuâmes  à  nous  égratigner  le  long  de  cet 
infernal  taillis,  et  tout  à  coup  nous  rencontrâmes  une  pente 
raide  et  presque  perpendiculaire ,  le  long  de  laquelle  je  ne  pus 
descendre,  pour  ma  part,  qu'en  m'asseyant  par  terre  sur  toutes 


(1)  Si  nos  lecteurs  sont  curieux  de  cette  légende ,  nous  pouvons 
la  leur  donner,  car  nous  l'avons  écrite  de  la  main  du  notaire.  Mais, 
comme  elle  n'a  pas  moins  de  soixante  couplets  ou  stances,  elle  nous 
a  semblé  dépasser  la  mesure  d'un  article  de  journal,  comme 
cela  se  dit  d'ordinaire. 


REVUE  DE  PARIS.  259 

sortes  d'épines,  et  sur  laquelle  .lacqiiet  marchait  comme  j'aurais 
pu  faire  dans  une  allée  des  Tuileries  ;  après  quelques  minutes 
de  cette  descente,  nous  trouvâmes  une  large  fissure  dans  le  roc, 
et  dans  cette  fissure  nous  vîmes  luire  la  tlarame  d'un  foyer.  Si  je 
n'avais  peur  de  la  description  après  en  avoir  beaucoup  fait , 
j'aurais  une  occasion  superbe  d'ordonner  une  belle  décoration; 
la  seule  chose  qui  me  fi-appa  trop  pour  que  je  la  néglige ,  c'est 
un  effet  de  lumière  que  me  iit  remarquer  Liret.  Le  foyer,  placé 
en  face  de  la  cascade,  s'y  reflétait  sur  les  mille  petites  vagues 
qui  bouillonnaient  à  son  pied,  et  y  scintillait  avec  une  rapidité 
de  jets  de  flammes  qui  en  faisaient  un  feu  d'artifice  liquide;  la 
nappe,  allongeant  l'image  du  feu  dans  toute  sa  longueur,  le  fai- 
sait couler  limpide  à  l'œil  comiife  du  fer  en  fusion, et  la  brume 
qui  s'élevait  du  fond  du  ravin,  se  teignait  d'un  rose  tendre  et 
formait  un  nuage  au  milieu  duquel  toutes  ces  lueurs  s'agitaient. 

—  C'est  ce  que  j'ai  voulu  peindre  dans  ma  septième  strophe, 
me  dit  Liret;  vous  vous  rappelez? 

—  Très-bien!  lui  dis-je. 

Je  n'en  avais  aucune  idée. 

Enfin ,  nous  pénétrâmes  dans  la  flissurede  la  roche  enchantée , 
et ,  après  avoir  été  reconnus  par  un  paysan ,  nous  pénétrâmes 
dans  la  grotte  des  Fées.  Ce  n'était  que  l'entrée  ;  elle  avait ,  en 
outre ,  une  douzaine  de  salles ,  plus  ou  moins  grandes ,  qui  se 
communiquaient ,  et  possédait  plusieurs  issues  qui  la  rendaient 
im  refuge  Inappréciable  pour  les  misérables  qui  s'y  trouvaient  ; 
ils  étaient  onze,  sans  compter  le  capitaine  Joseph  et  notre  véri- 
table lieutenant. 

—  C'est  heureux  que  nous  arrivions,  me  dit  Liret,  ils  sont 
treize;  ils  n'auraient  pas  passé  minuit  à  treize,  et  ils  étaient 
gens  à  jeter  le  lieutenant  dans  le  torrent,  pour  revenir  au 
nombre  heureux  de  douze. 

Joseph  ne  s'était  pas  levé  poumons  recevoir  ;  il  y  avait  déjà 
en  lui  un  air  d'autorité  et  de  commandement  bien  senti,  Liret 
le  regarda  du  coin  de  l'œil. 

—  Si  ce  rdôle  ne  se  fait  point  pendre ,  il  fera  fortune ,  me 
dit-il. 

—  Alors  ilentra  tout-à-fait  dans  la  caverne ,  et ,  reprenant  son 
air  insouciant ,  il  dit  : 

—  Bonjour,  vous  autres!  bonjour,  Joseph!  Hrillumez  un  peu 


SGO  REVUE  DE  PARIS. 

lefeujo  suis  gelé.  Bonjour,  lieutenant!  nous  ne  vous  avons 
pas  oublié. 

—  Que  venez-vous  faire  ici?  lui  demanda  Joseph  assez  bruta- 
lement; qu'y  vient  faire  monsieur? 

—  Nous  venons  vous  demander  si  vous  voulez  être  tous  ici 
fumés  comme  des  renards ,  ou  bien  signer  une  paix  honorable 
■pour  tous  les  partis? 

—  Fumés!  lui  dit  Joseph ,  qu'on  nous  fume  si  on  peut!  En 
voici  un,  dit- il  en  montrant  le  lieutenant,  qui  saura  si  ça 
chauffe,  et  un  autre,  dit-il  en  me  désignant, qui  verra  si  ça  cuit. 

—  Peste!  mon  garçon,  dit  Liret,  tu  as  la  peau  bien  dure; 
mais  voici  quelques-uns  de  tes  camarades  qui  ne  sont  peut-être 
pas  aussi  résolus  que  toi.  Voyons ,  vous  autres. 

—  Taisez-vous!  dit  Joseph  ;  ils  m'ont  nommé  leur  capitaine, 
et  ce  n'est  qu'à  moi  que  vous  aurez  affaire. 

—  Ah!  c'est  comme  ça  que  tu  le  prends,  dit  Liret  en  rajustant 
soncarrick;  eh  bien!  mon  garçon,  adieu! 

Puis  faisant  quelques  pas  dans  un  état  de  colère  admirable- 
ment joué,  il  cria  à  l'ouverture  de  la  caverne:  Allez,  allez, 
fusillez-les  tous,  je... 

—  Qui  ça  ?  dit  Joseph  en  se  levant  et  en  saisissant  son  fusil. 

—  Oh!  n'aie  pas  peur,  ça  ne  te  regarde  pas  encore,  dit 
Liret;  c'est  tout  bonnement  Ernest.,  gaspard,ton  père,  et... 
Il  essuya  une  larme  ;  la  pauvre  Marianne! 

—  Marianne!  mon  père!  dit  Joseph. 

—  Ah  ça!  est-ce  que  vous  croyez,  mes  drôles,  dit  Liret  toujours 
furieux,  que  vous  mettrez  le  pays  sens  dessus  dessous,  sans  qu'il 
vous  en  coûte  quelque  chose  !  Le  château  est  pris  ;  il  y  a  trois 
mille  hommes  d'arrivés  ,  avec  un  généralissime. 

Ce  mot  de  généralissime  fit  presque  autant  d'effet  sur  Joseph 
que  celui  de  munitionnaire  sur  Jacquet. 
Cependant  il  reprit  : 

—  Trois  mille  hommes!  C'est  impossible,  nous  en  aurions  été 
informés. 

—  Imbécile!  dit  Liret ,  comment  veux-tu  le  savoir?  Ils  sont 
arrivés  en  malle-poste. 

J'aurais  eu  la  tête  sur  le  billot  que  je  n'aurais  pu  m'empêcher 
de  riie.  Liret  me  sauta  au  collet  pour  empêcher  qu'on  ne  s'ei^ 
aperçût ,  et  il  me  dit  avec  colère  : 


REVUE  DE  PARIS.  2G1 

—  Voyons ,  dites-leur  ça,  vous  qui  les  avez  introduits  dans  le 
pays. 

—  Monsieur?  dit  Jacquet. 

—  Oui,  monsieur. 

—  Et  c'est  la  première  fois  qu'il  y  vient  ? 

—  Je  ne  sais  pas  si  c'est  la  première  fois  ,  dit  Jacquet;  mais 
il  entend  fièrement  bien  le  patois. 

C'était  depuis  trois  jours  un  parti  pris  de  me  mystifier,  ou  un 
malheur  inconcevable  qui  me  faisait  toujours  intervenir  comme 
agent  principal  dans  tout  ce  qui  se  passait.  Liret  m'adressa  la 
parole  en  patois. 

—  Allons ,  faites  vos  propositions  à  ces  messieurs. 

—  C'est  inutile  ,  dit  Joseph,  je  ne  veux  rien  entendre  d'un 
espion. 

—  Ah  !  m'y  voilà  !  m'écriai-je  au  comble  de  la  fureur.  Mon- 
sieur,  dis-je  à  Liret,  vous  me  rendrez  raison  de  tout  ceci. 

—  Tu  vois ,,  Joseph  ,  reprit-il  d'un  air  piteux ,  j'ai  voulu  vous 
sauver,  et  voilà  monsieur  qui  me  menace  de  me  faire  fusiller 
aussi. 

Je  n'y  tins  pas,  le  rire  me  prit;  mais  tous  les  paysans  s'étaient 
levés  à  ces  mots  de  Liret ,  et  lui  avaient  crié  de  tous  côtés  : 

—Nous  ne  voulons  pas!  Oli  non  !  ce  bon  M.  Liret  !  Da,  ça  ne 
se  peut  pas. 

—  3Ierci ,  mes  amis ,  merci  !  disait  le  notaire;  mais  ce  Joseph 
est  têtu  comme  un  âne. 

Les  autres  paysans  commencèrent  à  murmurer. 

—  Il  vous  laisserait  tous  fusiller ,  jusqu'au  dernier. 

—  Eh  bien!  qu'est-ce  qu'on  demande  ?  dit  Josejih  qui  voyait 
son  autorité  s'ébranler. 

—  Mon  Dieu  !  dit  le  notaire ,  c'est  bien  simple  ,  et  le  généra- 
lissime m'a  chargé  de  remettre  à  monsieur  le  lieutenant  un  plein 
pouvoir  pour  traiter  en  son  nom. 

Le  lieutenant ,  que  deux  paysans  avaient  tenu  éloigné  de  la 
scène,  qu'il  avait  cependant  entendue  ,  s'approcha ,  et  Liret  lui 
ayant  fait  un  signe ,  tira  quelques  papiers  de  sa  poche. 

Il  les  feuilleta ,  en  prit  un ,  et  l'approchant  du  feu ,  il  allait  le 
brûler. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça  ?  lui  dit  Joseph. 

—  Oh  !  c'est  un  papier  inutile ,  le  projet  de  ton  contrat  de 

25. 


262  REVUE  DE  PARIS.' 

mariage  avec  Marianne  ,  et  d'une  donation  de  raille  éciis  (jue  le 
faisait  le  jeune  marquis  ;  c'est  du  papier  perdu. 

—  Pourquoi  ça  ?  dit  Joseph  en  arrêtant  le  notaire. 

—  Si  nous  sommes  tous  fusillés,  je  ne  vois  pas  à  quoi  c'est 
bon. 

—  Ah  !  voici  votre  affaire ,  lieutenant.  —  Vous  reconnaissez 
récriture?  me  dit-il. 

Je  pris  le  papier;  il  commençait  ainsi: 
tt  Qu'il  est  doux  d'aimer  et  de  boire  !  )i 
C'était  une  chanson  de  table.  Je  la  parcourus  et  je  dis  au 
lieutenant  : 

—  Lisez  ceci  très-sérieusement. 

Il  en  coûta  au  lieutenant  quelques  morsures  aux  lèvres  qu'il 
avait  l'air  de  mâchonner  d'un  air  préoccupé. 

—  Eh  bien  !  dit-il,  que  venez-vous  proposer  à  ces  rebelles? 

—  l" ,  dit  Liret ,  de  se  rendre  demain  à  la  ferme  de  Jacques , 
oîi  vous  les  recevrez  comme  s'ils  s'y  rendait  de  lionne  volonté. 

—  Accordé!  répondit  le  lieutenant  après  avoir  fait  attendre 
assez  long-temps  sa  réponse  pour  lui  donner  le  mérite  d'une 
concession. 

—  Et  enfin  de  rejoindre  les  régimens  vers  lesquels  ils  seront 
dirigés ,  et  où  ils  seront  tous  nommés  capomls  (1)  en  arrivant. 

—  Pour  ceci ,  dit  le  lieutenant ,  je  ne  puis. 

—  A  moins,  reprit  Liret,  se  hâtant  de  l'interrompre,  que 
chacun  ne  préfère  recevoir  en  partant  cent  écus  en  pièces  de 
six  livres ,  à  l'effigie  du  roi  Louis  XVI. 

—  Nous  aimons  mieux  l'argent ,  crièrent-ils  tous. 

—  C'est  possible ,  dit  Joseph  ;  mais  ça  ne  me  va  pas. 

—  Qui  est-ce  qui  te  parle  de  partir,  loi?  lui  dit  tout  bits 
Liret. 

—  Eh,  mon  Dieu  !  lui  dis-je  de  mon  côté,  laissez-le  tout  seul; 
il  faudra  bien  qu'il  cède. 

—Oui,  medit-il;mais  sans  lui  pointd'abjuration  de  Marianne, 
qui  n'a  guère  de  foi  qu'aux  vertus  théologales  de  ce  chrétien  ; 

(1)  Plus  tard,  comme  ji;  racontais  la  scène  de  Lirel  au  château, 
en  lui  rappelant  le  mot  «  ils  seront  tous  caporals ,  le  notaire  me 
répondit:  —  Vous  auriez  dit  caporaux,  et  pas  un  ne  vous  eût  com- 
pris ,  car  la  tradiiclion  immédiate  était  jioureux:  Je  serai  caporaux. 
Je  maintiens  que  caporals  est  ici  un  sul)lime  barbarisme. 


REVUE  DE  PARIS.  ?Ô5 

san3  abjuration,  point  dedonalion  de  la  tante.  Er{îo Allons, 

finissons  cette  affaire.  Il  nous  emmena  dans  un  coin  et  re- 
prit : 

—  Voyons,  lieutenant,  cela  vous  va-t-il  sérieusement?  et 
pensez-vous  qu'on  pardonne  à  ces  fjaillards  ? 

--  Oui ,  dit  Vamès ,  je  puis  en  répondre  ;  mais  il  faut  que  la 
soumission  soit  complète,  et ,  d'après  ce  quevientde  dire  Jose|)li, 
je  ne  vois  pas  que  je  puisse  m'engager. 

—  Entendons-nous,  accepteriez-\ous  un  remplaçant  ? 
Le  lieutenant  hésita.  Enfin  il  se  décida  et  dit  : 

— Oui,  je  ferai  comprendre  à  Tautorité... 

—  Bien  ,  dit  Lirel.— Jacquet,  Jacquet  !  viens  ici. 
Jacquet  approcha. 

—  Est-ce  un  homme  comme  ça  qu'il  vous  faudrait?  il  est  un 
peu  maigre  ;  mais  c'est  bien  charpenté. 

Et  il  lui  donna  un  coup  de  poing  dans  la  poitrine  ,  qui  fit 
tomber  Jacquet  sur  son... 

—  Vous  voyez,  dit  Liret. 

— C'est  égal,  dit  le  lieutenant ,  je  m'en  contente. 

—  Allons,  viens  ici.  Jacquet;  voyons,  combien  gagnes-tu 
chez  le  marquis? 

—  Cent  francs  par  an  et  les  vieux  habits. 

—  Eh  bien  !  mon  cher ,  je  t'offre  une  place  à  5  sous  par  jour, 
ce  qui  fait  90  francs  et  des  habits  neufs. 

—  Je  me  soucie  bien  des  habits  neufs  ! 

—  Plus,  dit  le  notaire,  une  gratification  de  1,500  francs  en 
pièces  de  5  francs ,  qui  ne  perdent  rien.  On  te  traite  comme  si 
lu  valais  cinq  hommes.  Est-ce  convenu  ? 

—  Da,  monsieur,  fit  Jacquet,  je  ne  sais  pas. 

—  Dépêche-toi,  ou  je  donne  la  préférence  à  un  autre  :  n'oublie 
pas  que  tu  as  désobéi  au  marquis  en  nous  conduisant  ici,  et  que 
le  premier  acte  de  sa  justice  sera  de  te  mettre  à  la  porte ,  et  il 
fera  l)ien. 

—  Comment!  il  fera  bien!  s'écria  Jacquet,  c'est  vous  qui 
m'avez  forcé. 

—  Que  diable,  dit  Liret,  qui  pouvait  s'attendre  à  te  voir  re- 
fuser une  fortune  ? 

—  En  ce  cas ,  j'accepte ,  puiscpi'il  n'y  a  pas  moyen  de  faire 
autrement. 


264  REVUE  DE  PARIS. 

—  Voilà  qui  est  dit  ;  tu  pars  à  la  place  de  Joseph  ;  mais  môtus 
sur  les  1,500  francs,  ça  humilierait  les  autres. 

—  Je  comprends,  fil  Jacquet  d'un  air  fin. 
— Ah  !  s'écria  Liret ,  enfin  ! 

Joseph  était  resté  dans  un  coin. 

—  Ah  ça,  vous  autres ,  vous  allez  retourner  chez  vous,  et  je 
vous  invile  tous  à  déjeuner  demain  à  la  ferme  du  père  Jacques, 
C'est  là  que  vous  recevrez  les  500  livres  que  vous  avez  si 
noblement  gagnées.  Quant  à  toi,  Joseph,  tu  vas  venir  avec 
nous. 

II  le  prit  à  part,  et  Joseph  fut  bientôt  persuadé.  Une  demi- 
heure  après  nous  sortîmes  tous  de  la  caverne  et  nous  reprîmes 
le  chemin  du  château.  Jamais  je  n'ai  fait  une  marche  si  bouf- 
fonne. Liret  nous  improvisait  des  couplets  sur  chaque  circon- 
stance. 

— Ah!  s'écria-t-il,  il  est  fâcheux  que  le  Mercure  de  France 
soit  mort,  je  les  lui  aurais  envoyés. 

Quand  nous  arrivâmes  au  château,  nous  fûmes  reçus  avec  des 
acclamations  de  joie.  Le  lieutenant  renvoya  ses  soldats  à  la 
ferme ,  et  nous  nous  retirâmes  avec  lui  dans  notre  chambre. 
Nous  racontâmes  à  Ernest  notre  ambassade  et  l'assurance  de 
Liret. 

—  C'est  un  homme  étonnant ,  nous  dit-il  :  dans  la  révolution 
il  a  sauvé  les  biens  de  toute  notre  famille.  Et  ce  qu'il  y  a  d'ad- 
mirable dans  sa  vertu  et  sa  probité ,  c'est  qu'il  ne  s'en  drape 
point  solennellement  comme  tant  d'autres. 

Un  moment  après,  Liret  entra. 

—  Comment,  s'écria-t-il,  vous  n'avez  pas  fait  préparer  quelque 
chose  ?  Allons,  un  peu  de  punch.  — Enfin,  le  plus  difficile  est 
fait,  le  vénérable  marquis  retourne  dans  huit  jours  à  Toulouse 
et  abandonne  ses  projets  de  résistance  :  ma  foi,  tout  ceci  a  été 
pour  le  mieux,  car,  sans  le  danger  que  vous  avez  couru,  mon 
cher  Ernest,  et  qui  pouvait  aller  loin ,  puisqu'enfin  vous  avez 
été  arrêté  les  armes  à  la  main,  je  ne  sais  pasitrop  si  nous  serions 
venus  à  bout  du  marquis. 

—  Et  mon  père  a  consenti  à  payer  les  frais  de  la  paix, dit 
Ernest. 

—  Bon  !  reprit  Liret,  je  ne  lui  en  ai  pas  dit  un  mol  :  les  trou- 
vez-vous trop  chers  ? 


REVDE  DE  PARIS.  265 

—  Non,  certes;  mais  je  n'ai  pas  le  sou  pour  l'heure,  et  vous 
avezpiomls  pour  demain; 

—  C'est  mon  affaire,  dit  Liret. 

— Merci,  mon  cher  notaire,  lui  repartit  Ernest,  je  vous  remel- 
ti'ai  cela  dans  quelque  temps. 

—  Quelle  niaiserie!  reprit  Liret. Voyons  :  vous  m'avezenvoyé 
une  noie  des  dettes  que  vous  avez  faites  à  Paris,^et  que  M™"  de 
Lancey  s'est  engagée  à  payer  en  récompense  de  votre  retour  à 
la  religion  :  la  voilà. 

Il  s'assit,  prit  une  plume  et  calcula. 

—  Onze  gaillards  payés  à  300  francs  en  pièces  de  6  livres , 
290  francs  chacun.  Pour  onze,  3,190  livres.  Plus  1,300  francs 
à.Iacquet:  4,G90  francs.  Voilà  ;  ajoutez  à  votre  note  4,690  francs 
donnés  aux  pauvres  de  mon  arrondissement. 

Nous  partîmes  tous  trois  d'un  éclat  de  rire  bruyant. 

—  Allons,  dit  le  notaire,  écrivez. 

Et  il  dicta  pendant  qu'Ernest  répétait  en  écrivant. 

—  4,690  francs  donnés  aux  pauvres  de  mon  arrondissement. 

—  Arrêtez,  s'écria  Liret ,  quelle  faute  nous  allions  commet- 
tre !  —  arrondissement  !  division  infâme  et  républicaine  !  Mettez 
aux  pauvres  de  ma  paroisse. 

Nous  faillîmes  tomber  aux  genoux  de  Liret ,  ceci  était  du 
génie ,  car  le  beau  du  génie,  c'est  d'être  complet ,  de  saisir  tout 
l'ensemble  d'un  idée  et  d'en  soigner  les  moindres  détails. 

Je  m'arrête  ici ,  car  si  je  voulais  raconter  le  reste  de  mon 
séjour  à  Mont(ilIon,je  n'en  finirais  pas.  Seulement,jedoisdireque 
le  dimanche  suivant,  Marianne  abjura  le  protestantisme  dansla 
chapelle  du  cl)àteau ,  et  que  quinze  jours  après  cette  abjuration  , 
on  y  célébra  son  mariage  avec  Joseph  ;  la  donation  fut  réguliè- 
rement faite ,  et  M'""  de  Lancey  se  retira  dans  un  couvent  où 
elle  ne  sait  rien  ,  sans  doute ,  de  l'usage  qu'Ernest  fait  de 
ses  80,000  livres  de  rentes.  Quant  à  la  raison  qui  m'avait 
amené  à  Toulouse ,  c'est  une  histoire  si  compliquée ,  qui  me  fil 
faire  tant  de  chemin  et  me  conduisit  dans  des  lieux  si  ignorés 
du  vulgaire ,  que  je  me  réserve  d'en  parler  prochainement ,  si 
vous  voulez  bien  le  permettre. 

Frédéric  Souué. 


MUSIQUE.  -  VARIÉTÉS. 


SOIRÉES    MUSICALES    PAR    G.    ROSSINI.     —      GYMNASE- MUSICAL  , 
OUVERTURE.  —   DÉBUT   DE   SERDA   DANS   ROBERT-LE-DIABLE. 

Vous  le  croyez  défunt,  trépassé,  uiort,  exilé  du  monde, 
vous  croyez  qu'il  est  en  ce  moment  aux  Champs-Elysées,  devi- 
sant avec  ses  illustres  devanciers,  montrant  à  Mozart  la  cava- 
tine  brillante  et  pleine  de  folie  de  Figaro,  fattotiim  délia  città; 
chantant  avecCimarosa  radniira|)le  duo  bouffe  de  Cenerentola  ; 
saluant  Gluck  avec  le  serment  des  compagnons  de  Guillaume 
Tell;  faisaient  hommage  à  Pergolèse  d'un  Stahat  que  des 
moines  espagnols  ont  eu  seuls  le  privilège  d'admirer.  Peut- 
êlreavez-vous  ditfeu  Rossini  !  Dans  l'expression  de  vos  regrets, 
déplorant  qu'un  si  beau  génie  reste  muet  après  avoir  si  long- 
temps et  si  merveilleusement  chanté;  qu'il  s'arrête  à  l'instant 
où  sa  production  la  plus  étonnante  avait  marqué  le  plus  haut 
degré  de  sa  gloire  ;  qu'il  s'arrête  sans  pitié  pour  les  vituoses 
qui  l'implorent ,  pour  les  directeurs  de  spectacles  qui  sont  à  ses 
genoux,  pour  le  monde  entier  qui  attend  avec  impatience  une 
foudroyante  exp'osion  du  volcan  musical ,  et  qui  déjà  voudrait 
sentir  le  parquet  trembler  sous  ses  pas  et  le  cintre  frémir  au 
bruit  harmonieux  des  voix, des  violons,  des  cors  et  des  trom- 
bones. Rubini,  Lablache,  Tamburini  chantent  la  musique  de 
Rossini,  mais  le  maestro  portentoso  n'a  jamais  rien  écrit  pour 
eux.  ic  Vous  le  savez,  en  Italie,  on  m'offre  100,000  francs  pour 
»  une  saison.  Composez  un  opéra  pour  moi,  je  viens  le  chanter 
»  à  Paris ,  et  mes  prétentions  s'abaisseront  de  75  pour  cent,  je 
>i  le  chanterais  même  gratis  si  cela  n'avait  rien  d'offensant  pour 


REVUE  DE  PARIS.  2G7 

11  la  direction.  »  Tel  est  le  propos  tout-à-fait  galant ,  la  prime 
d'encouragement  que  l'aimable  Marietta  Garcia  ,  dans  une  sail- 
lie de  sa  verve  d'artiste,  adressait  à  Rossini  ces  jours  der- 
niers. 

Voici  ce  que  m'écrivait  l'an  passé  mon  ami  La  Tour  de  Trouil- 
\as  dilettante  di  prima  s  fera,  musicien  solide  au  poste,  au 
sujet  de  Rossini.  Sa  lettre  est  datée  de  Rome,  le  22  août. 

<i  La  musique  faiblit  en  Italie,  à  qui  la  faute?  Vous  lui  avez 
enlevé  le  grand  faiseur,  le  génie  qui ,  chaque  saison  ,  enfan- 
tait un  chef-d'œuvre.  L'imprudent  Rossini  s'aventure  sur 
votre  territoire  ;  à  peine  a-t-il  franchi  la  barrière  et  les  détours 
du  faubourg  Saint-Marceau ,  que  vous  lui  offrez  des  places , 
des  honneurs,  des  pensions  afin  de  l'arrêter  à  Paris,  et  de  no- 
tables primes  d'encouragement  pour  l'engager  à  écrire  des 
opéras  français.  C'était  à  merveille!  A  ces  nobles  transports, 
à  celte  soudaineté,  cette  vigueur  d'enthousiasme,  j'ai  reconnu 
mes  compatriotes.  Ancien  soldat  du  pape.  Français  d'origine. 
Italien  par  adoption ,  je  voyais  avec  plaisir  l'auteur  de  la 
Gazza  ladra,  de  Guillaume  Tell,  partager  ses  faveurs  en- 
tre mes  deux  patries  ;  et  comme  Gluck ,  Piccini ,  Sacchini , 
Cherubini ,  terminer  à  Paris  la  longue  série  d'ouvrages  com- 
mencée en  Italie. 

n  Jlais  ne  voilà-t-il  pas  que  ce  beau  zèle  se  ralentit,  et,  je 
ne  sais  sous  quel  prétexte,  on  prive  Rossini  des  avantages 
présentés  à  ce  maitre  avec  une  galanterie  toute  française.  On 
ne  lui  laisse,  hélas!  de  tous  ces  biens  que  la  croix  d'Honneur 
pendue  à  sa  boutonnière,  .le  ne  sais  pas  jusqu'à  quel  point  ce 
joujou,  devenu  bien  vulgaire,  le  console  de  tant  d'ingra- 
titude. Votre  gouvernement  se  montre  infidèle  à  ses  promes- 
ses ,  à  ses  engagemens ,  à  ses  actes.  Ce  qui  est  écrit  est  écrit , 
et  l'immortalité  de  Rossini  va  traîner  ce  parjure  à  la  remor- 
que. On  me  dira  sans  doute  que  le  musicien  philosophe,  le 
joyeux  pantagrueliste  méprise  trop  les  biens  de  ce  monde 
pour  s'abaisser  à  des  réglemens  de  comptes  et  ne  connaît  de 
chiffres  que  ceux  qu'il  pose  sur  ses  notes  de  basse.  Que  les 
délices  de  Paris,  dont  il  est  digne  appréciateur,  le  retiendront 
en  France  bien  qu'U  y  soit  très-mal  traité  par  le  budget  ;  que 
les  séduisantes  douceurs  de  cet  Olympe  doivent  suffire  au  dieu 
de  l'harmonie,  et  qu'il  impoile  peu  que  sa  divinifé  figure  sur 


268  REVUE  DE  PARIS. 

notre  catalogue  financier  comme  partie  prenante  ou  comme 
partie  contribuable.  Que  si  elle  a  perdu  ses  primes  et  ses  pen- 
sions depuis  que  Ton  a  rais  du  rouge  et  du  bleu  sur  votre  dra- 
peau blanc,  en  revanche  on  a  quadruplé  son  impôt  person- 
nel et  mobilier  ;  prérogative  dont  elle  jouit  en  sa  qualité  de 
bourgeoise  de  l'antique  Lutèce.  On  ajoutera  sans  doute  que  le 
génie  prend  son  vol  audacieux  et  renverse  tous  les  obstacles, 
et  qu'une  pension  de  2,000  écus  payée  ou  non  payée  ne  saurait 
l'arrêter  en  sa  course. 

i>  Il  paraît  cependant  que  cette  bagatelle  met  des  bâtons  dans 
les  roues ,  évente  le  sommier  ;  le  char  est  sous  la  remise ,  et 
les  orgues  ne  parlent  plus ,  silent  organa.  L'effet  a  suivi  de 
près  la  cause,  et  quand  les  historiens  proclameront  les  nom- 
breuses victoires  de  Rossini ,  quand  ils  cloront  la  litanie  à 
Guillaume  Tell  sans  annoncer  que  son  illustre  auteur  a  cessé 
de  déguster  le  rizotto ,  le  macaroni,  les  ortolans  à  la  pro- 
vençale arrosés  d'un  vin  d'Épernay  de  qualité  supérieure  ;  il 
faudra  bien  que  leur  plume ,  discrète  ou  non ,  dise  comment 
et  pourquoi  le  rossignol  a  gardé  le  silence  après  une  telle  rou- 
lade ,  pourquoi  le  héros  du  drame  lyrique  s'est  retiré  dans  sa 
tente  sans  avoir  reçu  de  blessure;  pourquoi  cette  verve  bril- 
lante et  féconde  a  mis  un  terme  à  ses  productions  dont  la 
dernière  était  un  prodige.  Quel  thème  à  mettre  en  variations! 
J'espère  qu'un  jour  lu  relèveras  ce  gant,  voilà  du  bon  bien 
qui  t'arrive  pour  la  biographie  de  Rossini. 
n  Votre  gouvernement  a  confisqué  ce  maître  à  l'Italie  pour 
l'immoler ,  pour  éteindre  son  génie  en  lui  suscitant  une  infi- 
nité de  tracasseries  financières.  L'artiste  se  venge  en  ne  don- 
)  nant  plus  rien  à  ses  officieux  protecteurs  devenus  ingrats. 
L'auteur  A'Otello,  du  Comte  Ory  ne  veut  plus  travailler  ;  de- 
puis cinq  ans ,  un  refus  d'inspiration  répond  au  déni  de  jus- 
lice  qu'on  lui  fait  depuis  cinq  ans.  Rossini  est  donc  perdu 
)  pour  l'Europe  musicale,  et  c'est  la  France  qui  en  est  la  cause, 
I  la  France  qui  se  dit  le  centre  du  monde  civilisé ,  la  patrie 
»  adoptive  de  tous  les  artistes  !  L'accueil  fait  û  Rossini ,  cette 
)  apparente  libéralité  n'étaient  donc  qu'un  guet-à-pens.  Vos 
1  meneurs  triomphent,  ils  rient  du  bon  tour  qu'ils  lui  ont 
>  joué ,  celte  conduite  est  une  conséquence  de  leur  système 
d'oppression. 


REVUE  DE  PARIS.  2G9 

»  Comme  le  muet  au  milieu  du  sérail , 
))  Il  ne  dit  rien ,  et  nuit  à  qui  veut  dire. 

»  Telle  est  la  marche  du  gouvernement  français  envers  les  ar- 
»  listes.  2,000  écus  sont  refusés  à  Rossini,  malgré  les  actes  an- 
11  thcnliques  et  solennels  qui  les  lui  accordent,  et  le  milliard 
)i  du  budget  est  gaspillé  pour  des  imbéciles  et  des  espions!  Et 
Il  200.000  francs  sont  versés  chaque  année  dans  la  caisse  de 
i>  rOpéra-Comique  afin  de  combler  le  déficit  des  musiciens  pri- 
n  vilégiés  !  Si  c'était  encore  pour  qu'il  n'y  eût  plus  d'Opéra- 
i>  Comique  au  monde,  je  dirais  :  doublez  la  somme.  On  n'est 
1»  jamais  prodigue  lorsqu'on  a  pour  objet  la  gloire  nationale  ; 
)»  et  700,000  francs  sont  livrés  tous  les  ans  à  votre  Académie 
)i  royale  de  Musique  pour  payer  l'éclairage  de  sa  lanterne  ma- 
»  gique!  Voilà  de  l'argent  bien  placé!  )> 

Je  crois  que  mon  ami  La  Tour  a  bien  compris  la  question 
et  deviné  la  cause  du  silence  de  Rossini.  Ce  maître  ne  pense 
pas  plus  à  composer  un  opéra  que  s'il  n'en  avait  fait  de  sa  vie. 
Dernièrement  encore  je  voulais  le  décider  à  s'occuper  d'une 
partition  italienne  ou  française ,  l'entretien  fut  très-long ,  la 
plume  à  la  main,  il  traça  des  figures  sur  le  papier ,  nous  devi- 
sâmes sur  uneentreprisedelaplus  haute  importance  pendant  deux 
heures.  Vous  croyez  peut-être  que  la  musique,  les  chanteurs, 
l'orchestre,  l'opéra,  le  ballet,  l'harmonie  et  le  rbylhme  for- 
maient l'objet  de  la  conversation  ;  point  du  tout  :  il  s'agissait 
d'introduire  la  culture  du  riz  sur  les  l)ords  de  la  Durance,  dans 
la  i)laine  de  Cabedan.  D'après  les  notions  agronomiques  et  to- 
pographiques dont  je  lui  fis  part,  Rossini  conclut,  en  homme 
expérimenté,  que  le  riz  de  la  Chine  convenait  admira])lement  à 
cette  contrée,  et  dressa  le  plan  des  rizières  à  établir  au  pied  du 
Léberon.  Telle  est  la  partition  qu'il  a  sur  le  métier. 

Si  l'illustre  maître  paraît  avoir  abandonné  la  carrière  du  théâ- 
tre, il  n'a  pourtant  pas  renoncé  à  composer  de  jolis  airs  ,  des 
duos  ravissans.  L'éditeur  de  Guillaume  Tell,  M.  Troupenas 
vient  de  publier,  sous  le  titre  A&  Soirées  musicales  de  G .  Bos- 
sini;  une  douzaine  de  productions  charmantes ,  huit  ariettes  et 
quatre  duos.  Ces  morceaux  gracieux  et  d'un  tour  original, 
d'une  iiarmonie  souvent  piquante  par  sa  nouveauté,  sont  si  jo- 
lis que  Ton  serait  tenté  de  réclamer  le  Ireizième  ;  la  douzaine 

23 


270  REVUE  DE  PARIS. 

est  complète ,  et  voilà  tout.  On  pense  bien  que  l'éditeur  a  su 
profiter  de  sa  bonne  fortune  et  que  ce  nouvel  œuvre  de  Ros- 
sini  est  estampé  avec  tout  le  soin ,  le  luxe  et  l'élégance  de  la 
typographie  musicale.  Les  amateurs  d'emblèmes  et  de  vignettes 
seront  servis  selon  leur  goût ,  les  dilettanti  chanteront  les  pa- 
roles italiennes ,  d'autres  s'attacheront  au  texte  français  qui  les 
double  avec  assez  de  fidélité.  Romances,  chansons,  ariettes, 
barcaroles ,  tyroliennes  à  une  ou  deux  voix,  tels  sont  les  sujets 
variés  que  l'auteur  a  traités  avec  la  supériorité  de  son  talent  et 
la  vivacité  de  son  imagination  toujours  jeune  et  féconde.  Je  ne 
ferai  point  l'examen  de  ces  pièces  fugitives  ;  je  dirai  seulement 
qu'en  écrivant  la  Danza  ,  Rossini  semble  s'être  inspiré  de  la 
Romanesca  :  signaler  cette  imitation  n'est  pas  une  critique. 
J'ajouterai  que  H  Marinari  est  le  duo  que  je  préfère  aux  trois 
autres.  On  se  souvient  de  la  vogue  de  sonquatour,  da  caméra, 
ce  quatour  a  fait  le  tour  du  monde  ,  les  Soirées  musicales  ont 
déjà  pris  le  même  chemin. 

—  Sur  le  boulevard  Bonne-Nouvelle ,  boulevard  si  bizarre- 
ment taillé,  façonné,  disposé,  que  d'un  côté  ,  les  maisons  sui- 
vent la  ligne  droite ,  et  de  l'autre  elle  semblent  se  préparer 
à  danser  en  rond  ;  boulevard  dont  on  ne  peut  regarder  la 
partie  septentrionale  sans  croire  que  l'on  est  soi-même  bossu, 
tortu  ,  bancal  et  parfaitement  en  rapport  avec  des  constructions 
fabriquées  ou  jetées  au  hasard  ;  sur  ce  golfe  entouré  d'habi- 
tations triangulaires,  trapézoïdes,  ayantla  forme  d'un  clavecin, 
d'une  harpe,  d'un  tympanon,d'un  psaltérion  ;  façade  essentiel- 
lement musicale  en  architecture,  où  la  vespasienne,  postée  sur 
ses  deux  roues,  présente  seule  une  intention  de  symétrie, 
d'ordre,  d'alignement  avec  l'arc  triomphal  de  la  Porte-Saint- 
Denis;sur  ce  boulevard,  que  le  Gymnase-Dramatique  illustrede- 
puis  quatorze  ans,  un  autre  Gymnase  vient  de  s'élever  parles  soins 
de  MM.  MoHnos  et  Veugny ,  architectes.  MM.  Pourchet  et  Devoir, 
peintres,  ont  décoré  cette  jolie  salle  de  spectacle,  et  M.  Saly- 
Snerbe  dirige  l'établissement ,  qu'il  a  fondé  pour  la  musique 
toute  seule ,  pour  la  musique  de  concert.  Gymnase-Musical , 
tel  est  le  nom  de  ce  théâtre,  où  l'on  a  vu  figurer,  pour  la  pre- 
mière fois,  le  25  de  ce  mois,  une  société  d'habiles  exéculans.  Je 
ne  vous  dirai  pas  le  nombre  des  symphonistes;  il  me  serait  fa- 
cile pourtant  de  trouver  le  total  de  l'addition ,  quoique  je  ne  les 


REVUE  DE  PARIS.  271 

aie  pas  comptés.  Vingt-quatre  violons  y  inanseuvrent ,  et  cette 
première  puissance  connue,  on  arrive  aisément  à  connaître  le 
reste  d'un  orchestre  au  grand  complet. 

Que  d'orchestres  dans  Paris,  et  surtout  que  de  bons  orches- 
tres !  En  voici  un  tout  nouveau  ;  l'appel  s'est  fait  le  mois  der- 
nier, et  l'armée  est  aujourd'hui  sur  pied  ;  elle  s'est  déjà  signalée 
par  un  brillant  début,  un  coup  d'éclat.  Verve,  force  d'exécu- 
tion, ensemble ,  agilité  ,  belle  qualité  de  son ,  élégance  dans  les 
détails,  on  a  remarqué  tous  ces  avantages  précieux,  et  les  ama- 
teurs qui  remplissaient  la  salle  ont  témoigné  leur  satisfaction 
par  des  bravos  et  des  applaudissemens  prolongés.  Le  premier 
coup  d'archet  a  fait  sonner  l'ouverture  du  Siège  de  Cor inthe ,  la 
seconde  explosion  nous  a  fait  entendre  une  symphonie  de  Weber , 
de  ce  Weber  qui  nous  a  donné  trois  ouvertures  admirables.  Cette 
symphonie  n'est  poinlàla  hauteur  des  ouvertures  de  Frefsc/i?if75, 
d'Euryanthe ,  d'Obéron.  Je  ne  sais  point  àquelle  époque  elle  a  été 
composée  ;  mais  je  ne  craindrais  pas  d'affirmer  que  c'est  une 
œuvre  de  la  jeunesse  de  Weber.  Il  préludait  alors,  etn'avait  point 
encore  celte  fermeté,  cette  originalité  colorée  destylequil'amis 
au  premier  rang  des  musiciens  de  notre  siècle.  Un  solo  de  violon, 
concerto  de  petite  dimension,  exécuté  par  M.  Blay ,  a  fait  beaucoup 
déplaisir,  M.  Batta ,  jeune  violoncelliste  d'un  très  beau  talent,  a 
ravi  l'auditoire;  il  attaque  les  difficultés  les  plus  scabreuses,  les 
traits  d'agilité  en  octaves  ,  en  double  corde,  sans  afïail)lir,  sans 
altérer  le  son  qu'il  tire  de  son  instrument.  Il  en  est  des  sympho- 
nistes comme  des  chanteurs  qui  posent  bien  la  voix,  donnent  du 
son  quand  ils  sont  au  repos  dans  un  adagio ,  et  qui  roulent, 
ensuite,  arpègent,  trillent,  avec  un  petit  filet  de  voix  impercep- 
tible ,  dont  les  résultats  amaigris  accusent  à  peine  les  contours 
de  la  mélodie  ou  du  trait  rapide.  Ce  son  mâle,  rond  ,  flateur, 
qu'il  a  déployé  dans  le  thème  de  son  air  varié ,  M.  Batta  nous 
l'a  conservé  pendant  le  cours  de  ses  variations  nobles  ou  pleines 
de  folies  toujours  élégantes.  C'est  un  véritable  triomphe  pour 
ce  virtuose  ;  il  paraît  que  le  GymnaseMusical  en  a  d'autres  en 
réserve,  et  qu'une  infinité  de  talens  qui  n'avaient  pu  se  mon- 
trer encore  au  grand  jour  vont  défiler  sur  son  théâtre, 

M.  Listz  a  paru  ,  des  applaudissemens  unanimes  l'ont  salué  ; 
les  bravos  ont  éclaté  avec  plus  de  violence  encore  après  chaque 
partie  d'une  fantaisie  militaire  qu'il  a  dite  avec  toute  la  fougue 


272  REVUE  DE  PARIS. 

de  son  talent  et  l'étonnante  agilité  de  ses  doigts.  Cette  fantaisie 
a  été  parfaitement  accompagnée  par  l'orchestre  ;  les  instrumens 
y  jouent  une  rôle  important,  et  leur  harmonie  s'est  toujours 
groupée  à  merveille  sur  les  traits  diversement  caractérisés  du 
piano.  M.  Listz  attaque  les  touches  avec  tant  d'artifice,  il  sait  les 
faire  parler  avec  tant  d'éclat,  que  les  sons  du  piano  se  mêlaient 
aux  ensembles  les  plus  bruyans  de  l'orchestre  ,  sans  se  perdre 
au  milieu  de  ce  tonnerre  harmonieux  ;  la  voix  du  piano  arrivait 
toujours  à  l'oreille. 

Lorsque  LuUi  voulait  éprouver  les  violonistes  qui  aspiraient  aux 
honneurs  de  l'Académie  royale  de  Musique,  il  posait  sur  le  pupitre 
l'air  des  songes  funestes  d'Jtjs;  c'était  le  morceau  le  plus  sca- 
breux de  l'époque  ;  toutes  les  difficultés  de  Tinslruraent  s'y 
trouvaient  réunies.  Plus  tard ,  vers  1725 ,  la  tempête  A'Jcfone 
devint  la  pièce  de  concours  ;  les  symphonistes  étaient  en  pro- 
grès. La  chaconne  de  Floquet ,  l'ouverture  d'Iphigénie  en 
Aulide ,  furent  désignées  pour  les  mêmes  épreuves.  Mainte- 
nant, l'ouverture  (.VEuryant/ie,  exécutée  par  un  orchestre  nom- 
breux ,  fait  connaître  à  l'instant ,  et  dès  les  seize  première  me- 
sures ,  si  le  régiment  des  violonistes  est  composé  de  braves  que 
rien  n'arrête  et  ne  doit  arrêter.  Sous  le  nom  de  violonistes ,  je 
comprends  aussi  les  virtuoses  qui  mettent  en  jeu  les  violes ,  les 
violoncelles  et  les  contre-basses.  Ces  instrumens  sont  les  cou- 
sins ,  les  pères  et  les  grands  pères  des  violons ,  famille  dont  les 
travaux  ne  sauraient  être  bons  si  elle  n'est  nombreuse.  11  faut 
avoir  beaucoup  d'expérience  pour  ne  pas  s'alarmer  des  résultats 
d'une  répétition  au  quatuor,  au  double  quatuor,  s'il  s'agit 
d'une  musique  écrite  dans  le  style  nouveau  ,  d'une  musique  dont 
les  parties  de  violon  galopent,  grimpent  d'une  manière  hardie , 
audacieuse,  extravagante.  Un  violoniste,  deux  violonistes  ,s'ef 
fraient  de  se  trouver  seuls  dans  une  position  aussi  scabreuse  , 
ils  touchent  faux,  bien  souvent  du  moins  ;  des  notes  escamotées 
dans  les  traits  d'agilité ,  laissent  des  vides  qui  dégradent  les 
gammes ,  les  arpèges  ,  les  batteries  ;  il  manque  des  grains  au 
chapelet,  des  dents  au  peigne,  c'est  à  redouter  une  déroute 
complète.  Mais  que  la  bande  entière  arrive ,  que  tous  les  sym- 
phonistes attaquent  à  la  fois  ce  qu'ils  ont  d'abord  dit  à  tour 
de  rôle  et  de  travers  aux  petites  répétitions  ,  qu'ils  marchent 
en  colonne  serée,et  l'effet  sera  prodigieux.  Plus  de  timidité , 


REVUE  DE  PARIS.  273 

plus  d'aberrations,  tout  le  monde  se  soutient;  chacun  acquiert 
de  la  confiance  par  la  présence  de  ses  voisins  ,  chacun  est  sûr 
que  s'il  fait  une  faute,  elle  ne  sera  point  remarquée ,  et  c'est 
précisément  à  cause  de  cela  qu'il  ne  la  fera  pas.  On  est  étonné 
de  voir  sortir  pompeux ,  brillant ,  fougueux ,  poli ,  victorieux , 
éclatant,  ù  son  exécution  complète ,  un  morceau  constamment 
écorché  aux  répétitions  du  quatuor. 

L'ouverture d'£'«/7fln</ie nous  révèle  ,dès  son  début, la  puis- 
sance et  l'habileté  d'un  orchestre  qui  s'est  placé  sur  la  ligne 
de  son  aîné  du  conservatoire.  Le  Gymnase-Musical  donne  quatre 
concerts  par  semaine.  Sur  le  programme  de  jeudi  dernier  figu- 
rait une  symphonie  pittoresque  de  Spohr,  ayant  pour  sujet  la 
naissance  de  la  musique  et  ses  progrès  jusqu'à  nosjours.  L'au- 
teur présente  d'abord  l'image  du  chaos;  le  chant  des  oiseaux 
lui  succède;  on  entend  ensuite  la  chanson  d'une  mère  qui  berce 
son  enfant  et  l'air  d'une  danse  villageoise  ;  enfin  une  marche 
triom])hale ,  resplendissante  de  tout  le  luxe  de  l'harmonie  et 
de  l'instrumentation  moderne,  termine  cette  composition.  L'i- 
dée de  l'œuvre  de  Spohr  paraît  heureuse  d'abord  ,  et  pourtant 
son  exécution  ne  saurait  avoir  lieu  sans  présenter  une  contra- 
diction manifeste.  Vous  voulez  nous  montrer  la  création  de  la 
musique ,  et ,  dès  l'exorde ,  nous  recevons  de  vous  la  musique 
toute  faite;  quedis-je!   la  musique  armée  de  toutes  les  res- 
sources du  contrepoint  et  des  licences  de  l'école  nouvelle  , 
moyens  qu'elle  n'a  possédés  qu'a  près  quatre,  cinq  ou  six  mille 
ans  d'existence.  Voilà  mademoiselle  la  musique  devenue  bien 
grande  fille  et  bien  savante  dansle  ventre  de  sa  mère.  Le  groupe 
du  chant  des  oiseaux  est  ajusté  avec  beaucoup  d'adresse  et  de 
talent.  On  ne  peut  reproduire  en  musique  instrumentale  que  le 
chant  des  oiseaux  qui  forment  des  intervalles  et  des  mélodies 
appréciables ,  tels  que  le  coucou ,  la  caille  ,  le  loriot  ,  quelques 
tenues  syncopées  du  rossignol.  Beethoven  avait  déjà  mis  en 
œuvre  ces  chants  de  volatiles  dans  sa  pastorale.  Je  voudrais 
que  les  musiciens   pittoresques  ajoutassent  encore  à  ces  voix 
bocagères  celle'de  la  chouette  et  du  proyer ,  de  la  pintade  et  de 
la  caille  femelle.  Le  chant  de  ces  oiseaux  est  musical ,  appré- 
ciable, rhythmé.  La  chouette  n'a  qu'une  note,  pure,  douce, 
ronde ,  vibrante ,  comme  un  sol  aigu  du  cor  de  Gallay.  Placée 
par  intervalles  égaux  ,  elle  soupirerait  admirablement  dans  un 

23. 


274  REVUE  DE  PARIS. 

ensemble  harmonieux.  Nous  n'avons  pas  de  prima]donna  qui 
trille  avec  autant  d'agilité  ,  de  vigueur  ,  que  le  proyer.  Ce  vir- 
tuose prépare  son  trille  par  une  suite  de  notes  pointées  d'un 
effet  énergique.  Le  rliytiime  à  six-huit  de  la  caille  femelle ,  de  la 
pintade,  seraient  d'un  résultat  excellent.  Les  taureaux,  les 
vaches  et  les  veaux  ont  des  voix  de  basse  et  de  baryton  d'une 
richesse,  d'une  puissance  à  nulle  autre  seconde.  Voix  musicales 
aussi,  tuyaux  d'orgue  admirables,  qu'une  douzaine  d'ophi- 
cléides  pourraient  imiter.  Eh  bien  !  ces  voix  robustes ,  fournies , 
bien  sonnantes  ,  de  nos  quadrupèdes  cornus ,  sont  effacées  par 
le  foudroyant  concert  des  lions  et  des  chacals.  Demandez-en 
des  nouvelles  aux  soldats  qui ,  sur  les  murs  d'Oran  ,  ont  passé 
bien  des  nuits  à  la  belle  étoile  ;  ils  vous  donneront  un  léger  cro- 
quis des  concerts  exécutés  ,  dans  la  plaine ,  par  quelques  cen- 
taines de  lions  à  voix  grave  et  tonnante  et  des  milliers  de  cha- 
cals ténors  aigus,  s'il  en  fut  oncques.  Voilà  la  musique  à  sa 
création  ;  musique  de  la  nature ,  musique  brute ,  il  est  vrai ,  mais 
puissante,  pompeuse,  imposante;  musique  sévère ,  qui  ferait 
tressaillir,  suer,  frissonner,  frémir,  si  le  hasard  vous  jetait 
dans  l'arène  occupée  par  les  virtuoses  de  l'Atlas. 

Revenons  à  la  symphonie  pittoresque  de  M.  Spohr.  Après 
l'image  du  chaos ,  l'exhibition  du  chant  des  oiseaux ,  (jui ,  selon 
les  poètes  (  et  ces  messieurs  divaguent  toujours  en  matière  de 
musique) ,  fut  le  modèle  que  l'homme  voulut  imiter  ,  M.  Spohr 
nous  fait  connaître  les  pi'emières  mélodies  de  la  voix  humaine 
et  les  premiers  accens  de  la  Hùte  du  i)âtre  ;  mais  ces  premiers 
chants  étaient  exécutés  à  l'unisson  ou  à  l'octave,  et  M.  Spohr 
nous  les  présente  soutenus  par  une  harmonie  élégante  et  re- 
cherchée, .le  sais  bien  qu'il  dira  que  celle  harmonie,  invention 
moderne ,  ligure  ici  i)our  doiuier  une  imitation  pittoresque  du 
mouvement  cadencé  du  berceau  que  la  mère  agile,  une  pein- 
ture musicale  des  jeux  des  paysans  qui  dansent.  Mais  l'esprit  ne 
fait  pas  toutes  ces  distinctions  et  ne  saurait  admettre  qu'avec 
les  moyens  d'un  art  arrivé  ù  un  degié  de  i)erfection  fort  élevé , 
on  croie  rendre  les  résultats  d'un  art  îi  son  enfance.  Si  le  peintre 
veut  nous  tracer  les  figures  irréguiières ,  les  jjortraits  gro- 
tesques dessinés  par  les  Mexicains  ou  les  .Japonais ,  il  (piilter;t 
les  crayons  de  Raphaël  et  deviendra  iidèle  imilaleur  de  son  mo- 
dèle, dont  il  reproduira  les  monslrueuses  imperfections. 


REVUE  DE  PARIS.  275 

Le  chaos  de  la  symphonie  pittoresque  de  M.  Spolir  est  traité 
savaininent;  la  berceuse,  coupée  par  l'air  de  danse,  est  d'une 
mélodie  agréaljle -,  le  rhylhme,  frappé  régulièiement  parles 
cordes  pincées,  marche  bien  sous  le  chant  des  violoncelles; 
mais  la  marche  triomphale  n'est  point  à  la  hauteur  de  sa  mis- 
sion ,  (pii  serait  de  montrer  avec  le  plus  grand  éclat  toutes  les 
niei'veilles  de  la  musique  moderne.  L'exécution  de  cette  com- 
position diflScile  a  fait  beaucoup  d'honneur  à  l'orchestre  du 
Gymnase-Musical ,  à  M.  Tilmant,  qui  le  conduit  avec  autant 
de  verve  que  d'intelligence. 

Deux  fois  je  suis  entré  dans  la  salle  de  ces  exercices  musicaux 
sans  regarder  l'affiche  et  sans  demander  un  programme.  L'or- 
chestre jouait  une  symphonie,  un  récit  instrumental  lui  succé- 
dait ,  puis  arrivait  une  ouverture  (pii  piécédait  un  air  varié , 
lequel  devait  être  suivi  par  un  concerto  de  violon  ,  de  flûte  ou 
de  piano.  Achaque  instant  de  repos  .j'attendis  qu'une  jolie  can- 
tatrice, vêtue  de  blanc  et  couronnée  de  fleurs,  vînt  se  poster 
sur  l'avant-scène,  le  cahier  à  la  main,  .l'attendais  aussi  la 
voix  de  basse ,  le  ténor  récitant  et  le  nombreux  cortège  des 
choristes.  Rien  de  tout  cela  n'a  paru ,  je  croyais  qu'un  rhume 
général  avait  fra])pé  les  chanteurs,  et  qu'en  attendant  qu'on 
leur  eût  administré  a  bastanza  le  sucre  d'orge  et  le  sirop  de 
mûres,  les  symjjhonistes  étaient  chargés  exclusivement  de  l'é- 
battement  des  amateurs.  Point  du  tout  ;  j'ai  su  que  si  les  voix 
ne  figuraient  point  au  Gymnase-Musical,, c'est  qu'une  mesure 
de  police ,  un  arrêté  consulaire  ou  ministériel  en  avait  fait  ex- 
presses inhibitions  etdéfenses.  n  Vous  ne  chanterez  pas ,  a-t-on 
dit  aux  directeurs  d'un  Gymnase  consacré  à  la  musique  !  Per- 
mis à  vous  déjouer  de  la  flûte  et  même  du  tambour;  mais  de 
parla  loi,  c'est-à-dire  la  loi  qu'il  plaît  à  notre  pouvoir  discré- 
tionnaire de  vous  imposer,   vous    ne  chanterez    pas,  sous 

peine sous  peine de  la  hart  peut-être;  car  on  ne  sait 

pas  où  le  zèle  des  protecteurs  des  arts  peut  s'arrêter.  )> 

Ainsi  vous  saurez  donc ,  peuples  de  la  France,  de  l'Europe, 
de  l'Afrique ,  pays  des  chanteurs  ci-dessus  mentionnés,  qu'en  la 
bonne  ville  de  Lulèce,il  existe  un  Gymnase-Musical  où  l'on 
ne  chante  point.  Les  cavatines,  les  airs,  les  duos,  les  chœurs, 
les  romances,  oui ,  les  romances!  menu  bagage  du  petit  peuple 
dilettante,  sont  i)rohibé8  en  ce  lieu.  Je  n'oserais  assurer  même 


276  REVUE  DE  PARIS. 

qu'il  fût  permis  aux  bons  gendarmes  de  la  porte  de  siffler,  sollo 
voce,  la  Parisienne ,  ou  quelque  facétie  du  même  genre. 

Et  pourquoi  cette  loi  sévère? 

Elle  est  imposée,  dit-on ,  je  n'affirme  rien ,  on  ne  voudrait  pas 
me  croire;  elle  est  imposée  dans  la  crainte  que  le  Gymnase- 
Musical  ne  devînt  un  rival  dangereux  pour  les  théâtres  où  l'on 
chante!  Ces  théâtres,  quels  sont-ils?  Je  n'en  connais  qu'un  ,  et 
certes  ,  les  entrepieneurs  de  celui-là  n'ont  pas  réclamé  ;  si  on 
les  consultait,  ils  répondraient  :  Fafe,  viiei  signori,  en  nous 
laissant  toute  la  liljerté  dont  on  jouit  dans  le  i)ays  pappataci. 

Vous  avez  un  Conservatoire  où  Ton  s'évertue  à  former  des  chan- 
teurs, et  ces  jeunes  virtuoses  n'ont  pas  la  licence  démontrer  les 
talens  que  vousleur  donnez.  Les  jeunes  compositeurs  pourraient 
faire  essayer  des  productions  dont  les  directeurs  de  théâtre  se 
méfient,  ils  feraient  redire  vingt  fois,  devant  un  public  connais- 
seur, des  pièces  de  concours,  des  pièces  couronnées  par  l'Institut , 
et  ces  pièces  ,  dites  une  fois  seulement  devantleursparens, leurs 
amis  et  quelques  hal)itués  des  séances  académiques ,  sont  con- 
damnées ensuite  à  un  éternel  oul)U.  D'ailleurs,  un  compositeur 
qui  se  destine  à  ce  genre  lyrique  ne  peut  être  jugé  que  sur  des 
œuvres  de  cette  espèce.  Exceller  dans  la  symphonie  n'est  point 
un  garant  de  succès  dans  la  musique  vocale.  La  musique  sacrée 
estdétruite ,  on  n'écrit  plus  de  symphonies  à  moins  d'être  seigneur 
châtelain  comme  notre  ami  Onslow  ;  il  faut  avoir  des  terres  en 
plein  rapport ,  des  bois,  des  rentes  constituées  pour  se  permettre 
des  incursions  dans  le  champ  stérile  delà  symphonie ,  du  quatuor, 
du  quintette  instrumental.  Si  je  dis  stérile,  ce  n'est  point  sous 
le  rapport  de  la  gloire,  le  nom  de  Onslow  me  démenlinit  à 
l'instant.  Il  ne  nous  reste  donc  que  la  musique  de  théâtre,  la 
musique  vocale  de  chant  ;  si  vous  la  prohibez  dans  les  concerts , 
vous  achevez  de  la  ruiner. 

J'interromps  la  rédaction  de  cet  article  pour  lire  le  Journal 
des  Débats  du  29  mai,  et  j'y  trouve  l'article  suivant  : 

<t  Le  directeur  du  Conservatoire  de  musique  de  Bagnères-de- 
))  Bigorre  vient  d'écrire  à  M.  le  maire  de  Toulouse  que  cent 
)>  jeunes  chanteurs  montagnards ,  élèves  du  conservatoire ,  se 
i>  rendront  à  Toulouse,  le  15  juin  prochain  ,  pour  prendre  part 


REVUE  DE  PARIS.  277 

)»  aux  fêtes  musicales  de  cette  ville.  Ils  seront  vêtus  en  anciens 
)i  ménestrels  de  leur  pays.  Le  Conservatoire  fera  les  frais  du 
«  voyage  et  de  l'uniforme.  » 

Gentils  troubadours,  allez  trouver  vos  confrères  en  gaie 
science ,  allez  aux  lieux  où  le  gosier  du  chanteur  n'est  pas  serré 
parle  carcan  de  la  police.  Mais  gardez-vous  bien  de  venir  à 
Paris  :  les  portes  du  concert,  peut-être  même  celles  de  la  ville, 
vous  seraient  fermées.  Une  colonie  de  chanteurs,  c'est  une 
troupe  dangereuse,  ennemie;  on  la  ferait  évacuer  sur  Poissy. 
on  la  parquerait  en  rase  campagne,  ou  bien  au  Luxembourg. 
Une  faut  pas  badiner  avec  ces  gens-là,  des  chanteurs  en  France, 
des  chanteurs  par  bataillons,  des  chanteurs  en  uniforme,  armés 
deguitares  peut-être  !  Nous  sommes  donc  en  révolution  flagrante. 
Il  paraît  cependant  que  le  mal  fait  des  progrès  :  Toulouse ,  Ba- 
gnères,  avaient  des  conservatoires;  M.  Ryckmans,  ancien 
bassoniste  de  l'Académie  royale,  vient  d'en  établir  un  à  Bor- 
deaux ,  et  les  citoyens  les  plus  distingués  de  cette  ville  n'ont  pas 
craintde  le  seconder,  de  lui  offrir  même  les  fonds  nécessaires 
pour  cette  noble  fondation.  Raison  de  plus  pour  sévir  conlreles 
chanteurs  parisiens.  Ces  contrariétés,  ces  prohibitions  imposées 
par  le  caprice ,  seraient  d'un  ridicule  achevé ,  si  elles  n'étaient 
funestes  et  ruineuses  dans  leurs  résultats. 

L'affiche  du  Gymnase-Musical  en  fournit  aujourd'hui  une 
preuve  bien  risible.  Elle  annonce  des  chanteurs!  et  pourquoi 
celtelicence  condamnable,  cette  infraction  à  la  règle?  C'est  que  M. 
Berlioz  et  sa  compagnie  chantante  viennent,  en  frères  visiteurs , 
demander  un  asile  à  M.  Snerbe,  et  concerter  dans  son  établise- 
ment.  Demain  d'autres  virtuoses  réclameront  la  même  faveur 
et  concerteront  vocalement  aussi.  Rien  n'est  plus  simple  :  ces 
musiciens  n'appartiennent  point  à  la  société  du  Gymnase.  Dis- 
tinction burlesque!  d'autres  pourront  faire  chez  M.  Snerbe  ce 
que  lui-même  n'oserait  tenter  sans  être  puni.  Bénévole  Amphi- 
tryon ,  il  régalera  tout  le  monde  et  ne  pourra  s'asseoir  à  table. 
Amener  des  chanteurs  au  Gymnase-Musical ,  c'est  porter  du 
lard  chez  un  dévot  Israélite,  du  vin  chez  un  iman,  des  côtelettes 
chez  un  minime.  Telle  est  pourtant  la  haute  sagesse  de  nosgouver- 
nans!  j'aime  à  croire  qu'ils  ne  seront  pasles  derniers  à  reconnaître 
l'absurdité  de  leur  sentence  et  qu'un  notable  amendement  sera 
fait  à  cette  loi  de  douane  musicale ,  loi  qui  ne  manquerait  pas 


278  REVUE  DE  PARIS. 

d'exciter  un  #MfW  général  d'hilarité,  si  jamais  on  la  présentait 
à  l'approbation  des  chambres. 

Le  début  du  Gymnase  des  musiciens  m'a  conduit  plus  loin  que 
je  ne  pensais,  je  voulais  parleraussideceluideSerdaàl'Acadéraie 
royale  de  Musique;  je  me  bornerai  à  proclamer  aujourd'huile  suc- 
cès de  ce  chanteur.  Ce  virtuose  possède  une  belle  voix  de  basse  qu'il 
a  su  rendre  flexible ,  il  trille  bien ,  touche  juste ,  estbon  musicien 
et  s'est  fait  un  nom  dans  des  villes  où  les  acteursquitiennent  son 
emploi  ont  à  chanter  des  rôles  plus  brilla  ns  et  plus  difficiles  que 
ceux  que  l'on  écrit  pour  leurs  confrères  de  Paris. 

Castil-Blaze. 


AU-DELA  DU  RHIN. 


Ce  nouvel  ouvrace  de  M.  Lerminier  paraîtra  dans  peu  de 
jours.  11  ne  nous  appartient  pas  de  faire  reloge  d'un  livre  signé 
par  un  de  nos  collaborateurs  ;  nous  préférons  citer  un  long 
fragment  qui  pourra ,  avec  le  sommaire  que  nous  y  joignons  , 
en  donner  à  nos  lecteurs  une  idée  plus  juste  que  tout  ce  que 
nous  pourrions  dire.  Nous  croyons ,  du  reste ,  que  ce  livre  sur 
l'Allemagne  répondra  à  de  nombreuses  sirapalhies  dans  le  public 
et  ne  manquera  pas  de  jeter  une  vive  lumière  sur  une  question 
européenne. 

Au-delà  du  Rhin  forme  deux  volumes.  Le  premier,  LA 
POLITIQUE ,  comprend  les  divisions  suivantes  :  L  E>chai.\e- 

ME!VT    DES    TE3IPS. — II.    AsPECT    GÉNÉRAL.  —  III.    NAPOLÉON    ET 

l'Alleîiagse.  —  IV.  L'Allemagne   et     la    liberté.  —  V.    de 
l'unité  allemande. 

Le  second  volume,  LA  SCIENCE,  se  divise  ainsi:  I.  Préambule. 
—  II.  Les  universités.  —  III.  La  philologie.  —  IV.  L'histoire. 
—V.  La  JURISPRUDENCE.  — VI.  Philosophie  allemande.  —  VII. 
Deux  christianismes.  —  VIII.  Situation  littéraire.  —  IX. 
Conclusion  générale.  {N.  du  D.) 


ACPECT  GÉNÉRAL  DE  L'ALT,EMAGNE. 

Le  Rhin,  depuis  Cologne  jusqu'à  Mayence  ,  s'étend  et  se  replie 
comme  un  serpent  onduleux;  il  court,  il  vous  entraineau  milieu 


280  REVUE  DE  PARIS. 

des  merveilles  accumulées  de  la  nature  et  de  l'histoire,  et  il  vous 
jette  en  Allemagne. 

La  Germanie  moderne  offre  au  voyageur  la  même  variété  de 
peuples  que  la  Grèce  antique.  Les  contrastes  affluaient  dans  cette 
Grèce  étendant  ses  limites  jusqu'à  la  chaîne  de  l'Œtaet  duPinde, 
dessinant  la  presqu'île  du  Péloponèse,  associant  rAttique,la 
Mégaride,  la  Béotie ,  la  Phocide,  et  semant  ses  îles  sur  les  mers. 
A  Sparte ,  on  parlait  la  même  langue  qu'à  Athènes ,  mais  la 
constitution  et  la  république  ne  se  ressemblaient  pas  ;  la  Grèce 
du  nord  se  comportait  autrement  que  les  villes  de  la  mer  Egée, 
et  Thessaliotis  avait  d'autres  règles ,  d'autres  coutumes  ,  que 
Délos.  Cependant  une  vaste  et  profonde  analogie  de  mœurs  reli- 
gieuses et  nationales  soutenait  toutes  les  diversités  qui  s'agitaient 
à  la  superficie  ;  la  Grèce  se  sentit  une  vis-à-vis  de  l'Asie  ;  la  civi- 
lisation italique ,  plus  rapprochée  de  la  sienne  ,  concourait 
néamoins  à  lui  affirmer  à  elle-même  son  originalité. 

Ainsi  rAUemagnese  trouve  une  entre  la  France  et  la  Russie; 
mais,  au  dedans  d'elle-même ,  elle  a  peine  à  saisir  sa  propre 
unité.  Le  Souabe  frémit  à  la  pensée  de  subir  jamais  le  joug  du 
Brandebourgeois  ;  Munich  se  raille  de  Berlin  qui  lui  renvoie 
avec  usure  ses  dédains  et  ses  mépris.  Cependant  on  parle  la 
même  langue  depuis  la  riante  Bade  jusqu'à  l'austère  Kœnigberg. 
Quand  ,  dans  la  guerre  du  Péloponèse,  Alcibiade  alla  porter  ses 
conseils  et  ses  talens  aux  Lacédémoniens ,  il  agit  comme  un 
général  prussien  qui  passerait  aux  intérêts  de  l'Autriche  ou  de 
la  Bavière  dans  une  guerre  intestine  de  l'Allemagne. 

J'entreprends  de  donner  une  expression  concise  et  vraie  à 
ces  choses  si  diverses  :  puissé-je  les  écrire  aussi  sincèrement  que 
j'ai  cru  les  sentir  ! 

Francfort  est  comme  les  Propylées  de  l'Allemagne.  C'a  été  la 
roule  des  Francs  pour  entrer  dans  les  Gaules  ;  c'est  aujourd'hui 
le  passage  traversé  en  tous  sens  parles  voyageurs  de  l'Europe. 
Ville  allemande,  Francfort  semble  néanmoins  appartenir  à  tout 
le  monde  ;  on  y  entre,  on  en  sort  comme  d'un  lieu  public  dont 
la  propriété  n'est  à  personne:  on  s'y  coudoie,  on  s'y  rencontre, 
Anglais,  Américains,  Russes,  Allemands,  Polonais,  Italiens, 
Français  ;  on  se  sert  de  cette  ville  comme  d'une  hôtellerie. 

Là,  cependant,  a  régné,  dans  sa  pompeetsa  majesté, le  génie 
germanique  ;  là  on  a  fait  des  empereurs  ;  les  électeurs  s'y  ras- 


REVUE  DE  PAPxIS.  281 

semblaient  pour  choisir  la  main  capable  de  porter  le  globe  des 
Césars.  Aujourd'hui  Francfort  est  sous  la  double  discipline  de 
l'Autriche  et  de  la  Prusse;  cette  ville  est  libre  sous  la  baguette 
impériale  et  prussienne.  Mais  pourquoi  regretter  sa  liberté, 
quand  elle-même  n'y  songe  guère?  Avec  son  sénat  qui  gouverne, 
son  corps  législatif  qui  discute  et  vote  les  lois  ,  et  ses  députés 
permanens  de  la  bourgeoisie,  Francfort  a  toute  la  police  néces- 
saire à  un  caravansérail. 

Goethe  y  naquit  :  admirable  occurrence  !  Goethe  ne  saurait 
être  ni  Prussien,  ni  Saxon ,  je  vous  laisse  à  penser  s'il  pouvait 
être  Autrichien;  il  devait  être  le  moins  Allemand  possible,  en 
poussant  à  son  apogée  le  génie  de  l'Allemagne.  Dans  Francfort 
Goethe  passa  son  enfance  ;  il  écoutait  les  rumeurs  venant  de  la 
Saxe  et  de  la  Silésie  qui  répandaient  en  Europe  le  nom  de  Fré- 
déric ;  il  nous  a  raconté  lui-même  dans  sa  vie  (1  )  comment  les 
entreprises  du  roi  de  Prusse  avaient  mis  la  division  dans  toutes 
les  familles  et  dans  la  sienne;  on  se  partageait  entre  l'empire 
et  la  nouvelle  monarchie  ;  le  père  de  Goethe  tenait  pour  l'empe- 
reur ;  l'enfant  bondissait  à  hl  lecture  des  victoires  de  Frédéric. 
L'oreille  de  Goethe  devait  encore  être  remplie  par  le  bruit  d'autres 
triomphes.  Les  habitans  de  Francfort  ont  à  peine  aujourd'hui 
pardonné  à  l'auteur  de  Jf'erther  et  de  Goëts,  de  Berlichingen 
de  les  avoir  quittés  de  bonne  heure  pour  ne  plus  les  revoir. 
Eh  !  messieurs,  il  allait  vaquer  loin  de  vous  et  de  votre  négoce 
aux  affaires  de  son  esprit;  contentez-vous  d'être  ses  concitoyens; 
briguez  encore  l'honneur  de  lui  élever  un  tombeau  qui  témoigne 
de  votre  gloire ,  ou  plutôt  gardez  vos  statues ,  bourgeois  et 
bourgmestres  ,  elles  semblent  trop  vous  coûter  et  vous  les 
faites  trop  attendre. 

Sur  les  rives  du  Rhin  régnent  des  contrées  fertiles  oùl'homme, 
pour  répondre  à  la  force  de  la  nature ,  s'est  toujours  montré 
énergique  et  actif.  Là  se  sont  passées  les  grandes  scènes  des 
migrations  germaniques  du  cinquième  siècle  ;  les  hordes  qui 
s'apprêtaient  à  devenir  des  nations  se  serrèrent  les  unes  contre 
les  autres  sur  ces  terres  dont  la  beauté  les  invitait;  la  puissance 
humaine  s'y  établit  bientôt  en  maîtresse,  n'ayant  pas  assez  de 
les  traverser  comme  un  torrent  furieux;  elle  y  sema  des  villes 

(1)  Mein  Leben. 

21 


282  REVUE  DE  PARIS. 

pour  l'homme,  des  cathédrales  pour  Dieu  ;  elle  y  développa  des 
élals  florissaiis,  des  mœurs  roI)ustes  et  pures,  une  religion 
tendre  et  forlifiante,  une  poésie  naïve,  superstitieuse  et  idéale. 
L'Allemagne  méridionale  n'a  jamais  été  oisive  et  languissante 
dans  la  continuité  de  la  civilisation  européenne;  elle  a  brillé 
au  moyen-Age,  et  ne  s'est  pas  éteinte  dans  les  temps  plus  mo- 
dernes ;  le  voyageur  français  éprouve ,  en  la  parcourant ,  un 
contentement  indicible,  car  il  y  rencontre  l'originalité  attrayante 
d'une  sociabilité  qui  n'est  pas  la  sienne,  et  il  y  trouve  en  même 
temps  une  inclinaison  sensible  vers  les  idées  et  le  génie  de  la 
France. 

Il  est  remarquable  de  voir  le  droit  constitutionnel  moderne 
prendre  racine  dans  la  terre  des  Franks,  des  Ripuaires  et  des 
JUemanni.  Nous  tenons  cette  importation  pour  salutaire  à  la 
France  et  à  l'Allemagne  ,  non  par  un  fol  engouement  des  tran- 
sactions constitutionnelles  ;  mais  ces  formes  sont  ici  une  enve- 
loppe et  une  procédure  nécessaire  pour  faire  admettre  dans  le 
cours  légal  des  choses  quelques-uns  des  principes  généraux  du 
siècle  et  de  l'humanité. 

Les  petites  principautés  constitutionnelles  de  l'Allemagne 
jouent  un  rôle  plus  considérable  que  leur  puissance  effective. 
Quelquefois  dans  l'ensemble  des  affaires  générales  on  méprise 
les  petits  états  ;  mais  ici  le  dédain  doit  céder  la  place  à  l'estime. 
Si  l'on  rit  en  voyant  une  frêle  existence  vouloir  se  donner  la 
même  importance  et  la  même  attitude  qu'un  grand  corps ,  le 
ridicule  doit  être  réservé  tout  entier  aux  ducs  et  aux  princes , 
qui,  dans  les  compartimens  étroits  de  leurs  cours  et  de  leurs 
châteaux,  imitent  et  renferment  la  royauté.  Mais  il  faut  honorer 
les  hommes  courageux  qui  se  donnent  la  peine  d'une  grande 
énergie  sur  un  petit  théâtre  et  qui  combattent  à  l'étroit.  Ainsi 
dans  le  duché  de  Ilesse-Darmstadt ,  le  pouvoir,  se  pavanant 
dans  une  capitale  en  miniature,  est  risible;  mais  la  liberté,  par- 
lante une  tribune  peu  retentissante,  est  sacrée.  Ouantà  3Iayence, 
qui  depuis  1815  appartient  au  grand-duché,  c'est  une  tête  de 
pont,  un  poste  militaire  gardé  par  la  Prusse  sur  les  bords  du 
Rhin.  Il  est  douteux  que  cette  ville  ait  donné  le  jour  à  l'inven- 
teur de  l'imprimerie  ;  mais  il  est  certain  qu'elle  n'a  guère  produit 
elle-même  de  chefs-d'œuvre  et  d'auteurs  dignes  de  celle  inven- 
tion ;  à  Mayence  on  lit  peu ,  on  se  remue  pour  le  commerce 


RE^aJE  DE  PARIS.  28ô 

et  la  navigation;  il  y  règne  une  sorte  d'agitation  sourde;  on 
seinl)le  toujours  y  attendre  les  Français. 

Oii  la  nature  a-t-elle  pris  plus  de  souci  du  bonheur  et  de  l'iia- 
I)itation  de  l'homme  que  dans  cette  valée  du  Rhin  qui  s'étend 
depuis  Bàle  jusqu'à  Manheira  ?  Descendez  un  jour  des  hauteurs 
de  Schwarzwald  ,  quittez  la  triste  et  chétive  Freudenstadt,  qui, 
pour  se  railler  elle-même,  s'appelle  ville  de  la  joie;  avancez 
toujours  sur  la  pente  des  monts  ,  et  vous  découvrirezà  vos  pieds 
le  plus  riant  vallon  qui  puisse  porter  l'allégresse  au  cœur.  Des- 
cendez encore  de  ruine  en  ruine,  de  village  en  village,  vous 
vous  trouverez  enfermés  dans  un  dédale  de  moissons,  de  rochers, 
de  vignes  et  de  torrens. 

Une  fois  à  Baden ,  .quittez  Taccoutrement  du  voyageur  pé- 
destre, la  guêtre,  la  casquette  et  le  bâton;  bien  qu'aux  pieds 
de  la  forêt  Noire ,  vous  êtes  comme  dans  Portland-Place  ou 
Kohlmarck,  ou  dans  la  rue  de  la  Paix.  Les  bains  ne  ressem- 
blent-ils pas  à  ces  salons  d'où  l'on  est  heureux  de  s'enfuir  après 
y  avoir  paru  ?  espèce  d'infirmerie  et  de  bazar  où  la  santé  se 
répare  et  se  perd  tristement ,  où  le  plaisir  semble  prendre  à 
lâche  de  se  discréditerparsafaciUté,i)ar  les  fastidieuses  avances 
dont  il  vous  assiège  à  toute  heure. 

Carlsruhe  et  ses  vingt-quatre  rues  qui  dérivent  toutes  du  châ- 
teau ducal,  présentent  une  physionomie  si  monotone,  qu'il  ne 
serait  guère  possible  d'y  rester  plus  de  deux  heures  sans  les 
graves  intérêts  qui  s'y  agitent  d'intervalle  en  intervalle.  De- 
puis 1818,  l'Europe  a  accordé  son  estime  à  la  tribune  parlemen- 
taire de  Carlsruhe.  Le  caractère  germanique  s'y  est  essayé 
noblement  à  l'opposition  constitutionnelle  et  à  la  pratique  de  la 
lil)erté  :  il  a  montré  de  la  persévérance,  du  tact ,  de  l'adresse  et 
de  la  dignité  :  les  diliicultés  sont  grandes  ;  les  hommes  poli- 
tiques de  Baden  vivent  sous  l'œi!  soupçonneux  et  menaçant  de 
l'Autriche  et  de  la  Prusse  ;  jusqu'ici  presque  tous  les  écueils  ont 
été  tournés;  M.  de  Rotteck,  par  l'éclat  de  son  éloquence  et  de 
son  style,M.  Mittermaier ,  par  les  tempéramensde  sa  modéra- 
tion ,  ont  également  servi  la  liberté. 

Comment  la  science  ne  sortirait-elle  pas  de  celte  terre  comme 
une  plante  précieuse  et  nécessaire?  Heidelberg  la  cultive.  OhT 
si  vous  êtes  jeune,  si  les  idées  et  le  sang  ci  renient  dans  nos  veines 
et  dans  votre  tête  par  des  ardeurs  accélérées  ;  si  vous  aimez  la 


284  REVUE  DE  PARIS. 

science  avec  la  fureur  qui  précipite  dans  les  bras  d'une  maî- 
tresse ,  et  la  nature  avec  l'impétuosité  qui  vous  fait  chercher  le 
sein  d'un  ami;  si  encore  vous  désirez  lier  commerce  avec  le 
génie  germanique,  sans  trop  vous  éloigner  de  la  douce  patrie, 
afin  que,  de  temps  à  autre ,  il  vous  en  revienne  à  l'oreille  et  à 
l'ame  des  sons  affaiblis  et  purs  ;  oh  !  courez  dans  la  vallée  du 
Necker  vous  y  enfermer  et  y  vivre  ;  la  pensée  y  sera  toujours 
fraîche  comme  le  torrent  qui  jette  à  vos  pieds  son  écume; 
la  science  y  prendra  la  saveur  et  la  fermeté  d'une  nourriture 
vivante  bénie  par  le  soleil  ;  studieux  et  inspiré ,  vous  contrac- 
terez de  l'érudition  et  vous  doublerez  la  vie.  L'histoire  semble 
planer  sur  vos  tètes ,  sous  l'image  d'une  magnifique  ruine  ;  de 
nobles  vieillards  passent  auprès  de  vous ,  que  vous  pouvez  in- 
terroger sur  les  temps  et  l'antiquité  des  choses,  le  philologue 
Creuzer,  le  jurisconsulte  Zacharise,  le  théologien  Paulus;de 
plusjeunes  serviteurs  de  la  science  ravivent  de  temps  à  autre 
les  traditions  de  ces  vénérables  maîtres  ;  là  rien  des  connais- 
sances luunaines  ne  saurait  vous  échapper,  et  vous  y  puisez, 
pour  les  épreuves  futures  de  la  vie,  pour  les  jours  moins.rayon- 
nans  et  plus  sévères  ,  des  souvenirs,  des  émotions  et  des  espé- 
rances qui  ne  sauraient  mourir. 

Une  civilisation  intelligente  animele  pays  de  Bade.  Freybourg, 
qui  met  sa  petite  cathédrale  à  côté  de  celle  de  Cologne  et  de 
Strasbourg  comme  un  gracieux  échantillon  ,  met  aussi  son  uni- 
versité à  côté  de  celle  de  Ileidelberg.  Manheiiii  et  Constance 
ont  des  lycées,  des  gymnases,  et  les  écoles  abondent  dans 
l'étendue  du  duché.  Cette  terre  est  heureuse  ;  elle  a  les  prospé- 
rités du  présent  et  dans  le  passé  des  réminiscences  glorieuses , 
car  enfin  elle  a  été  le  champ  de  bataille  des  Romains  et  des 
Allemands,  de  Turenne  et  de  JlontecucuUi ,  de  Moreau  et  de 
l'archiduc  Charles  ;  elle  a  donc  le  droit  d'être  féconde  ,  puisque 
toujours  l'épée,  la  charrue  et  la  pensée,  la  remuèrent. 

Quand  du  pays  de  Bade  le  voyageur  passe  dans  celui  de  Wur- 
temberg, la  nature  reste  belle  en  devenant  plus  sévère.  Les 
pentes  ombreuses  de  la  forêt  Noire  impriment  à  la  contrée  une 
raàle  gravité,  et  puis  le  travail  de  l'homme,  dont  on  rencontre 
le  témoignage,  redouble  la  vigueur  du  tableau.  Dans  les  mon- 
tagnes sont  des  fabriques  d'horlogerie  ;  dans  les  sinuosités  des 
vallées ,  des  forges  et  des  usines;  partout  la  force ,  partout  la 


REVUE  DE  PARIS.  285 

féeoiulité,  tant  celle  de  Dieu  que  celle  de  l'homme.  LeWurtem- 
beryeois  est  revêtu  d'une  puissante  nature  :  il  a  le  front  haut, 
les  épaules  larges ,  lœil  vif.  La  terre  de  Wurtemberg  produit 
avec  abondance  le  froment ,  le  vin  et  le  génie.  Schiller  ,  Hegel 
et  Schelling  sont  Souabes,  et  aussi  Wieland,  Spittler,  Mo- 
ser ,  Paulus  ;  et  encore  le  poète  Uhland ,  le  Déranger  de  l'Alle- 
magne. 

Les  libertés  constitutionnelles  n'ont  point  été  en  1819  une 
nouveauté  pour  le  Wurtemberg;  dès  le  commencement  du  xvjo 
siècle,  les  princes  qui  gouvernaient  le  duché  étaient  soumis  à  de 
nombreuses  restrictions  de  leur  pouvoir,  et  les  Souabes  avaient 
leurs  franchises.  Aujourd'hui  ils  se  montrent  plus  fermes  que 
d'autres  Allemands  dans  la  défense  de  leurs  droits  ;  ils  y  portent 
la  constance  et  la  facilité  de  l'habitude.  Les  députés  Uhland,  Men- 
zel,  Pfizer,  sontl'honneur  de  la  seconde  chambre  de  Stuttgard  ; 
les  discussions  y  sont  ingénieuses  ;  le  ton  en  est  plus  vif  qu'à 
Carlsruhe. 

On  ne  saurait  porter  trop  d'estime  aux  hommes  politiques  de 
l'Allemagne  qui  défendent  la  liberté.  Ils  prévoient  pour  le  pays 
une  longue  oppression,  plusieurs  me  l'ont  dit,  mais  ils  persistent 
dans  leur  devoir  avec  une  gravité  qui  n'est  pas  sans  tris- 
tesse. 

Le  caractère  national  sème  aussi  autour  d'eux  des  difficultés 
douloureuses.  Le  loyal  Allemand  n'a  pas  l'habitude,  mais  la  peur 
de  la  résistance  constitutionnelle  contre  le  pouvoir  ;  il  la  tient 
presque  pour  un  scandale  ;  c'est  toujours  le  fidèle  Germain  ,  le 
féal  des  anciens  jours.  Prendre  en  Allemagne  le  rôle  de  l'oppo- 
sition, c'est  accepter  le  martyre  pour  les  grandes  occasions 
comme  pour  les  petites  circonstances  de  la  vie  :  en  dehors  des 
situations  officielles  du  gouvernement,  l'Allemand  vit,  pour  ainsi 
di'i'e,  enparia.  ALondres,à  Paris,  l'opposition  est  une  puissance, 
et  les  hommes  qui  la  représentent  se  meuvent  dans  une  sphère 
indépendante;  ils  traitent  d'égal  k  égal  avec  les  détenteurs 
du  pouvoir.  Et  puis  les  distractions  d'une  large  vie,  les  longues 
distances ,  qui ,  séparant  les  hommes ,  leur  épargnent  les  désa- 
grémensetles  aigreurs  de  trop  fréquentes  rencontres,  tout  con- 
court à  corriger  l'amertume  et  les  irritations  de  la  carrière 
politique;  mais  à  Stuttgard,  à  Carlsruhe, l'opposant  et  le  ministé- 
riel se  croisent  à  toute  heure,  l^oilà  un  de  nos  jacobins ,  me 

24. 


286  REVUE  DE  PARIS. 

disait, en  mo  conduisant  dansles  mes  de  Slultgard,  un  honnête 
banquier;  j'appris  le  soir  que  ce  jacobin  était,  de  tous  les  dé- 
putés de  l'opposition ,  l'horame  le  plus  accommodant  et  le  plus 
doux. 

Le  pays  de  Wurtemberg  est  parsemé  de  petites  villes  qui  pros- 
pèrent par  le  travail,  et  de  beaux  villages  d'une  propreté  resplen- 
dissante. A  Esslingen,  qu'environne  une  ceinture  de  vignobles 
et  de  forêts,  la  mention  qu'en  fait  de  Tiiou  dans  ses  Mémoires  me 
revint  en  la  pensée...  u  Pour  venir  à  Esslingen,  de  Thou  passa 
sur  le  Necker  un  pont  de  communication  avec  Stuttgard. 
Esslingen  est  un  lieu  renommé  par  la  fabrique  de  l'artillerie  ,  et 
par  l'abondance  de  ses  vins.  Dans  les  cellier*  de  l'iiôpital  on  en 
conserve  une  grande  quantité  dans  des  tonneaux  d'une  gran- 
deur extraordinaire  ;  le  plus  grand  est  placé  le  premier  ,  et  les 
auties  dans  une  longue  suite,  diminuant  à  proportion  :  le  vin 
s'y  garde  très  long-temps.  On  en  but  à  la  santé  de  M.  de  Thou , 
du  numéro  40 ,  d'un  vin  qu'on  disait  être  de  quarante  années. 
Les  princes  d'Allemagne  le  prennent  par  remède,  et ,  à  mesure 
qu'on  en  tire  du  plus  grand  tonneau,  on  en  remet  du  tonneau 
voisin,  mais  qui  est  plus  nouveau,  n  C'était  en  1579 que  Jacques 
Auguste  de  Thou  parcourait  une  partie  de  l'Allemagne  méri- 
dionale; il  avait  salué  le  duc  Louis  à  Stuttgard  avant  d'arriver 
à  Esslingen  ,  puis  il  vit  UJm  ,  Augsbourg,  Lindaw,  Constance, 
suivit  le  Rhin  jusqu'à  Baden,  et  par  Colmar  revint  à  Plombières, 
où  l'attendait  sa  famille.  Au  xvi''  siècle,  comme  dans  le  nôtre,  on 
était  de  rapides  voyages  au  milieu  des  agitations  delà  jeunesse 
jet  de  la  vie. 

Stuttgard ,  comme  assemblage  de  raonumens  et  de  maisons , 
est  une  pauvre  capitale  ;  c'est  un  grand  village  dégingandé  où 
l'on  est  suri>ris  de  trouver  une  lue  à  projjortions  royales ,  un 
beau  château  et  l'atelier  du  grand  et  vieux  sculpteur  Dancker, 
quia  fait  vivre  par  le  marbre  Schiller,  Ariane  et  Jésus-Christ. 
Mais  l'animation  et  la  \ie,  un  peu  absentes  de  la  capitale, 
se  retrouvent  entières  dans  l'esprit  et  dans  l'ame  des  Wurtem- 
bergeois.  Ces  Souabes,  dont  on  raille  aujourd'hui  le  ton  brusque 
et  le  dialecte  un  peu  grossier,  se  rappellent  avec  orgueil  le 
rôle  de  leurs  ancêtres  dans  l'histoire  de  la  poésie  de  l'Allema- 
gne. Ils  supportent  en  frémissant  l'insolente  sui)rématie  du 
Nord;  l'oi'gueil  de  Derlin  les  oflïis<pie  de  loin,  et  quelque- 


REVUE  DE  PARIS.  287 

fois ,  dans  leur  colère ,  ils  appellent  les  Prussiens  des  Russes 
alieinaiuls. 

L'alliance  de  la  France  et  de  l'Allemagne  méridionale  est 
cimentée  |)ar  la  nature  des  choses.  La  France  ,  méditant  la 
conquête  audelà  du  Rhin  ,  serait  folie;  refusant  son  a])pui , 
elle  manquerait  à  un  devoir  européen.  L'intérêt  de  l'huma- 
nité peulréunir  un  jour  sous  le  même  drapeau  la  patiie  des 
Hohenstaufen ,  de  Schiller ,  et  la  nation  de  Napoléon  et  de  Mi- 
rabeau. 

La  Franconie,  l'un  des  neuf  cercles  de  l'ancienne  Allemagne, 
s'est  illustrée  depuis  l'occupation  des  Francs  jusqu'à  la  fin 
du  xvie  siècle.  Là ,  les  grands  corps  de  l'empire  germanique,  la 
féodalité,  tant  ecclésiastique  que  séculière ,  assirent  leur  puis- 
sance ,  le  grand  raaitre  de  l'ordre  teutonique  de  Mergentheim, 
l'évêque  de  Wurtzbourg ,  l'évéque  de  Bamberg  ,  puis  les  états 
séculiers  et  les  villes  impériales.  C'est  la  Franconie  que  Goethe 
nous  montre  remuée  par  la  main  de  fer  de  Goetz  de  Berlichin- 
gen:  cette  terre  eut  plus  qu'une  autre  toutes  les  agitations  de  la 
lin  du  xye  siècle  et  celles  du  xvi°  :  elle  reçut  l'empreinte  fraîche 
et  profonde  de  la  foi  de  Luther  ;  les  passions  envahissantes  de 
la  réforme  et  les  résistances  delà  religion  catholique  s'y  choquè- 
rent avec  violence.  Ces  émotions  passées  ont  un  témoignage 
dans  les  églises  qui  au  xvi«  siècle  cessèrent  d'être  le  sanctuaire 
du  vieux  culte  pour  devenirl'écho  des  croyances  deMelanchton. 
On  demeure  long-temps  rêveur  et  pensif  dans  l'enceinte  de  ces 
temples  dont  les  murs  semblent  s'être  émus  comme  les  âmes 
des  hommes,  pour  enfermer  comme  elles  une  expression  plus 
nouveUe  et  plus  vivante  de  la  vérité.  La  Franconie  offre  partout 
les  souvenirs  et  les  inspirations  de  l'esprit  allemand.  Schiller  a 
mis  en  Franconie  le  château  du  vieux  Moor  ,  il  y  a  mis  aussi  le 
berceau  et  la  patrie  de  cet  indomptable  Charles  qu'il  érigeait , 
huit  ans  avant  la  révolution  française,  en  vengeur  de  l'humanité. 
CHiand  Schiller  écrivait  ses  Rauber ,  il  avait  en  dégoût  son 
siècle  qu'il  appelait  un  siècle  de  castrats,  siècle  ne  sachant  autre 
chose  que  commenter  les  actions  de  l'antiquité  ,  incapable  lui- 
même  d'en  produire  qui  lui  appartinssent.  Schiller  a[)pelait  un 
changement,  une  vengeance.  D'honnêtes  personnes  ont  élaboré 
contre  le  poète  des  déclamations  édifiantes  ;  mais  certains  cii- 
ti(iues ,  blâmant  les  œuvres  du  génie ,  ressemblent  à  ce  profes- 


288  REVUE  DE  PARIS. 

seiir  vaporeux  qui  tient  sous  son  nez  à  chaque  mot  un  flacon  de 
vinaigre  en  faisant  un  cours  sur  la  force  (1). 

Nuremberg  est  l'ornement  de  la  Franconie.  Dans  ses  murs 
riiistoire  du  passé  vous  enveloppe;  cette  ville  a  résisté  au  temps 
qui  n'a  pu  parvenir  à  lui  déchirer  encore  sa  robe  des  jours 
antiques.  Vous  reconnaissez  Nuremberg,  qui,  au  xiii<=  siècle, 
de  compagnie  avec  Augsbourget  Ulm,  commerçait  avec  Venise, 
que  Rodolphe  de  Hapsbourg  déclarait  ville  impériale,  où 
Charles  IV  décrétait  la  bulle  d'or;  cité  du  moyen-àge  qui  s'épa- 
nouit radieusement  sous  la  bénédiction  de  la  réforme ,  qui 
rajeunit  le  christianisme  avec  les  enseignemens  nouveaux  ,  qui 
l'exprime  par  le  pinceau  d'Albrecht  Diirer ,  le  ciseau  de  Kraft , 
et  le  génie  de  Fischer  élevant  en  bronze  le  tombeau  de  saint 
Sebald.  A  Nuremberg  seulement,  l'esprit  germanique  apparaît 
tout  entier  ;  il  semble  s'élancer  devant  l'œil  comme  la  fusée  de 
sculpture  de  l'église  de  Saint-Laurent.  Ici  rien  de  grec  ou  d'ita- 
lien ,  tout  est  allemand  :  vous  êtes  face  à  face  avec  les  rivaux  et 
les  contemporains  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange  ,  et  il  devient 
sensible  qu'au  xvi^  siècle ,  l'art ,  l'art  moderne  ,  frappait  à  sa 
gloire,  dans  la  même  époque,  deux  types différens ,  en  Italie  et 
en  Allemagne ,  à  Rome  et  à  Nuremberg.  Mais  devant  ces  signes 
du  passé  on  éprouve ,  du  moins  nous  l'avons  enduré  ,  une  douleur 
sourde  ,  car  on  n'a  plus  la  foi  de  ces  hommes  qui  élevèrent  ces 
monumens  et  qui  s'en  délectèrent  ;  les  senlimensetles  idées  qui 
les  animaient  ne  sont  plus  les  nôtres;  aussi  l'admiration 
première  se  convertit  en  satiété  du  spectacle;  elle  se  convertit 
encore  en  avidité  d'œuvres  et  de  simulacres  qui  représentent  des 
idées  à  nous,  nos  aspirations ,  nos  élans.  Nous,  nous  ne  sommes 
pas  religieux  aujourd'hui  à  la  manière  de  Melanchton;  nous  ne 
concevons  plus  ni  la  religion,  ni  l'art,  comme  Dtlrer;  envoyez- 
nous  d'autres  émotions,  artistes  et  penseurs.  Jamais  on  ne  sent 
mieux  la  vie  et  l'avenir  qu'en  présence  des  témoignages  des  âges 
écoulés;  car  cestestamens  vous  irritentaprès  vous  avoir  charmé, 
et  vous  demandez  au  génie  de  votre  siècle  pourquoi  il  ne  s'est 


(1)  Ein  schwindstlchtiger  professer  hait  sich  bei  jedem  Wort  ein 
Flaschen  Salmiakgeisl  vor  die  Nase,  und  liest  ein  coUegium  aber  die 
Kraft. 


REVUE  DE  PAPxIS.  289 

pas  encore  fait  l'architecte  de  ses  propres  inspirations.  Adieu, 
INiireraberg,  adieu,  nous  reviendrons  peut-être  te  voir  un  jour, 
mais  quand  nous  aurons  vécu,  et  s'il  nous  est  donné  jamais  de 
elioisir  après  les  ardeurs  du  jour  un  lieu  de  recueillement  et  de 
repos,  nous  pourrons  hésiter  entre  toi,  Rome,  et  Athènes.  Adieu , 
aujourd'hui  ton  séjour  ne  nous  convient  pas  ;  partons ,  lu  n'as 
pas  la  vie  de  notre  siècle  à  nous  donner ,  vénérable  aïeule  du 
moyen-âge. 

Quarante  lieues  plus  loin ,  Munich  oppose  un  contraste  frap- 
pant à  la  merveille  de  la  Franconie.  Si  à  Nuremberg  tout  est 
vieux  et  porte  l'empreinte  du  temps ,  à  Munich ,  tout  est  nou- 
veau, frais  et  blanc  ;  on  est  au  milieu  de  monumens  élevés  à  demi; 
on  se  croirait  transporté  dans  ces  villes  naissantes  de  l'antiquité 
que  se  bâtissaient  les  sociétés  dans  leur  enfance  vigoureuse. 

Instant  ardentes  Tyrii  :  pars  ducere  muros 
Molirique  arcem  et  mauibus  subvolvere  saxa. 


Hic  alla  theatri 

Fundamenta  locant  alii ,  immanes  que  coluranas 
Rupibus  excidunt,  scenis  décora  alla  futuris. 

La  monarchie  baravoise  a  été  créée  en  1806  par  l'empereur 
Napoléon,  après  la  bataille  d'Austerlitz  ;  mais  le  duché  de  Bavière 
est,  de  tous,  le  plus  ancien  de  l'Allemagne.  Du  mélange  des  Boii, 
race  gauloise  qui  avait  émigré  vers  le  Danube ,  des  Romains ,  et 
des  hordes  germaniques,  sortit  un  peuple  qui  fut  appelé  Bojaa- 
ren.  Voilà  les  Bavarois.  Le  duché  dépendit  d'abord  des  Francs, 
puis  de  l'empire  germanique  :  au  xiu"  siècle ,  il  fut  divisé  en 
deux  parties  :  à  la  tin  du  xviii",  il  retrouva  l'unilé  :  la  Prusse 
l'a  protégé ,  l'Autriche  l'a  déchiré ,  la  France  en  a  fait  une  mo- 
narchie. Napoléon ,  par  le  traité  de  Presbourg ,  donnait  à  la 
Bavière ,  déclarée  royaume ,  le  Burgau ,  le  territoire  de  Lindaw, 
le  Tyrol  :  la  nouvelle  monarchie  obtint  encore  plus  tard  Nu- 
remberg, Augsbourg,  Ratisbonne  et  Salzbourg.  Par  quelle 
étrange  ingratitude  les  Bavarois  voulurent-ils  fermer  le  chemin 
de  la  France  à  Napoléon  malheureux  ?  Mais  à  Hanau  ils  furent 
hachés  :  châtiment  mérité  par  ceux  qui  oubliaient  qu'en  politi- 


290  REVUE  DE  PARIS. 

que  le  succès  final  appartient  toujours  à  la  moralité  du  dévoue- 
ment et  de  la  fidélité. 

La  Bavière  a  quatre  millions  d'habilans  et  une  armée  de  qua- 
rante-cinq mille  hommes  ;  elle  a  trois  universités.  En  1818 ,  elle 
reçut  une  constitution  où  la  liberté  lui  était  parcimonieusement 
mesurée.  Deux  chambres ,  convoquées  tous  les  trois  ans,  l'aris- 
tocratie siégeant  dans  la  seconde  (  1  )  comme  dans  la  première, 
indiquent  avec  quelles  restrictions  les  franchises  constitution- 
nelles ont  été  octroyées.  Le  Bavarois  est  franc  et  généreux  ;  sa 
gaieté  le  fait  parfois  tomber  dans  des  facéties  un  peu  lourdes  ; 
il  aime  à  danser,  à  boire  cette  bierre  de  Munich  qui  lui  semble 
si  bonne  et  qui  le  plonge  dans  une  douce  quiétude ,  ou  dans  des 
joies  bruyamment  paisibles,  qu'il  termine  volontiers  par  d'au- 
tres plaisirs. 

Je  voudrais  peindre  avec  vérité  le  roi.  On  ne  saurait  nier  que 
Louis  de  Bavière  n'ait  toujours  aimé  sincèrement  la  gloire  :  il 
la  désirait  quand  à  la  fête  d'Interlaken  il  se  plaignait  à  déjeunes 
femmes  de  combattre  dans  les  rangs  français  contre  la  liberté 
allemande;  il  voulait  la  conquérir  d'un  coup,  quand,  au  théâtre 
de  Munich ,  les  applaudissemens  prodigués  au  marquis  de  Posa 
réclamant  la  liberté  de  la  pensée ,  le  poussèrent  précipitamment 
hors  de  la  salle  pour  signer  sur-le-champ  l'abolition  de  la  cen- 
sure. Le  régime  constitutionnel  lui  parut  aussi  une  occasion  de 
popularité.  Mais  c'est  surtout  aux  arts,  à  des  raonumens  nou- 
veaux et  immortels ,  dont  il  veut  peupler  Munich ,  que  le  roi 
Louis  semble  confier  la  perpétuité  de  son  nom.  Il  demande  la 
gloire  aux  travaux  des  sculpteurs  et  du  peintre ,  aux  efforts  de 
l'architecture ,  à  l'acquisition  des  merveilles  mutilées  de  l'art 
antique.  L'amour  de  la  gloire  est  louable  dans  tout  homme  , 
surtout  dans  un  roi ,  mais  il  ne  saurait  se  passer  du  consente- 
ment et  des  dons  de  la  nature  pour  arriver  à  se  satisfaire  un 
peu.  Or  ,  Louis  de  Bavière  n'a  reçu  de  la  grâce  de  Dieu  que  le 
trône  ;  et  sous  sa  couronne ,  il  manque  de  la  royauté  du  génie. 
Son  esprit  est  médiocre ,  non  pour  avoir  écrit  de  méchans  vers. 
Frédéric  en  faisait  de  détestables ,  mais  parce  qu'il  ne  montre 
dans  son  gouvernement  ni  persévérance ,  ni  solidité ,  ni  gran- 

(1)  La  chambre  des  députés  se  compose  de  115  membres,  dont 
un  huitième  est  pris  dans  la  noblesse. 


KEVUE  DE  PARIS.  291 

(loiir.  Il  a  cessé  d'aimer  la  liberté  après  en  avoir  embrassé  le 
culte  avec  l'enthousiasme  d'un  noI>le  enfant  des  universités. 
On  l'a  vu  récemment  afficher  contre  la  France  une  liaine  ridicule 
et  vraiment  pitoyable  dans  un  prince  de  Bavière  qui  devrait 
avoir  i)onne  mémoire  des  bienfaits  de  Napoléon.  Le  roi  Louis 
est  irrésolu,  inconstant,  défiant.  L'ingratitude  de  son  organi- 
sation physique  ne  le  laisse  pas  sans  inquiétude  et  sans  amer- 
tume ;  il  bégaie ,  entend  mal ,  et  ne  voit  pas  bien.  11  est  vrai 
qu'au  milieu  de  ces  infirmités  il  trouve  l'appui  de  la  reine, 
femme  pleine  de  grâce  et  de  bienveillance,  que  bénit  la  Bavière, 
et  qui  vient  au  secours  de  son  mari  avec  la  plus  aimable  délica- 
tesse. Néanmoins  le  roi  n'est  pas  heureux  ,  car  la  maUgnité  du 
sort  lui  a  donné  plus  d'ambition  que  de  puissance. 

L'art  partage  avecla  philosophie  l'honneur  de  décorer  Munich, 
et  quand  nous  visitions  tour  à  tour  la  demeure  de  Schelling  et  la 
Glyptolhèque ,  nous  sentions  comme  des  affinités  secrètes 
entre  les  marbres  d'Égine  et  le  génie  de  ce  moderne  Platon.  Le 
Vatican  peut  seul  en  Europe  donner  sur  le  monde  antique  des 
impressions  plus  profondes  que  la  Glyptotlièque  de  Munich.  Le 
musée  de  peinture  n'égalera  pas  en  harmonie  et  en  nouveauté 
celui  que  la  sculpturehabite.  Les  fresques  deSchnorr  et  de  Cor- 
nélius sont  humides  encore  dans  la  nouvelle  résidence,  palais  dont 
la  magnificence  semble  déborderla  royauté  qui  le  construit.  En 
général ,  Munich  et  dans  un  élan  de  croissance  qui  réclame  de 
nouveaux  efforts  et  les  faveurs  de  la  fortune  ;  s'il  lui  arrivait  de 
s'arrêter  et  de  s'interrompre  dans  l'ambition  de  son  développe- 
ment ,  elle  se  trouverait  un  jour  sans  force ,  mais  non  pas  sans 
quelque  ridicule ,  entre  la  modestie  et  la  grandeur.  Cela  nous 
conduit  à  qualifier  la  situation  politique  de  la  Bavière. 

Parmi  les  fautes  qui  ont  été  commises  dans  la  dernière  répar- 
tition d'hommes  et  de  provinces  faite  à  Vienne  après  les  désas- 
tres de  la  France  ,  il  faut  compter  l'adjonction  à  la  Bavière  du 
cercle  du  Rhin.  Cette  partie  de  la  monarchie  bavaroise  qui 
lui  est  annexée  surpasse  en  fécondité,  en  civilisation  le  centre 
delà  monarchie  même.  En  certains  points,  les  extrémités  son  plus 
nobles  que  le  cœur.  L'habitant  des  provinces  rhénanes  est  plus 
vif,  plus  intelligent  que  le  Bavarois;  il  aime  plus  la  liberté  ;  à  Lan- 
daw  il  regrette  la  France.  L'association  de  Munich  et  de  Speyei 
blesse  la  nature  des  choses  ;  elle  a  jeté  la  gouvernement  bava- 


292  REVUE  DE  PARIS 

rois  dans  d'indignes  persécutions  contre  l'amour  de  la  liberté; 
tout  cela  est  faux,  violent,  inepte. 

La  diplomatie  européenne  est  tombée  dans  une  autre  erreur, 
quand  elle  a  commis  à  la  Bavière  le  soin  d'apporter  à  la  Grèce 
la  civilisation  moderne.  Cette  tâche  est  au-dessus  des  forces  du 
Bavarois,  dont  la  nature  loyale,  mais  molle,  et  pour  ainsi  parler  un 
peu  pâteuse,  n'a  pas  l'énergie  nécessaire  à  une  puissance  initia- 
trice. Puisque  Ton  voulait  donner  à  la  Grèce  des  leçons  et  un  appui 
contre  la  Russie,  il  fallait  choisir  entre  les  trois  seuls  foyers 
de  force  et  de  lumière,  assez  riches  et  assez  énergiques  pour  se  ré- 
pandreau  loin,  Londres,  Paris  et  Berlin.  Ces  trois  nations  avaient 
seules  la  vigueur  capable  d'élever  et  de  protéger  la  Grèce.  Mais 
on  a  évité  de  donner  à  un  état  puissant  l'occasion  d'une  gloire 
utile  à  tous,  comme  si  la  grandeur  et  la  vérité  des  choses  se 
payaient  de  ces  petites  raisons  ! 

Dans  une  guerre  générale  où  elle  ne  serait  pas  notre  alliée , 
la  Bavière  se  trouverait  dans  de  sérieux  embarras  ;  elle  ne  pour- 
rait défendre  contre  nous  ses  provinces  du  Rhin  ;  nous  pour- 
rions aller  porter  en  Grèce  nos  flottes  et  nos  soldats.  La 
monarchie  bavaroise  ne  saurait  se  sauver  de  l'étreinte  de  l'Au- 
triche qu'avec  l'appui  de  Berlin  ou  de  Paris.  Si  elle  se  laissait 
entraîner  encore  dans  une  coalition  contre  la  France,  elle  se- 
rait à  la  merci  d'une  bataille.  En  tout  cas  ,  sa  situation  n'est  pas 
dans  la  mesure  de  ses  forces ,  c'est  trop  pour  elle  d'avoir  à 
s'occuper  du  Rhin  et  d'Athènes. 

Rester  intérieurement  l'ennemi  de  l'Autriche,  attendre  lerao- 
raent  où  doivent  se  détraquer  les  parties  de  cet  empire,  être  prêt 
à  devenir  le  centre  et  la  force  del'Allemagne  méridionale  et  con- 
stitutionnelle, s'assurer  à  jamais  l'amitié  de  la  France  en  lui 
rendant  Speyer  et  Landaw ,  voilà  la  véritable  politique  de  la 
Bavière. 

Si  j'étais  roi ,  je  n'aurais  jamais  consenti  à  céder  Salzbourg: 
c'est  trop  beau  pour  être  abandonné.  Cette  contrée,  qui  a  passé 
du  sceptre  de  la  Bavière  à  celui  de  l'Autriche,  a  des  encbante- 
mens  qui  demandent,  pour  les  quitter,  un  héroïque  courage. 
A  quoi  bon  partir  pour  aller  ailleurs?  La  nature  vous  retient 
avec  instance  ;  la  pensée  devient  plus  lente,  et  ne  vous  sollicite 
plus  au  changement; la  religion  catholique  présentant  à  chaque 
pas  ses  images ,  engage  le  cœur  à  la  foi  naïve ,  à  l'oubli  du 


REVUE  DE  PARIS.  293 

monde,  aux  illusions  superstitieuses.  En  vérité,  à  Salzbourjj. 
on  perdrait  la  mémoire  du  siècle,  sans  deux  avertissemens  qui 
parlent  haut ,  le  berceau  do  Mozart  et  le  toml)cau  de  Paracelse. 
Penser  à  Mozart,  c'est  penser  à  tout;  le  musicien  vous  rejedc 
dans  l'univers .  dans  la  vie ,  et  Don  Juan  vous  arrache  au\ 
mystiques  L-Higueurs.  Dans  l'année  1541,  un  homme  vient 
frapper  à  la  porte  de  l'hôpital  Saint-Etienne;  il  était  pauvre, 
souffrant,  malheureux;  on  lui  donna  un  lit  et  du  i»ain,  mais 
quelques  jours  après ,  il  n'avait  plus  besoin  ni  de  l'un  ni  de 
l'autre,  il  mourut.  Il  put  se  reposer  eniin  de  son  enthousiasme 
et  de  ses  travaux,  du  ravage  des  passions  et  de  la  science,  de 
ses  conceptions  sur  la  solidarité  des  astres  qui  roulent  dans  les 
cieux  et  des  destinées  qui  s'accomplissent  sur  la  terre ,  de  ses 
pressenlimens  sur  l'harmonie  qui  doit  régner  entre  la  nature  , 
ouvrage  de  Dieu,  et  l'ame,  sanctuaire  de  l'homme.  Enfant  du 
MX*"  siècle,  ne  méprise  pas  Paracelse. 

A  vingt  lieues  de  Salzbourg,  Linz  offre  un  autre  caractère; 
c'est  une  ville  de  commerce  et  de  guerre,  c'est  un  entrepôt,  c'est 
une  forteresse.  Linz  a  un  chemin  de  fer  qui  va  se  perdre  en 
Bohème,  une  riche  manufacture  de  draps  et  de  lapis,  une  forte 
garnison,  le  Danube  pour  Heuve,  une  ceinture  de  montagnes, 
une  belle  jeunesse,  des  femmes  magnifiques,  la  richesse,  comme 
récompense  de  son  industrie,  le  plaisir,  comme  but  de  son 
activité.  On  ne  rêve  pas  dans  cette  ville  aux  choses  idéales  et 
platoniques  :  on  y  prend  un  avant-goùt  de  la  vie  de  Vienne. 
J'appellerais  volontiers  Linz  le  faubourg  de  la  capitale  de  l'Au- 
triche, qui  a  déjà  tant  de  faubourgs.  Enfin  nous  voici  au  cœur 
de  la  monarchie  des  Césars,  nous  voici  à  Vienne. 

On  éprouve  dans  Vienne  je  ne  sais  quelle  langueur.  Il  circule 
dans  cette  ville  un  soufHe  de  mollesse  et  de  plaisir  qui  vous 
gagne,  et  vous  pénètre.  Le  peuple  mange,  boit,  se  promène  et 
dort;  il  s'estime  heureux.  La  noblesse  demeure  dans  ses  châ- 
teaux et  dans  son  orgueil.  Une  nature  resplendissante  enveloppe 
une  population  dont  les  mœurs  sont  bienveillantes  et  faciles  , 
dont  les  plaisirs  sont  la  musique,  la  danse,  la  promenade  et  la 
bonne  chère.  Aujourd'hui,  Vienne  est  encore  la  même  ville  dont 
Eneas  Sylvius  traçait  au  xv!»  siècle  la  peinture,  dont  il  disait  : 
»!  C'est  par  charretées  que  l'on  apporte  à  Vienne  les  œufs  et  les 
écrevisses,  le  pain,  la  viande,  le  poisson  elles  volailles  de  tou^e 
TOME  V.  25 


294  REVUE  DE  PARIS. 

espèce,  et,  toutefois,  à  la  chute  du  jour,  il  ne  reste  plus  vestige 
de  ces  provisions...  On  n'exige  aucun  droit  de  ceux  qui  vendent 
du  vin  dans  leurs  maisons;  aussi  presque  tous  les  citoyens 
tiennent-ils  cabaret.  Ils  chauffent  leurs  étuves,  y  fontla  cuisine, 
et  y  reçoivent  les  ivrognes  et  les  filles  de  joie....  Le  nombre  de 
courtisanes  est  très  considérable.  Outre  cela,  il  y  a  peu  de 
femmes  qui  se  contentent  de  leurs  maris,  n  Un  siècle  après, 
Guy-Patin  disait  de  Vienne  :  Vienne  est  une  ville  de  plaisir, 
s'il  y  en  a  au  monde;  et  comme  je  prétends  qu'à  moins  d'être 
Français  ,  il  faudrait  souhaiterd'être  né  Allemand,  demèmeje  dis 
qu'àmoins  de  passer  la  vie  à  Paris,  il  la  faudrait  passera  Vienne,  i» 

Il  est  singulier  de  voir  la  capitale  d'un  aussi  grand  empire 
destituée  d'un  caractère  moral  dont  la  précision  puisse  la  dési- 
gner entre  toutes  les  villes.  Londres,  Berlin,  Paris,  ont  leur 
génie  et  le  montrent  aux  yeux.  Vienne  est  un  corps  immense 
dont  on  cherche  l'ame;  je  l'appellerais,  pour  ainsi  parler,  une 
ville  athée.  Elle  est  sans  unité;  elle  réunit  dans  son  sein  le 
Hongrois,  le  Bohème,  le  Grec,  l'Italien ,  l'Allemand  ;  elle  enve- 
loppe tout  dans  sa  variété  anarchique  et  ses  trente-deux  fau- 
bourgs, sauf  un  esprit  qui  lui  appartienne.  A  peine  si  à  l'entour 
et  dans  l'enceinte  delà  magnifique calhédralede  Saint-Stépliane, 
le  génie  primitif  de  la  cité  paraît  quelquefois.  Tout  s'est  évaporé 
au  vent  du  Danube ,  de  cet  Ister  ,  fleuve  bien  moins  allemand 
que  le  Khin  ;  tout  a  revêtu  aux  rayons  du  soleil,  je  ne  sais  quel 
prisme  italien,  grec,  ou  slave;  ce  qui  s'y  produit  le  moins,  c'est 
le  génie  germanique. 

Étrange  cité!  le  bonheur  matériel  y  siège.  La  justice  positive 
des  rapports  civils  n'est  i)as  absente;  le  peuple  est  bon,  la  bour- 
geoisie bienveillante;  elle  aime  les  concerts,  la  campagne,  les 
bords  du  Danube  et  le  poulet  frit  ;  les  arts  ont  dans  le  château 
impérial  (Burg)  et  les  palais  de  la  noblesse  leurs  merveilles 
et  leurs  trésors  ;  les  médailles ,  les  statues  et  les  tableaux  ne 
manquent  pas;  des  savans  et  des  poètes  dont  toute  littérature 
pourrait  s'honorer,  accueillent  l'étranger  avec  une  grâce  affec- 
tueuse; la  haute  aristocratie  a  des  causeries  dont  l'élégance  ne 
saurait  guère  être  effacée  par  aucune  autre  société  de  l'Europe. 
Eh  bien  !  au  milieu  de  ces  choses  agréables,  l'ame  ne  saurait 
être  contente  à  moins  de  se  laisser  tout-à-fait  engourdir. 

Que  manque-l-il  donc  à  Vienne?  Il  lui  manque  laliberlé  delà 


REVUE  DE  PARIS.  295 

pensée  ;  ou  plutôt  l'absence  de  la  pensée  s'y  fait  voir.  Tout  y 
est  permis,  tout  y  est  possible ,  sauf  de  diriger  son  esprit  sur 
les  graves  et  mâles  objets  d'où  dépendent  les  destinées  de 
riiomme  et  du  genre  humain.  Des  spéculations  profondes  à 
Vienne?  erreur!  De  l'enthousiasme  ?  folie  !  11  faudrait  écrire  sur 
les  poteaux  de  la  route  de  Vienne  :  On  ne  pense  point  ici. 

La  monarchie  autrichienne  exerce  une  vaste  et  sourde  pros- 
cription contre  le  génie:  elle  ne  le  tue  pas ,  elle  le  déprime.  Un 
poète  avait  commencé  de  s'élancer  dans  les  divins  pays  de  l'ima- 
gination et  de  l'idéal  :  un  instant,  on  le  laissa  faire  ,  puis  on 
l'avertit,  ou  l'invita  amicalement  de  ne  pas  se  rendre  suspect 
par  trop  de  verve  et  d'impétuosité  ;  qnand  le  poète  voulait  lever 
les  yeux  au  ciel ,  il  rencontrait  autour  de  lui  les  regards  immo-» 
biles  d'une  inquisition  secrète  ;  il  a  fini  par  comprendre  que  la 
monarchie  lui  dictait  le  silence  :  il  se  tait,  il  vit  ainsi  ou  plutôt 
il  meurt  tout  les  jours ,  sans  se  plaindre  et  sans  chanter. 

Comme  au  temps  de  Van-Svvieten  et  de  Métastase ,  la  méde- 
cine et  l'opéra  sont  l'objet  des  faveurs  delà  cour  et  du  pouvoir. 
La  musique ,  la  danse  et  les  sciences  naturelles  ont  seules  con- 
servé le  privilège  de  l'innocence. 

La  politique  du  cabinet  de  Vienne  est  habile  et  lal>orieuse; 
M.  le  prince  de  Metternich  montre ,  dansla gestion  de  la  monar- 
chie ,  un  talent  peu  commun.  Il  a  pour  but  l'immobihlé  de  l'em- 
pire et  de  l'Europe;  il  s'attache  à  ce  que  rien  ne  remue  ,  et  quand 
il  ne  i)eut  prévenir  un  changement ,  il  travaille  à  ce  que 
du  moins  ce  soit  le  dernier,  «i  Le  maintien  de  ce  qui  subsiste 
doit  être  le  premier  comme  le  plus  important  de  nos  soins, 
écrivait  M.  de  Metternich  à  un  ministre  d'une  des  cours  de 
l'Europe  ;  par  là  nous  entendons  non-seulement  l'ancien 
ordre  de  choses  qui  a  été  respecté  dans  quelques  pays,  mais 
encore  toutes  les  institutions  nouvellement  créées.  Dans  les 
temps  actuels ,  le  passage  de  l'ancien  ordre  au  nouveau  est 
accompagné  d'autant  de  dangers  que  le  retour  du  nouveau 
à  ce  qui  n'existe  plus,  n  M.  de  Metternich  n'a  pas  le  thème 
politique  d'un  Alberoni  ou  d'un  Richelieu;  il  ne  veut  rien 
envahir,  mais  tout  conserver,  et,  dans  cette  immobilité,  si  arti- 
ficiellement entretenue,  il  dépense  beaucoup  de  génie.  Il  a  pour 
les  faits  un  respect  idolâtre;  il  déteste  les  mouvemens  des  peuples; 
mais  si  une  révolution  est  triomphante,  il  aimera  mieux  la  recon- 


596  REVUE  DE  PARIS. 

iiiiître  que  de  la  corriger  par  une  autre  révolution.  Il  n'adore 
en  politique  que  le  repos ,  il  n'a  pas  deDieu,il  rit  intérieurement 
des  sollicitations  et  des  espérances  fanatiques  des  serviteurs  des 
royautés  proscrites  ;  sans  les  décourager ,  il  les  ajourne  toujours  ; 
l'usurpation  qui  dure  est  à  ses  yeux  une  légitimité  qui  commence. 
Au  milieu  de  TEurope,  il  demeure  impassible,  froid,  poli,  ironi- 
que,  incrédule  ;  il  n'a  pas  la  grandeur  que  donne  la  foi,  mais  il  a 
toutes  les  hal)iletés  et  les  ressources  d'un  inaltérable  athéisme. 

Cette  jiulilique  n'est  pas  arbitraire ,  elle  est  prescrite  par  l'état 
de  la  monarchie.  Jamais  empire  n'a  été  composé  départies  plus 
disseml)lables  ;  il  réunit  la  Lombardie  et  la  Hongrie ,  Venise  et 
Prague;  autour  des  états  héréditaires  del'archiduché  d'Autriche, 
se  groupent  forcément  la  Styrie  haute  et  basse,  le  Tyrol,la 
Bohême ,  la  Moravie ,  une  partie  de  la  Silésie ,  la  Hongrie ,  la 
Transylvanie,  rEsclavonie ,  la  Croatie  septentrionale,  la  Gallicie 
orientale,  le  royaume  d'illyrie.la  Dalmatie,etdesîlesdela  mer 
Adriatique.  Quel  est  le  ciment  qui  pourrait  toujours  tenir  ensemble 
ces  pièces  de  rapport  ?  A  peine  si  la  pensée  la  plus  vaste  et  la  plus 
ardente  en  aurait  la  puissance. 

Elle  appartient  à  l'Autriche  cette  Milan  fondée  par  nos 
pères ,  par  les  Gaulois  d'Autun ,  qui  passa  de  la  domination  ro- 
maine il  celle  des  Ostrogoths ;  reine,  au  \<'  siècle,  des  républi- 
ques lombardes,  arrachée  par  Charles-Quint  à  la  France,  et 
dont  Napoléon  termina,  en  1810,1a  blanche  cathédrale , com- 
mencée par  Galéasse  dans  la  première  année  du  xiv»  siècle. 
L'empereur,  non  plus  d'Allemagne ,  mais  d'Autriche , gouverne 
aussi  Venise  et  venge  Maximilien.  Cependant  Rome  contemple  ce 
spectacle  dans  une  oliéissance  imbécile,  tant  elle  a  dans  la  mé- 
moire et  dans  le  cœur  qu'eiieiut  la  ville  deMarius  et  d'Hildebrand  ! 

La  patrie  de  Jean  Hus  et  de  Jérôme  appartient  aussi  à  l'Au- 
liiche.  La  Bohême,  que  l'acte  fédératifde  1813  a  incorporée  dans 
la  confédération  germanique,  se  repose  de  ses  antiques  agita- 
tions ,  de  ses  révoltes  de  Ziska ,  de  sa  guerre  de  trente  ans  ,  des 
batailles  de  Napoléon ,  dans  les  travaux  d'une  industrie  dont 
les  progrès  sont  récens.  Prague,  qu'on  nous  a  dit  ressembler  à 
la  vieille  Moscou  ,  voit  se  presser  entre  ses  palais  une  population 
qui  n'a  guère  d'autre  souci  que  le  retour  quotidien  de  ses  jouis- 
sances et  deses  jdaisirs-:  Elle  fut  troublée  en  1 855  par  une  agitation 
extraordinaire  ;  elle  vit  accourir  chez  elle  de  jeunes  Français 


REVUE  DE  PARIS.  297 

venant  snluer  un  enfant  qu'ils  appelaient  leur  roi.  Jamais  on  ne 
comniil  un  acte  d'insuliordinalion  et  de  guerre  civile  avec  une 
jjaieté  plus  bruyante  et  plus  communicalive.  Nos  jeunes  compa- 
triotes faisaient  plus  de  bruit  dans  Prague  que  tous  les  Bohémiens, 
qui  n'avaientjaniais  vu  de  sédition  si  aimable  et  si  élégante.  J'y 
rencontrai  un  camarade  qui  déjà  au  collège  disputait  avec  moi 
sur  la  légitimité  et  la  liberté,  il  me  conta  spirituellement  tous 
les  détails  de  l'expédition  sentimentale  :  il  était  sans  fanatisme, 
j'avais  delà  tolérance  ;  nous  nous  quittâmes  en  riant.  Cependant 
la  légèreté  de  ces  jeunes  gens  était  digne  de  blâme,  car  elle  aggra- 
vait en  Europe  la  preuve  de  nos  dissensions  intestines.  Français , 
quand  serons-nous  unis  ? 

La  race  slave  formelamajorité  des  habitans  de  la  Bohême.  Le 
Hongrois  frémit  sous  la  domination  autrichienne.  11  adore  à  la 
diète  de  Presbourg  les  maximes  de  sa  vieille  constitution ,  et  sa 
défiance  ne  veut  rien  y  changer.  Vienne  lui  refuse  dans  les  tri- 
bunaux et  au  Ihéâlrerusagederidiome  national  (le  Hjff^<7/are). 
Le  paysan  du  Tyrol  est  plus  attaché  à  ses  montagnes  qu'à 
l'empire.  L'Autrichien  seul  est  dévoué  à  l'Autriche. 

Vienne  a  pour  adversaires  naturels  la  Russie  ,  le  Prusse  et  la 
France  ;  ces  trois  puissances  marchent  nécessairement  sur  elle. 

La  Russie  pense  que  le  protectorat  de  la  race  slave  lui  con- 
vient mieux  qu'au  duché  d'Autriche.  Elle  nourrit  l'espoir  d'at- 
tirer un  jour  à  elle  tout  ce  qu'il  y  a  de  Slaves  sous  la  domina- 
tion de  Vienne  ,  elle  les  flatte  sourdement.  Elle  incpiiète  aussi  la 
ville  du  Danube  par  la  possession  de  la  Pologne  et  bientôt  de 
Constantinople  :  quand  le  czar  aura. succédé  au  sultan,  il  n'y 
aura  plus  pour  Vienne  de  Sobiesky  (1). 

(I)  Depuis  long-temps  r Autriche  sent  les  dangers  dont  la  menace 
la  Russie.  «  Le  prince  de  Kaunitz,  qui  se  trouvait  aussi  à  Neustadt , 
eut  de  longues  conférences  avec  sa  majesté  prussienne ,  dans  les- 
quelles, étalant  avec  emphase  le  système  de  sa  cour,  il  le  présenta 
comme  un  chef-d'œuvre  de  politique  dont  il  était  l'auteur  j  il  in- 
sista ensuite  sur  la  nécessité  de  s'opposer  aux  vues  ambitieuses  de 
la  Russie  et  déclara  que  jamais  l'impératrice-reine  ne  souffiiraifque 
les  armées  russes  passassent  le  Danube,  ni  que  la  cour  de  Péters- 
bourg  fit  des  acquisitions  qui  la  rendissent  voisine  de  la  Hongrie. 
Il  ajouta  que  l'union  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche  était  l'unique  bar- 
rière que  l'on  put  opposer  à  ce  torrent  débordé  qui  menaçait  d'inon- 
der toute  l'Europe.  »  Frédéric—  Mémoires  de  1763  jus(ju'à  1775, 
—  Chap.  Ipr,  pag.  47-58.    -  Édition  de  Berlin.—  1788. 

25. 


298  KEVUî,  DE  PARIS. 

La  Prusse  n'a  pas  encore  pris  toute  la  Silésie  :  elle  médite 
d'envahir  la  Saxe  et  de  pousser  l'aigle  noire  jusqu'aux  confins  de 
la  Bohême  :  elle  enveloppe  l'Allemagne  dans  son  système  de 
douanes  et  exclut  l'Autriche  de  la  solidarité  des  intérêts  germa- 
niques. Vienne,  par  représailles ,  cherche  assiduement  à  com- 
promettre Berlin  dans  de  communes  entreprises  contre  la 
liberté  de  l'Allemagne.  Ces  inimitiés  secrètes  éclateront  un  jour 
par  de  vives  ruptures. 

L'Autriche  blesse  la  France  par  l'inique  détention  de  l'Italie 
qui  doit  un  jour  dans  Rome  relever  son  indépendance  et  sa 
liberté.  Que  les  Français  et  les  trois  couleurs  paraissent  sur  la 
cime  des  Alpes,  les  vallées  italiques  retentiront  d'un  cri  d'allégresse 
et  de  bataille  qui  pourra  faire  sourire  Napoléon  dans  sa  tombe. 
Italie,  n'accuse  pas  la  France;  si  tu  ne  Tas  pas  encore  vue  descen- 
dre, c'est  qu'à  la  façon  de  héros,  elle  dort  avant  des  combattre. 

Enfin,  l'Autiùche  a  devant  elle  le  génie  même  du  siècle:  elle 
en  est  troublée,  elle  se  compare,  elle  a  peur.  Cet  esprit  d'in- 
novation et  de  liberté  l'alarme  et  la  confond ,  elle  se  voit 
sans  idées ,  sans  alliances  naturelles ,  sans  unité ,  sans  avenir , 
sans  ces  fidélités  de  peuples  qui  peuvent  désespérer  la  trahison 
et  la  fortune,  voilà  pourquoi  elle  embrasse  le  repos  et  l'immo- 
bilité avec  fureur  et  désespoir  ;  voilà  la  raisonde  sa  politique;  voilà 
aussi  la  cause  du  pieux  et  tendre  respect  dont  elle  entoure  son 
vieil  empereur ,  le  bon  François  (guter  Franz  ),  qu'elle  aime 
poursa  simplicité,  pour  sa  longue  vie  traversée  par  tant  d'épreu- 
ves, et  couronnée  par  des  prospérités  qui  ne  lui  survivront  pas. 
Le  xix^  siècle  sera  fatal  à  la  monarchie  autrichienne  (1). 

En  entrant  de  la  Bohême  dans  la  Saxe ,  je  méditais  comment 
cette  Saxe,  toujours  illustre  par  l'effort  du  courage,  delà  nature, 
de  la  religion  et  de  la  science,  n'avait  jamais  pu  saisir  une  domi- 
nation durable  dans  les  affaires  européennes.  Elle  a  donné  Lu- 
ther au  monde;  c'est  beaucoup:  elle  a,  par  Witikind  ,  opposé  le 
génie  d'une  résistance  héroïque  aux  cruautés  triomphantes  du 
grand  Karl; mais  elle  n'a  jamais  pu  rencontrer  la  grandeur 
politique.  C'est  qu'elle  perdit  l'unité ,  dès  le  xv^  siècle  ,  par  le 
partage  de  l'électorat  dans  les  deux  branches  Ernestine  et 


(1)  La  mort  de  l'empereur  François  ouvre  la  série  de  vicissitudes 
que  doit  éprouver  dans  notre  siècle  la  monarchie  autrichienne. 


REVUE  DE  PARIS.  299 

Albertine ,  et  cependant  jamais  pays  ne  dut  davantage  con- 
centrer ses  forces  ;  enclavé  entre  le  Brandebourg ,  la  Bavière  et 
la  Bohème ,  il  ne  pouvait  sauver  son  intégrité  que  par  une 
cohésion  énergique.  Si  Maurice  eût  vécu ,  la  Saxe  eût  étonné 
l'Allemagne.  Il  est  surprenant  qu'au-delà  du  Rhin  un  poète  de  génie 
n'ait  pas  encore  composé  un  drame  avec  la  vie  de  cet  homme. 

Un  jeune  prince  se  laisse  aller  aux  séductions  de  la  gloire  et 
du  génie  ;  il  sert  Charles-Quint .  il  foule  aux  pieds  pour  lui  la 
liberté  de  l'Allemagne  et  la  foi  nouvelle  pourtant  chère  à  son 
cœur  ;  il  se  fait  l'instrument  le  plus  actif  de  la  défaite  des  princes 
réformés  et  de  la  ligue  de  Smalkade  ;  il  est  récompensé  par  l'é- 
lectorat  de  Saxe:  mais  une  fois  couronné,  il  se  sent  un  autre 
devoir  que  la  reconnaissance;  il  songe  à  l'Allemagne,  à  la 
liberté,  à  la  religion  ;  il  conçoit  la  pensée  de  s'en  faire  le  repré- 
sentant et  le  vengeur  ;  il  prépare  en  silence  un  éclat  terrible; 
il  trompe  Charles-Quint ,  le  grand  trompeur  de  l'Europe  ;  il 
trompe  Granvelle,  un  des  plus  raffinés  politiques  du  siècle; 
enfin  il  se  décide,  il  court  surprendre  l'empereur  dans  Inspruck; 
il  le  manque  de  quelques  heures ,  mais  toujours  il  le  contraint 
de  fuir  la  nuit,  à  travers  les  ténèbres  etdes  torrens  de  pluie,  de 
traverser  les  Alpes  à  la  lueur  des  flambeaux  par  des  sentiers 
détournés,  et  d'aller  cacher  dans  la  Carinthie  ses  angoisses ,  sa 
goutte  et  son  désespoir.  L'Allemagne  a  tressailli.  La  réforme  a 
trouvé  son  Achille;  elle  arrache  à  Charl«s-Quint  la  convention 
de  Passau  ,  et  les  yeux  fixés  sur  Maurice  ,  elle  attend  de  nou- 
veaux triomphes.  Un  an  après ,  Maurice  recevait  la  mort  en 
achevant  sa  victoire  contre  Albert  de  Brandebourg,  prince 
furieux ,  toujours  funeste  à  l'Allemagne  ;  Maurice  mourait  à 
trente-deux  ans ,  à  cet  âge  de  maturité  pour  les  grandes 
choses.  Durant  sa  courte  vie ,  il  avait  mêlé  dans  son  caractère 
l'héroïsme  germanique  et  la  ruse  italienne  ;  il  s'élevait  sur  le 
décUn  de  Charles-Quint  ;  il  lui  eût  succédé  dans  la  gloire,  peut- 
êtresur  le  trône  imiiérial,  etlaSaxeeût  ainsi  donnéàla  réforme 
chrétienne,  non  seulement  un  Moïse,  mais  un  César.  Yoilà  pour 
le  drame  un  autre  WallensLein  :  pourquoi  n'y  aui-ait-il  pas  im 
autre  Schiller  ? 

Le  nerf  de  l'unité  a  toujours  manqué  ù  la  Saxe  autant  dans 
sa  politique  que  dans  son  territoire.  A  la  fin  du  xvii«  siècle,  ses 
princes  abjurent  le  protestantisme  pour  l'appât  du  trône  de 


500  REVUE  DE  PARIS. 

Pologne  :  princes  impoliliques  qui  s'afFiiljlaient  du  catholicisme 
dans  la  patrie  de  Luther  !  Elle  eut  tour  à  tour  pour  ennemis  et 
pour  vainqueurs  Charles  XII  et  le  grand  Frédéric  ;  elle  eut  pour 
ami  Napoléon,  qui  l'entraîna  dans  sa  chute. 

Au  congrès  de  Vienne,  il  se  donna  un  curieux  spectacle  de 
convoitises  et  d'avidités  politiques.  Le  roi  de  Saxe  n'avait  aban- 
donné Napoléon  que  le  dernier;  il- avait  été  contraint,  après  la 
bataille  de  Leipsig ,  de  quitter  ses  états ,  et  il  attendait  au  châ- 
teau de  Frederichfeld  ,  à  quelques  lieues  de  Berlin ,  ce  que  les 
souverains  rassemblés  décideraient  de  sa  couronne.  Le  prince 
de  Hardenberg  demandait  l'incorporation  delà  Saxe  à  la  Prusse, 
en  s'appuyant  sur  les  piincipes  du  droit  des  gens ,  sur  rintérèt 
politique  de  l'Allemagne,  sur  l'intérêt  de  la  Saxe  elle-même.  Le 
principe  du  droit  des  gens  invoqué  par  la  Prusse  était  le  droit 
de  conquête;  elle  citait  Grotius  et  Wattel ,  afin  de  prouver  que 
la  conquête  est  un  titre  légal  pour  acquérir  la  souveraineté  d'un 
pays.  On  frémissait  à  Berlin  à  l'idée  de  rendre  le  prix  de  la  vic- 
toire dont  on  s'était  nanti  rapidement.  La  Saxe  a  été  conquise, 
écrivait  en  1826  M.  de  Stein  (1),  par  six  mois  de  combats  et  de 
luttes  sanglantes.  Le  roi  a  été  fait  prisonnier  le  18  octobre  dans 
Leipsig  emporté  d'assaut  ;  il  avait  perdu  la  couronne ,  il  avait 
cessé  de  régner;  son  consentement  n'était  pas  nécessaire  pour 
ratilierla  perte  de  ses  états.  L'Angleterre  favorisait  les  préten- 
tions de  la  Prusse,  la  Russie  ne  les  contrariait  pas,  mais  l'Au- 
triche ne  pouvait  consentir  à  laisser  la  monarchie  prussienne 
étendre  ses  limites  jusqu'aux  frontières  de  la  Bohême;  et 
Louis  XVIII  avait  recommandé  au  prince  de  Talleyrand  de  dé- 
fendre le  principe  de  la  légitimité  dans  la  personne  du  roi  de 
Saxe.  Aussi,  une  fois  passées  les  plus  vives  effervescences  de  la 
victoire  et  de  la  colère,  il  devint  impossible  à  la  Prusse  de  s'ap- 
proprier la  Saxe  entière:  elle  n'en  put  emporter  que  des  lam- 
beaux :  elle  n'eut  pas  Dresde ,  elle  n'eut  pas  Leipsig ,  mais  elle 
eut  la  troisième  partie  du  territoire  qu'elle  érigea  en  duché  de 
Saxe ,  et  huit  cent  mille  araes  sur  une  population  de  deux  mil  - 
lions  d'hommes. 

Aujourd'hui  la  Saxe  est  un  des  pays  les  plus  civilisés  de 

(i  )  Die  Br  iefe  des  Freiherrn ,  von  Stein  an  den  Freiherrn 
von  Gagcrn,  von  1813-1831,  Stuttgard,  1835. 


REVUE  DE  PARIS.  301 

TEurope  et  les  plus  dénués  d'énergie  politique.  Une  instruction 
saine  circule  partout;  ce  pays  en  a  le  goût  et  la  longue  habitude. 
Ce  n'est  pas  en  vain  que ,  depuis  le  xvi»  siècle ,  la  réforme  a 
remué  les  esi)rits  ;  la  civilisation  morale  a  fleuri  sous  l'influence 
de  res[)rit  évangélique.  Mais  tant  de  dons  heureux  ne  peuvent 
constituer  à  cette  terre  l'unité  politique  qui  lui  manque  ;  la  |>a- 
trie  de  Luther  est  morcelée  (1),  sans  force,  et  sans  autre  avenir 
<iu'une  soumission  prochaine  à  la  monarchie  de  Frédéric. 

Cependant ,  au  milieu  de  l'impuissance  de  la  Saxe,  Berlin  fut 
contrarié ,  il  y  a  quelques  années ,  par  l'invasion  du  régime 
constitutionnel  à  Dresde.  Au  mois  de  juin  18Ô0,  la  Saxe  avait 
encore  son  ancien  gouvernement  ;  mais  dès  1817  ,  les  états  du 
royaume  avaient  demandé  que  la  vieille  constitution  fut  révisée; 
des  écrivains  donnèient  l'appui  de  l'opininon  à  ces  sollicitations 
légales,  que  ce  concours  rendit  plus  vives.  Les  esprits  étaient 
échauffés;  quelques  troubles  avaient  éclaté  à  Dresde,  dans  la 
soirée  du  25  juin  1830,  au  milieu  des  processions  et  des  fêtes 
qui  célébraient  le  troisième  anniversaire  séculaire  du  jour  où  la 
confession  d'Augsbourg  avait  été  remise  à  Charles-Quint  :  des 
émotions  plus  turbulentes  encoie  s'étaient  manifestées  à  Leip- 
sig ,  quand  arriva  la  nouvelle  de  la  révolution  de  Paris  et  de  la 
France.  Le  peuple,  la  bourgeoisie,  et  une  partie  de  la  jeune  no- 
blesse l'accuedlirent  avec  enthousiasme  ;  Leipsig  fut  le  théâtre 
d'une  nouvelle  effervescence  ;  on  y  cria  :  Vivent  les  princes 
protestans,  vive  Paris,  vive  le  roi  de  Prusse,  acclamations 
décelant  l'instinct  d'un  peu[)le  qui  voulait  réunir  la  religion , 
la  liberté  et  la  puissance.  Dresde  pi'it  feu  de  son  côté.  Enfin , 
le  13  septembre  1830,  un  décret  royal  annonça  l'adoption  que 
faisait  le  roi  du  prince  Frédéric,  en  qualité  de  co-régent  {mit- 
regent),  et  la  renonciation  du  prince  Maximilien  au  trône  en 
faveur  de  son  fils.  En  même  tem|)s,  M.  de  Lindenau  était  nommé 
premier  ministre.  M.  de  Lindenau  représente  la  liberté  loyale  et 
modéréedontvoudrait  jouir  le  tiers-état  de  la  Saxe;  il  a  l'amour 
du  bien ,  l'expérience  des  affaires ,  la  connaissance  des  théories 
et  des  constitutions ,  l'esprit  élevé.  S'il  savait  plus  les  hommes, 
s'il  se  défiait  davantage  de  leurs  passions  mauvaises ,  et  luttiat 

(1)  La  Saxe  est  partagée  en  royaume  de  Saxo,  grand  duché  de 
Saxe-Wcimar,  duché  de  Saxe-Meiniugen  Hild!)oiiriîhauscn,  duché 
de  Saxe-Altenbourg,  duché  de  Saxe-Cobourg-Golha. 


302  REVUE  DE  PARIS. 

contre  elles  avec  une  volonté  plus  ferme ,  on  pourrait  l'appeler 
un  grand  homme  d'état.  La  constitution  nouvelle,  en  établis- 
sant deux  chambres ,  leur  a  refusé  le  droit  d'initiative  dans  le 
pouvoir  législatif,  et  ne  leur  a  octroyé  qu'une  faculté  fort  res- 
treinte d'ajourner  leur  consentement  aux  impôts . 

Dresde  n'a  pas  été  nonunée  sans  justice  la  Florence  de  l'Alle- 
magne. Dans  ces  deux  villes,  l'art  est  la  consolation  d'un  éclat 
politique  éclipsé.  Le  musée  saxon  regorge  de  beautés  et  de 
chefs-d'œuvre;  là  seulement  on  connaît  le  Corrège,  et  l'on  re- 
çoit de  ces  miracles  de  la  couleur  une  révélation  nouvelle  de  la 
puissance  de  l'art.  Dresde  est  une  ville  ouverte  et  riante  comme  la 
capitale  d\m  grand  emi)ire  qui  n'aurait  rien  a  redouter,  ou  plu- 
tôt elle  est  ouverte  comme  un  champ  de  bataille ,  et  semble  une 
proie  riche  et  facile  à  la  merci  d'un  vainqueur.  Le  peuple  saxon 
n'a  pas  tant  l'ambition  de  la  prépondérance  politique  que  l'a- 
mour de  sa  foi  et  de  ses  mœurs  religieuses.  II  a  donné  la  ré- 
forme à  l'Allemagne,  et  veut  en  garder  dans  ses  foyers  l'autorité 
souveraine.  Il  supporte  difficilement  le  catholicisme  de  ses  prin- 
ces ;  entre  lui  et  la  maison  royale  la  différence  du  culte  a  répandu 
une  froideur  qui  sera  mortelle  à  celle-ci.  Si  le  prince  Frédéric 
est  populaire ,  c'est  qu'il  passe  pour  incliner  à  la  réforme  et 
vouloir  l'embrasser  un  jour.  Il  faut  voir  chaque  dimanche  la 
famille  royale  assister  aux  pompes  de  la  religion  catholique  au 
milieu  du  silence  moqueur  d'un  peuple  blessé  dans  sa  foi.  Pour 
comble  de  disgrâce ,  la  musique  sacrée  est  chantée  par  une  de 
ces  voix  sans  caractère  et  sans  sexe,  qu'à  peine  on  entend  encore 
à  Rome  ;  quel  tact  !  un  castrat  pour  des  oreilles  saxonnes  !  dans 
la  patrie  de  Luther! 

Nulle  part  la  pensée  ne  pourrait  trouver  plus  d'alimens  que 
dans  Leipsig.  Le  commerce ,  la  science  et  la  guerre  y  tiennent 
toujours  l'esprit  actif  par  leurs  occupations  et  leurs  souvenirs. 
Toutes  les  nations  envoient  des  représentans  à  Leipsig  ;  la  Rus- 
sie, l'Angleterre,  la  Turquie,  la  Pologne,  la  France.  On  y 
apporte  tous  les  fruits  du  travail  et  de  l'industrie  pour  les  échan- 
ger. Au  nouvel  an,  à  la  Saint-Michel,  à  Pâques ,  lescommerçans 
de  tous  pays  se  rencontrent.  Cependant  la  ville  est  riante  et 
joyeuse  ;  elle  fête  ses  hôtes  avec  empressement,  on  y  spécule  en 
se  divertissant;  les  plaisirs  viennent  s'offrir  au  milieu  de  tous 
les  trafics  ;  on  les  achète  aussi.  La  science  tient  son  bazar  dans 


REVUE  DE  PARIS.  303 

Leipsig;  elle  y  entasse  ses  concepiions,  ses  rêveries,  ses  pau- 
vretés, ses  richesses;  elle  y  accouple  la  philosophie  et  le  roman, 
l'histoire ,  le  mysticisme ,  la  chimie ,  l'apologie  du  despotisme , 
la  défense  de  la  liberté  ;  c'est  le  produit  brut  de  l'esprit  humain 
associé  au  colon  et  au  café.  La  ville  possède  une  université ,  et 
n'a  pas  toujours  assez  de  place  pour  loger  ensemble  les  écoliers 
et  les  marchands.  La  science  et  le  commerce  se  disputent  le  ter- 
rain. Enfin  l'histoire  vivante,  celte  large  biographie  des  grands 
peuples  et  des  grands  hommes,  déroule  là  ses  pages  qui  sont  des 
champs  de  bataille.  D'abord,  à  cinq  lieues  de  Leipsig ,  tomba 
Gustave- Adolphe,  il  y  a  deux  siècles.  A  Bautzen,  Napoléon  vain- 
quit encore,  presque  pour  la  dernière  fois;  victoire  indécise  , 
n'ayant  plus  le  front  radieux  et  l'œil  élincelant,  dernière  con- 
descendance de  la  fortune,  qui  enfin,  le  18  octobre,  à  Leipsig, 
.se  tourna  contre  nous  avec  autant  de  promptitudeque  le  canon 
des  Saxons.  L'Allemagne  fut  un  moment  incrédule  au  bruit  de 
sa  propre  victoire  ;  elle  n'osait  se  fier  à  la  renommée,  tant  il  lui 
semblait  difficile  de  surmonter  Napoléon.  Enfin  elle  se  leva  dans 
l'ivresse  de  la  vengeance  et  de  la  certitude  ;  elle  se  précipita  sur 
les  pas  de  l'homme  qui  gardait  son  génie  ,  mais  qui  perdait  son 
bonheur.  Mais  l'Allemagne  a- t-elle  recueilli  toute  la  moisson  due 
à  ses  efforts  et  à  son  sang  ?  elle  a  sauvé  son  indépendance ,  mais 
a-t-elle  trouvé  la  liberté  ?  Dieu  et  les  rois  lui  doivent  encore  la 
moitié  de  son  salaire. 

I  pray  thee ,  slay  with  us  ;  go  not  to  Wittenberg. 

Je  t'en  prie,  reste  avec  nous:  ne  retourne  pas  à  Wiltemberg, 
dit  la  mère  d'Hamlet  au  prince  de  Danemarck.  Les  fictions  créées 
par  le  génie  contractent  sous  son  empreinte  une  telle  réalité , 
qu'elles  préoccupent  l'esprit  avec  le  même  empire  que  l'histoire 
elle-même.  A  Wiltemberg  on  se  souvient  d'Hamlet;  on  est  cer- 
tain qu'il  a  été  un  des  étudians  de  celle  université,  ce  triste  et 
aimable  jeune  homme  sur  la  tête  duquel  Sliakspeare  a  mis  toutes 
les  mélancolies  du  genre  humain:  là  il  s'occupaitde  philosophie 
avant  de  méditer  sur  le  crâne  d'Yorick  et  sur  la  poussière 
d'Alexandre;  là  ilse  débattait  avec  la  métaphysique,  avantde  croi- 
ser le  fer  avec  Laêrtes  ;  la  métaphysique  !  cette  fille  si  vigoureuse 
et  si  fière ,  dont  la  force  a  toujours  aimé  les  étreintes  et  qui  n'a 
jamais  été  outragée  que  par  l'impuissance  !  Les  Allemands  por- 


304  REVUE  DE  PARIS. 

tenl  à  Sliakspeare  une  reconnaissance  orgueilleuse  pour  avoir 
montré  Hamlet ,  cet  autre  Oreste  des  traditions  du  Nord ,  s'éle- 
vant  dans  Wittemberg  avec  les  disciplines  germaniques.  L'ana- 
chronisme n'est  rien  ici. 

L'université  de  Wittemberg  fut  instituée  en  1508,  et  n'attendit 
pas  long-temps  la  célébrité.  Hnit  ans  après,  un  homme  en  avait 
fait  l'adversaire  de  Rome  ,  l'école  et  le  siège  d'un  christianisme 
nouveau:  il  collait  ses  thèses  factieuses  aux  murailles  de  l'uni- 
versité; par  ses  cris,  il  remuait  l'Allemagne,  il  consternait  le 
Vatican.  Dans  l'ancien  cloître  des  Augustinsnous  avons  visité  la 
chambre  de  Luther ,  nous  avons  vu  la  place  où  il  avait  coutume 
de  s'asseoir  et  de  méditer  comment  il  changerait  la  religion  et 
l'Europe.  Nous  y  avons  trouvé  le  nom  dePierre-le-Grand  tracé 
par  le  Moscovite.  Sympathie  naturelle  :  Pierre  devait  aimer 
Luther  ;  même  tempérament ,  même  audace ,  même  génie  ;  l'em- 
pereur créait  un  peuple,  une  capitale ,  un  empire  ;  le  moine 
créait  une  nouvelle  manière  d'adorer  Dieu.  Pour  aller  au  cloître 
des  Augustins,  on  passe  devant  la  maison  où  mourut  Mélanch- 
ton,  cet  homme  si  pur,  si  flexible  et  si  tendre,  dont  les  éter- 
nelles incertitudes  ne  firent  jamais  suspecter  la  candeur  et  la 
sincérité,  et  qui  put  manquer  de  caractère  impunément,  sans 
dommage  pour  sa  mémoire,  tant  l'Allemagne  savait  que  les 
inconstances  et  les  variations  de  Mélanchton  étaient  de  conti- 
nuels hommages  à  la  vérité  qu'il  poursuivait  toujours!  Wittem- 
berg est  vraiment  la  patrie  du  xvi"  siècle  ;  c'est  de  lu  qu'il  est 
parti  comme  un  torrent  pour  aboutir  à  tous  les  points  de  l'Eu- 
rope. Tout  est  muet  aujourd'hui  ;  mais  ce  silence  rend  encore 
plus  sensible  le  retentissement  dupasse:  on  écoute  l'histoire 
sans  être  troublé.  Pourquoi  donc  la  statue  de  Luther  érigée  au 
miheu  de  la  grande  place  n'est-elle  pas  belle?  On  a  eu  raison  de 
la  frapper  en  airain  ,  car  pour  cet  homme,  le  marbre  était  trop 
délicat;  mais  le  génie  manque  à  l'œuvre:  il  faut  un  artiste  qui, 
s'inspirant  de  l'image  si  vivante  laissée  par  le  pinceau  de  Cranach , 
rende  à  l'Allemagne  son  Luther  factieux,  habile,  savant,  emporté, 
patient,  brutal,  conlemplatif ,  éloquent,  aimant  le  vin,  les 
femmes  etla  musique  (  1  ),  inspiré,  volontaire,  politique,  religieux. 

(1)  Wer  nirlit  liebt  Wcin  ,  AVolb^r ,  iind  Gesaiiff ,  (1er  bleiht  ein 
Narr,  sefn  Lebonlang.  Luther. 


REVUE  DE  PARIS.  Ô05 

Huit  heures  de  poste  vous  amènent  dans  Polsdam:  Potsdam 
et  \Vitteml)erg ,  deux  mondes  !  deux  siècles  !  la  théologie  et  la 
guerre  !  Luther  et  Frédéric  !  Potsdam  est  tout  ensemi)le  une 
ville  de  guerre  et  de  plaisance  ;  les  troupes  et  les  maisons  s'y  a- 
lignent  avce  la  même  régularité ,  et  rien  ne  vient  troubler  la 
double  uniformité  de  l'architecture  et  delà  discipline  au  milieu 
d'une  nature  pittoresque,  dont  le  beautés  sont  vraiment  excep- 
tionnelles dans  les  sables  du  Brandebourg. 

On  connaît  mieux  Frédéric  après  avoir  vu  Sans-Soiici.  On 
y  trouve  nonpUis  le  roi,  mais  l'homme.  Frédéric  n'a  pas  voulu 
élever  un  palais  pour  les  représentations  de  la  royauté  ,  une 
imitation  de  Versailles  ;  il  s'est  bâti  une  maison  à  sa  conve- 
nance, où  il  pût  travailler  et  se  reposer  à  sa  guise.  Sans-Souci 
est  un  bâtiment  d'un  seul  étage.  La  chambre  àcoucheroii  mou- 
rut le  héros,  sa  bibliothèque,  sont  d'une  simplicité  antique; 
là  ,  tout  élève  l'ame  et  l'esprit,  le  silence  des  lieux,  la  sérénité 
paisible  de  la  nature ,  le  souvenir  de  la  visite  de  Napoléon  et 
de  la  présence  de  Voltaire.  A  une  des  extrémités  de  la  maison 
était  la  chambre  du  philosophe  ;  mais  le  philosophe  se  trouvait 
trop  près  du  roi;  l'espace  était  trop  petit  pour  réunir  ces  deux 
puissances  faites  sans  doute  pour  s'estimer  et  s'adorer,  mais 
de  loin. 

En  entrant  à  Berlin  par  la  porte  de  Brandebourg ,  il  est  im- 
possible de  n'être  pas  frappé  d'un  aspect  de  force  et  de  gran- 
deur. Une  longue  et  large  avenue  plantée  de  tilleuls  ,  des  deux 
côtés,  unie r  lien  Linden,  vous  conduit  au  centre  delà  ville. 
Le  premier  monument  qui  frappe  vos  regards  est  l'arsenal  avec 
les  statues  des  généraux  Bulow  et  Scharnhorst  ;  Blitcher  est  en 
face  et  seul.  L'univer-sité  vient  après  l'arsenal.  Plus  loin  ,  on 
aperçoit  le  musée  ,  dont  la  construction  récente,  magnifique  et 
commode,  atteste  un  culte  intelligent  de  l'art;  seulement,  à 
l'exception  de  quelques  chefs-d'œuvre ,  la  collection  acquise  d'un 
seul  coup  n'est  pas  toujours  digne  de  son  habitation.  En  trans- 
portant à  Berlin  les  tableaux  de  Dresde,  on  aurait  un  des  plus 
beaux  musées  de  l'Europe.  Le  palais  du  roi .  élevé  sous  le  règne 
de  plusieurs  princes,  sépare  la  ville  de  Frédéric  de  l'ancienne 
ville.  La  statue  du  grand-électeur ,  sur  un  des  ponts  de  la  Sprée, 
rappelle  celle  de  Henri  IV  sur  la  Seine .  et ,  comme  elle  .  repré- 
sente des  souvenû's  qui  ont  plus  d'un  siècle. 

26 


306  REVUE  DE  PARIS. 

Berlin  avec  ses  larges  rues ,  ses  maisons  neuves  et  alignées , 
a  quelque  chose  des  beaux  quartiers  de  Londres,  moins  l'im- 
mense population  qui  se  déploie  sur  les  bords  de  la  Tamise  ; 
même  il  faudrait  verser  cent  mille  hommes  de  plus  dans  la 
capitale  de  la  Prusse;  elle  en  a  besoin,  et,  telle  qu'elle  est 
aujourd'hui ,  elle  peut  les  tenir. 

Au  surplus ,  ne  cherchez  point  ici  tant  la  beauté  des  monu- 
mens  que  la  force  et  le  mérite  des  hommes.  A  Berlin ,  pas  de 
nature ,  peu  d'art  ;  des  hommes  et  des  idées  ;  l'armée  et  l'uni- 
versité ;  la  science  et  la  guerre. 

La  volonté  a  créé  la  Prusse  :  l'esprit  et  le  fer  la  défendent. 
Frédéric  pourrait  sortir  de  son  tombeau  de  Polsdam  ;  il  retrou- 
verait sa  Prusse  avec  ses  soldats  et  ses  savans ,  sa  discipline 
et  son  intelligence  :  et  son  adhésion  ardente  au  régime  de  la 
force  qui  civilise. 

Dans  aucun  autre  endroit  de  l'Europe  ,  l'effort  du  travail  et 
de  la  pensée  ne  se  fait  plus  sentir  qu'à  Berhn;  les  ressorts  de 
l'empire  et  de  l'esprit  y  semblent  toujours  tendus  ,  trop  peut- 
être  ;  on  dirait  que  la  moindre  négligence  et  la  moindre  dis- 
traction peuvent  tout  compromettre  et  tout  perdre;  mais  cet 
emploi  si  fier  de  l'énergie  et  de  la  volonté  a  du  charme  pour 
l'intelligence  et  lui  procure  de  vigoureux  plaisirs.  N'allez  point 
à  Berlin  si  les  voyages  ne  sont  pour  vous  qu'une  diversion  fu- 
tile à  l'uniformité  d'une  molle  existence,  et  si  les  excitations  de 
la  pensée  vous  sont  une  sensation  trop  impétueuse  et  trop  mor- 
dante: Pennui  vous  gagnerait ,  ou  plutôt  vous  seriez  jeté  dans 
un  monde  dont  les  qualités  mâles  et  sévères  vous  opprime- 
raient. Mais  allez  à  Berlin  si  vous  aimez  le  spectacle  de  la  force , 
la  fierté  des  armes ,  la  profondeur  delà  pensée ,  le  culte  ferme 
et  persévérant  de  la  science ,  les  exaltations  orgueilleuses  de 
rintelligence  ;  si  vous  vous  plaisez  à  chercher  la  raison  des 
choses ,  la  suite  des  traditions  et  des  destinées  du  monde;  si  la 
grande  histoire  et  la  forte  méthaphysique  vous  émeuvent  ;  si 
les  causes  ,  les  mystères  et  les  délicatesses  delà  religion  ébran- 
lent votre  ame  intimement  ;  si  encore  vous  aimez  les  longues 
conversations  qui  s'alimentent  de  science  et  de  poésie ,  où  une 
imagination  active ,  savante  et  mobile ,  peut  parcourir  avec 
vélocité  le  cercle  entier  des  idées  et  des  passions  humaines.  On 
cause  admirablement  à  Berlin ,  autrement ,  mais  aussi  bien 


REVUE  DE  PARIS.  307 

qu'à  Paris.  C'est  dans  ces  deux  capitales  que  la  vie  de  l'intelli- 
gence européenne  a  le  plus  d'ardeur  et  de  puissance.  L'esprit  à 
Berlin  va  plus  directement  à  son  Ijut ,  avec  plus  de  précision  , 
de  rigueur  ;  à  Paris  avec  plus  de  grâce  et  d'abandon ,  niais  il 
arrive  aussi  ;  à  Berlin,  plus  de  profondeur  sur  un  point  donné  ; 
à  Paris ,  i)lus  d'étendue  sur  toute  la  surface.  Le  Prussien  met 
dans  ses  idées  la  même  discipline  et  la  même  tenue  que  dans 
ses  armées  et  ses  pratiques  militaires  ;  c'est  la  même  exacti- 
tude et  la  même  raideur;  le  Français  manie  toujours  la  science 
ou  la  force  avec  une  confiance  facile  ;  nos  soldats  et  nos  pen- 
seurs laissent  parfois  la  négligence  s'introduire  dans  leurs  exer- 
cices et  dans  leurs  méthodes,  parce  qu'ils  se  croient  sûrs  de 
pouvoir  ressaisir  d'un  seul  coup  la  position  nécessaire.  Nous 
avons  cru  remarquer  dans  l'homme  du  Brandebourg  un  mélange 
de  la  précision  britannique  et  de  la  vivacité  française ,  sans  que 
ces  deux  élémens  aient  suffisamment  trouvé  un  équiUbre  har- 
monieux; quoi  qu'il  en  soit ,  la  Prusse  est  aujourd'hui  la  tête  di^ 
corps  germanique ,  et  si  Munich  et  Dresde  sont  les  musées  de 
PAUemagne ,  si  Vienne  en  est  l'auberge  et  la  promenade ,  Berlin 
en  est  l'arsenal ,  le  salon  et  l'université. 

La  monarchie  prussienne  a  pour  devise  :  Suiim  cuiquey 
mais  elle  s'est  formée  elle-même  par  des  usurpations  succes- 
sives ;  la  conquête  et  la  guerre  l'ont  créée.  Les  chevaliers  de 
l'ordre  Teutonique  emportèrent  au  xiu^  siècle  la  possession  de 
la  Prusse  à  la  pointe  de  l'épée  ;  Thorn  et  Marienbourg  étaient 
la  résidence  de  ces  terribles  porte-glaives  :  ils  prévalurent  durant 
trois  siècles  ;  en  1525,  la  paix  de  Cracovie  les  abolit  en  réalité  , 
et  la  Prusse  devint  un  duché  héréditaire  sous  le  protectorat  de 
la  Pologne.  Un  siècle  après,  elle  appartint  à  la  maison  électo- 
rale de  Brandebourg  ;  encore  un  siècle  après,  elle  devint  royaume; 
aujourd'hui  elle  est  une  des  cinq  grandes  puissances  de  PEu- 
rope  :  voilà  comment  s'élèvent  les  empires. 

La  Prusse  orientale ,  la  Prusse  occidentale ,  le  Brandebourg , 
la  Silésie ,  la  Poméranie ,  le  duché  de  Posen ,  une  partie  de  la 
Westphalie ,  les  états  de  Clèves  ,  une  partie  de  la  Saxe ,  le  duché 
du  Rhin,  composent  la  monarchie  prussienne,  laborieux  assem- 
blage, élevé  par  la  conquête  et  le  temps ,  et  toujours  à  la  merci 
des  chances  inconnues  des  temps  et  de  la  guerre. 

La  monarchie  de  Brandebourg  ressemble  à  un  de  ces  corps 


508  REVUE  DE  PARIS. 

élancés  dont  la  vie  jeune  et  irrégiilière  n'a  pu  trouver  encore 
son  assiette,  son  embonpoint  et  son  harmonie;  elle  se  fatigue  à 
toucher  en  même  temps  les  bords  de  la  Baltique  et  les  bords  du 
Rhin;  il  est  peu  commode  de  régir  à  la  foisDantziget  Cologne; 
elle  le  sait,  aussi  les  conquêtes  qu'elle  médite  ne  sont  pas  loin- 
laines;  elle  désire  Leipsig  et  Dresde  qui  avoisinentsa  capitale  : 
Gœttingue,  Hanovre  et  Brunswick  ne  lui  déplairaient  pas. 

En  1801,  le  premier  consul  delà  république  française  offrait 
le  Hanovre  à  la  Prusse  pour  prix  d'une  amitié  sincère.  La  Prusse 
désirait  cette  proie,  mais  sans  oser  la  prendre  En  1805,  le  prince 
de  Hardenberg  avouait  que  la  monarchie  de  Brandebourg  épiait 
toujours  l'occasion  d'acquérir  le  Hanovre,  pourvu  que  cette 
ac(piisitiou  n'imprimât  pas  une  tache  à  l'honneur  et  à  la  bonne 
foi  du  roi.  Frédéric-Guillaume  écrivait,  de  son  côté,  qu'il  nour- 
rissait pour  le  Hanovre  une  affection  paternelle.  La  Prusse, 
acceptant  les  offre  s  de  Napoléon  ,  avait  l'Angleterre  pour  enne- 
mie, l'amitié  de  la  France  ;  elle  pouvait  mécontenter  la  Russie, 
mais  elle  intimidait  FAutriche. 

La  position  de  la  monarchie  prussienne  est  celle-ci  :  que  la 
Russie  veut  s'étendre  jusqu'à  FOder,  la  France  jusqu'au  Rhin  : 
elle  doit  choisir  entre  l'alliance  de  Saint-Pétersbourg  et  celle 
de  Paris  pour  combattre  Vienne. 

«1  Pourquoi  Canning  n'était-il  pas  à  Vienne  en  1815,  à  la  place 
de  Castlereagh  ?  écrivait  en  1827  le  baron  de  Stein  ;  les  princes 
allemands  devraient  cependant  songer  que  l'indépendance  de 
PAllemagne  vis-à-vis  la  Russie  et  la  France  repose  surtout  sur 
les  forces  morales  et  matérielles  de  la  Prusse,  et  ils  devraient 
renoncer  à  la  misérable  et  dangereuse  opposition  qui  se  mani- 
feste partout.  Il 

M.  de  Stein  représente  avec  exactitude  Fesprit  national  de  la 
Pi  iTsse,  qui  sut  se  relever  après  la  bataille  d'iéna  ;  il  contribua 
puissamment  à  rétablir  les  vieilles  franchises  municipales  du 
royaume ,  et  à  donner  ainsi  au  patriotisme  un  aliment  et  une 
récompense  ;  il  ligura  au  congrès  de  Vienne  ;  il  portait  à  la 
France  une  haine  dont  les  motifs  ne  sauraient  nous  étonner , 
mais  dont  les  emportemens  sauvages  choquent  le  goût  et  la 
raison.  L'an  dernier,  une  publication  indiscrète  mit  dans  le 
monde  littéraire  de  PAllemagne  le  trouble  et  le  scandale.  M.  de 
Gagern,  père  du  courageux  député  de  Hesse-Darmstadt,  publia, 


REVUE  DE  PARIS,  509 

dans  les  intérêts  de  sa  vanité,  des  lettres  et  des  billets  confî- 
denliels  de  M.  de  Slein  :  dès  1815,  il  avait  brigué  avec  une 
insistance  extraordinaire  riionneurderamitiédu  ministre  prus- 
sien ;  il  le  pressait  de  s'ériger  en  Luther  de  la  nouvelle  émanci- 
pation allemande ,  se  contentant  pour  sa  part ,  disait-il ,  d'être 
son  Mélanchton.  M.  de  Stein,  moitié  fatigue,  moitié  condescen- 
dance ,  consentit  à  nouer  commerce  avec  lui  :  il  lui  écrivait 
tantôt  avec  abandon ,  tantôt  avec  hauteiu"  ;  peu  à  peu ,  en  se 
livrant  davantage ,  il  épancha  sa  contiance  et  sa  bile  dans  des 
lettres  courtes,  de  petits  billets,  dont  les  phrases  ont  le  laconisme 
et  la  négligence  d'une  causerie  :  et  voilà  qu'aujourd'hui  M.  de 
Gagern  livre  au  public  ces  témoignages  et  ces  lambeaux  d'une 
confiance  trahie  ;  il  les  appelle  sa  participation  à  la  politique 
{mein  Antheil  an  der  Politik) ,  excitant  le  courroux  des  uns, 
la  gaieté  des  autres,  et  la  curiosité  de  tous.  Personne  n'est  épar- 
gné par  l'amertume  de  M.  de  Stein  ,  pas  plus  le  prince  de  Metter- 
nich  que  M.  Ancillon.  Voici  quelques  traits  qui  pourront  faire 
connaître  cet  homme  d'un  patriotisme  si  âpre  et  d'une  humeur 
aristocralique  si  hautaine  : 

«  La  monarchie  prussienne  me  présente  dix  millions  d'hommes 
qui  ont  une  histoire  politique,  militaire,  intellectuelle,  et  une 
consistance  indépendante,  auxquels  la  Providence  a  donné 
au  xvue  et  au  wiii^  siècle  trois  grands  rois  ;  ces  rois  ont  pro- 
curé à  la  Prusse  un  présent  glorieux,  et  ont  jeté  les  fondemens 
d'un  avenir  peut-être  plus  grand  encore....  i> 
N  <!  Le  bon  homme  se  plaint  de  l'universalité  du  service  mili- 
taire, je  la  tiens  pour  excellente.  11  est  excellent  qu'il  y  ait  une 
institution  qui  entretienne  chez  tous  l'esprit  guerrier ,  qui  dé- 
veloppe chez  tous  les  qualités  guerrières ,  et  qui  habitue  tout 
le  monde  aux  privations,  aux  efforts  et  à  l'égalité  de  l'obéis- 
sance. i> 

u  La  politique  du  prince  de  Melternich  est  frappée  de  para- 
lysie ;  il  n'avait  pas  besoin ,  pour  empêcher  l'agrandissement  de 
la  Russie  ,  d'opprimer  la  Grèce.  > 

Voici  maintenant  le  tour  du  prince  de  Hardenberg  :  ce  bril- 
lant ministre,  chefd' une  fa  mille  si  riche  en  personnes  distinguées 
et  spirituelles,  est  ici  maltraité  par  son  plus  cruel  ennemi. 

<:  Mon  antipathie  contre  le  chancelier  ne  repose  pas  sur  un 
fait  isolé  :  elle  a  pour  motifs  l'aljandon  de  ses  mœurs,  qui  l'en- 

26. 


310  REVUE  DE  PARIS. 

traînait  à  de  mauvaises  sociétés:  sa  fierté,  qui  lui  faisait  écarter 
des  affaires  tous  les  hommes  capables  et  indépendans,  et  le  por- 
tait à  choisir  des  hommes  médiocres  ou  indignes;  sa  fausseté, 
qui  l'a  toujours  empêché  de  lier  des  amitiés  durables  ;  sa  pro- 
digalité de  la  fortune  publique ,  sa  légèreté ,  ses  connaissances 
superficielles,  car  il  ne  savait  rien  à  fond.  » 

<t  Avez-vous  lu  les  Extrêmes  en  politique  d'Ancillon? 
L'ouvrage  ressemble  à  l'homme  ;  cela  sent  le  prêtre ,  cependant 
il  y  a  de  bonnes  choses.  )> 

Je  citerai  des  choses  disgracieuses  pour  la  France  :  les  peu- 
ples, ces  nouveaux  rois  du  monde ,  doivent  savoir  tout  entendre. 

it  Les  fanfaronnades  françaises  sont  risibles.  Si  l'unité  existe 
en  Allemagne,  les  Français  ne  seront  jamais  en  état  de  prendre 
la  rive  gauche  du  Rhin ,  comme  le  montre  l'histoire  même  de 
Louis  XIV.  A  cette  époque ,  la  constitution  intérieure  de  l'Alle- 
magne était  beaucoup  plus  faible  qu'aujourd'hui;  l'Autriche 
faisait  la  guerre  en  Hongrie  et  vit  l'ennemi  aux  portes  de 
Vienne  ;  dans  le  nord  ,  la  Suède  appuyait  la  France  ;  la  Prusse 
commençait  à  peine  à  se  développer  ;  l'Allemagne  n'était  pas 
encore  guérie  des  blessures  que  lui  avait  faites  la  guerre  de 
trente  ans  ;  Louis  XIV  avait  acheté  la  neutralité  de  Charles  II  et 

de  Jacques  II Et  que  gagnerait  la  France  par  la  possession 

de  la  rive  gauche?  deux  millions  d'hommes  de  plus?  N'est-elle 
pas  assez  forte  avec  trente  millions?  » 

Je  demande  pardon  à  la  France  des  lignes  que  je  vais  citer, 
mais  elle  est  assez  grande  pour  se  donner  le  spectacle  des  injus- 
tices les  plus  haineuses.  Stein  caractérise  ainsi  les  membres  de 
l'opposition  libérale  de  la  restauration. 

<(  C'est  un  mélange  de  jacobins ,  de  constitutionnels ,  de 
napoléonisles ,  de  théoriciens ,  tous  animés  par  l'égoïsme ,  par 
l'esprit  d'intrigue  et  de  mensonge,  tous  incapables  de  liberté.  » 

«  Je  ne  me  fie  pas  au  bon  sens  et  à  l'intelligence  pratique  du 
peuple  français ,  car  il  est  mobile ,  égoïste ,  vain,  sans  courage, 
sans  énergie  politique ,  et  n'ayant  qu'une  instruction  superfi- 
cielle. Dans  la  crise  d'aujourd'hui  (mai  1830) ,  il  ne  tiendra  pas 
le  milieu ,  mais  il  penchera  aveuglément  d'un  côté.  » 

«t  La  chute  des  Bourbons  est  donc  accomplie  ;  je  la  trouve 
tragique",  non  méritée L'esprit  de  mensonge  peut  seul  trou- 
ver quelque  ressemblance  entre  Charles  X  et  Jacques  II.  Où  est 


REVUE  DE  PARIS.  311 

le  furieux  Jeffrles?  où  est  la  tenlalive  d'opprimer  l'église  nationale 
sous  ladoininalion  d'une  église  étrangère?  ouest  l'alliance  avec 
des  rois  étrangers  pour  renverser  la  constitution  et  la  reli- 
gion nationale  ?  où  est  l'argent  de  l'étranger  reçu  dans  ce  des- 


seni 


<(  Je  ne  suis  point  ami  de  la  licence  du  journalisme:  la  liberté 
de  la  presse  peut  être  très  avantageuse  pour  les  libraires ,  mais 
je  la  crois  faite  pour  égarer  l'opinion,  qui  déjà  trouve  d'assez 
détestables  alimens  dans  les  feuilles  françaises.  i> 

u  Au  xvi«  siècle ,  les  paysans  révoltés  brûlaient ,  pillaient , 
détruisaient  tout  pour  conquérir  la  liberté  évangélique.  Au  xviii" 
et  au  xix" ,  nous  tuons ,  nous  volons ,  nous  faisons  la  guerre , 
pour  la  liberté  et  la  constitution  républicaine.  Pauvre  humanité! 
toujours  fustigée  par  les  passions!  toujours  dans  le  mensonge! 
Et  cependant  nos  prêtres  rationalistes  certifieront  en  son  hon- 
neur qu'elle  est  pure  du  péché  originel  !  Voilà  les  vrais  auxi- 
liaires des  jacobins,  car  en  minant  sourdement  tout  respect  des 
la  religion  révélée ,  ils  ouvrent  l'arène  aux  perturbateurs  pour 
s'élancer  en  furieux  contre  l'ordre  légal.  » 

Voilà  Stein  ;  loyal  et  borné ,  vertueux  et  dur ,  aimant  ce  qui 
est  antique,  traditionnel,  les  coutumes  particulières ,  les  fran- 
chises domestiques  ;  ennemi  du  siècle  nouveau  ,  de  ses  passions 
et  de  ses  idées  ;  poussant  la  haine  de  la  France  jusqu'au  délire  , 
et  puni  de  cette  inimitié  extravagante  par  l'ignorance  complète 
des  destinées  et  de  la  grandeur  future  du  genre  humain  ;  chagrin, 
humoriste,  faisant  de  la  religion  un  appui  des  vieilles  choses, 
espèce  de  Caton  l'Ancien ,  dont  le  patriotisme  honnête ,  mais 
étroit,  est  déconcerté  par  les  mouvemens  du  monde. 

Tel  n'était  pas  le  prince  de  Hardenberg ,  esprit  vaste  et 
ouvert,  aimable ,  vraiment  noble ,  portant  dans  les  affaires  une 
facihté  brillante  et  toujours  sereine,  dans  les  plaisirs  les  restes 
fougueux  de  l'ardeur  que  n'avait  pas  usée  le  travail,  ayant  des 
incUnations  naturelles  pour  tout  ce  qui  était  grand  et  beau , 
aimantla  science  et  l'art,  et  cherchant  le  secret  de  diriger  les 
états  et  la  vie  dans  l'harmonieuse  satisfaction  des  facultés 
humaines. 

Le  cabinet  de  Berlin  a  confié  aujourd'hui  les  affaires  extérieures 
à  un  ministre  que  les  lettres  et  la  théologie  ont  occupé  avant  la 
politique;  M.  Ancillon  est  toujours  l'homme  des  tempéramensetdu 


312  REVUE  DE  PARIS. 

milieu:  iltlenthonorablement  sa  place  entre  le  génie  et  la  médio- 
crité; sa  pliilosophie  n'est  pas  plus  décidée  que  sa  politique;  son 
style  n'a  pas  plus  de  vigueur  que  son  administration;  tout  reste 
dans  une  mesure  honnête  et  convenable,  toujours  à  l'abri  de.la 
force  etdela  grandeur. 

Les  vues  personnelles  du  roi  s'accommodent  de  la  gestion 
modérée  de  M.  Ancillon  ;  le  roi  veut  continuer  paisiblement  le 
cours  de  sa  vieillesse  ,  et  ne  pas  compromettre  les  prospérités 
qui  ont  réparé  les  disgrâces  de  la  première  partie  de  sa  vie; 
heureux,  justement  vénéré  de  son  peuple ,  il  s'attache  à  conser- 
ver les  avantages  acquis  :  ses  goùls  son  simples  et  ne  dépassent 
pas  les  limites  de  la  vie  intéiieure  ;  sa  maison ,  qu'il  préfère  à 
son  palais  de  roi ,  inspire ,  par  sa  nol)le  modestie ,  une  estime 
profonde  pour  celui  qui  Ihabile.  Le  prince  royal  est  l'objet  de 
beaucoup  d'espérances  et  de  conjectures:  on  s'épuise  à  le  devi- 
ner, il  faut  l'attendre  sur  le  trône.  L'habileté  aux  affaires  humaines 
ne  saurait  se  présumer ,  elle  doit  donner  d'elle-même  de  vivans 
témoignages  ;  la  guerre ,  la  politique  et  la  tribune  ne  connais- 
sent que  les  succès  et  la  puissance. 

11  y  a  dans  la  vie  de  la  Prusse  une  contradiction  qu'il  faut 
saisir:  c'est  un  état  nouveau  cherchant  à  s'appuyer  sur  de 
vieilles  mœurs.  Ainsi  en  1808,  une  ordonnance  organisa  le 
régime  municipal  {Statdleordnung)  ;  elle  établit  en  principe 
que  les  intérêts  municipaux  seraient  gérés  par  la  bourgeoisie 
elle-même,  et  que  cette  gestion  serait  confiée  à  une  assemblée 
de  députés  représentant  la  commune;  vingt-trois  ans  après, 
une  autre  ordonnance  révisa  la  première  [revùlirte  Stadteord- 
nung,  17  mars  18-31)  ,  et  donna  beaucoup  plus  d'empire  aux 
coutumes  particulières ,  à  ce  qui  dans  chaque  ville  et  chaque 
province  se  trouve  différent  et  individuel  (1).  Mais  la  vie  géné- 
rale de  l'état  est  un  problême  plus  sérieux  pour  la  Prusse  ;  voici 
ses  embarras  : 

La  monarchie  prussienne  est  composée  de  pièces  de  rapport 
jointes  ensemble  par  la  conquête;  le  Brandebourg  est  le  ber- 
ceau et  le  siège  de  la  monarchie,  mais  il  n'en  est  pas  le  centre. 


(I)  Voyez  dans  l' Historicité  poDtische  zcilschrifl  von  Ranke, 
nn  travail  de  M.  de  Savigny ,  intitulé  :  Die  Preussische-Staedt- 
ordnnnQ. 


REVUE  DE  PARIS.  313 

Berlin  est  une  métropole  isolée  qui  reçoit  avec  orgueil  les  hom- 
ninges  de  sujets  lointains.  La  capitale  est  trop  aux  extrémités 
(le  la  monarchie  et  de  l'Allemagne  ;  dans  cette  position  ,  l'unité 
de  l'état  est  tout  entière  dans  la  main  d'un  roi  militaire.  Figu- 
rez-vous une  tribune  à  Berlin  ,  un  forum ,  une  arène  qui  réuni- 
rait le  Silésien  et  l'homme  des  bords  du  Rhin  ,  l'habitant  de 
Mémel  et  celui  de  Clèves  ;  quelle  collision  !  La  faiblesse  de  la 
monarchie  serait  trahie  sur-le-champ  :  il  est  de  la  destinée  de 
la  Prusse  si  intelligente  et  si  instruite  de  ne  pouvoir  tolérer  le 
gouvernement  de  la  parole  et  de  la  liberté. 

En  vain  le  prince  de  Hardenberg  présenta  à  la  signature  du 
roi  l'octroi  d'une  constitution  représentative ,  il  ne  put  triom- 
pher des  ajournemens  de  la  royauté ,  qui  n'avait  pas  tort  dans 
sa  répugnance. 

Chaque  état  a  sa  loi  ;  la  Prusse  est  faite  pour  la  guerre  et  la 
science ,  mais  non  pour  la  tribune. 

Il  est  impossible  de  tourner  celte  diflficulté  avec  plus  d'art  que 
ne  l'a  fait  la  politique  du  cabinet  de  Berlin:  le  roi  a  créé  spon- 
tanément des  représentations  particulières  qui  puissent  faire 
oublier  l'absence  d'une  représentation  générale;  par  une  ordon- 
nance du  3  juin  1823,  il  établit  des  états  provinciaux;  la 
propriété  foncière  fut  la  condition  nécessaire  pour  y  siéger;  il 
appartient  à  ces  états  de  délibérer  sur  les  objets  de  loi  qui 
intéressent  chacune  des  provinces;  ils  peuvent  adresser  ^des 
pétitions  et  des  plaintes  sur  leurs  affaires  particulières;  ils 
délibèrent  avec  indépendance  sur  leurs  droits  et  intérêts  com- 
munaux. 11  y  a  des  provinces  où  les  états  se  composent  de 
quatre  états,  d'autres  où  seulement  de  trois.  Dans  toutes  les 
conditions ,  les  qualités  de  propriétaire  et  de  chrétien  sont 
indis])ensables.  Les  députés  sont  élus  pour  six  ans.  Les 
délibérations  sont  secrètes  ,  mais  leur  résultat  est  rendu 
public. 

Le  pouvoir  exécutif  est  énergique  et  vigilant.  L'administra- 
tion centrale  a  toujours  auprès  d'elle  des  hommes  de  chaque 
province,  dont  les  indications  l'empêchent  de  froisser  par 
ignorance  des  intérêts  réels;  rien  n'est  épargné  qui  puisse 
ajouter  à  la  vigueur  et  à  l'habileté  du  gouvernement, 

La  justice  est  un  mélange  de  traditions  féodales  et  de  quel- 
ques imitations  des  institutions  françaises.  Le  Code  Napoléon 


314  REVUE  DE  PARIS. 

régit  les  bords  du  Rhin  ;  le  Landrechtj  l'intérieur  de  la  monar- 
chie. 

Jamais  gouvernement  ne  s'est  montré  "plus  soucieux  de  l'in- 
struction et  de  la  science.  Dans  aucun  autre  état  de  l'Europe , 
l'enseignement  primaire  et  l'enseignement  supérieur  ne  fleuris- 
sent avec  tant  d'éclat. 

En  Prusse ,  tous  les  jeunes  gens  sont  soldats  à  vingt  ans  ; 
solliciter  une  exemption  serait  courir  après  le  déshonneur.  Ceux 
qui  ne  veulent  pas  poursuivre  la  vie  guerrière  restent  un  an 
sous  les  drapeaux  ,  et  mêlent  les  exercices  militaires  avec  les 
études  de  leur  éducation  ;  ils  obtiennent  ensuite  un  congé  de 
deux  ans  ;  à  la  fin  de  ces  trois  années ,  on  les  incorpore  dans  la 
Landwehr  dupremier  ban;  ils  y  sont  classés  jusqu'à  trente-deux 
ans  ,  époque  à  laquelle  ils  entrent  dans  la  Landwehr  du  second 
ban,  où  ils  restent  jusqu'à  trente-neuf  ans.  Ainsi  la  Prusse  a 
une  armée  active ,  deux  bans  A€ Landwehr ,  et ,  dans  une  lutte 
contre  une  invasion,  la  levée  en  masse,  Landsturm ;  ainsi 
contre  l'ennemi,  elle  se  meut  comme  un  seul  homme ,  prompte, 
aguerrie,  ardente.  Pourquoi  donc  les  Français  aussi  ne 
seraient-ils  pas  tous  soldats  de  plein  droit,  par  droit  de  nais- 
sance et  de  courage?  Qui  mieux  que  l'enfant  de  la  France 
aime  les  armes  et  les  jeux  de  la  guerre?  Voulons-nous  être 
invincibles  contre  l'Europe ,  bannissons  de  nos  lois  l'injurieuse 
loterie  de  la  conscription,  qui  semble  faire  du  service  militaire 
une  disgrâce;  ayons,  comme  la  Prusse,  l'égalité  devant  les 
armes  ;  qu'à  vingt  ans ,  tout  Français  connaisse  l'épée ,  le  cheva  1 
et  le  canon  ;  soyons  soldats  pendant  ces  belles  années  delà  jeu- 
nesse, où  la  vie  ,  dans  ses  impétueux  élans,  appelle  l'homme  à 
tout  embrasser  et  à  tout  conquérir.  11  n'est  pas  de  hordes  si 
épaisses  qui  ne  reculent  devant  la  France  en  armes ,  comme 
les  Troyens  devant  la  poitrine  nue  d'Achille. 

Une  des  faiblesses  de  la  Prusse  est  la  pauvreté  de  ses  finances; 
aussi  l'économie  de  l'administration  est  aussi  sévère  que  la 
discipline  de  l'armée.  Les  charges  de  l'état  sont  immenses.  La 
monarchie,  dontla  composition  est  récente,  s'est  trouvée  depuis 
dix-neuf  ans  dans  la  condition  d'un  ménage  nouveau  qui  s'or- 
ganise :  elle  est  obligée  de  faire  face  en  même  temps  aux  dépen- 
ses les  plus. diverses  ;  ainsi  l'université  de  Bonn  a  dû  être  établie 
avec  une  rapidité  dispendieuse.  11  a  fallu  donner  à  Berlin  la 


REVUE  DE  PARIS.  315 

magnifience  convenable  à  la  capitale  d'un  grand  empire  ;  et 
le  rideau  de  baïonnettes  toujours  tendu  devant  l'Europe  cache 
quelquefois  réi)uiseraent  sous  les  apparences  de  la  force. 

Sans  marine,  sans  colonies  (1) ,  la  Prusse  a  imaginé  d'enve- 
lopper l'Allemagne  dans  une  vaste  association  de  douanes  qui, 
sous  le  prétexte  de  l'unité ,  mette  en  sa  main  la  circulation  des 
produits  du  commerce  ,  de  l'industrie  et  de  l'agriculture.  Elle  a 
presque  tout  envahi  ;  elle  poursuit  avec  persévérance  auprès 
des  états  dissidens  les  accessions  qui  lui  manquent;  elle  demande 
même  à  l'Angleterre  son  consentement  pour  le  Hanovre,  au 
Danemarck  pour  le  Holstein. 

Quand  le  cabinet  de  Berlin  eut  commencé  de  concevoir  sa  ligue 
commerciale ,  il  joua  l'Autriche  avec  un  art  infini  :  M.  de  Meller- 
nich  ne  vit  dans  les  propositions  de  la  Prusse  à  quelques  petits 
états  qu'une  mesure  de  police.  Depuis  deux  ans  seulement,  il  a 
compris  que  la  monarchie  de  Frédéric  poussait  doucement  la  mo- 
narchie de  Marie-Thérèse  en  dehors  de  la  solidarité  germanique. 

Au  congrès  de  Vienne,  l'empereur  François  ne  put  accepter 
le  titre  d'empereur  d'Allemagne  queluidemandaient  de  reprendre 
quelques  anciennes  maisons  de  l'empire  :  il  n'aurait  Jamais 
obtenu  le  consentement  de  la  puissance  nouvelle  qui  affecte  le 
protectorat  de  l'unité  allemande .  11  y  a  un  siècle ,  Voltaire  écrivait 
à  Frédéric  (5aoùt  1738)  :  ull  faut  que  votre  altesse  royale  par- 
donne une  idée  qui  m'a  passé  par  la  tète  plus  d'une  fois.  Quand 
j'ai  vu  la  maison  d'Autriche  prête  à  s'éteindre,  j'ai  dit  en  moi- 
même  :  pourquoi  les  princes  de  la  communion  opposée  à  Rome 
n'auraient-ils  pas  leur  tour?  ne  pourrait-il  pas  se  trouver  parmi 
eux  un  prince  assez  puissant  pour  se  faire  élire  ?  La  Suède  et  le 
Danemarck  ne  pourraient-ils  pas  l'aider?  Et,  si  ce  prince  avait 
de  la  vertu  et  de  l'argent,  n'y  aurait-il  pas  à  parier  pour  lui? 
Ne  pourrait-on  pas  rendre  l'empire  alternatif  comme  certains 
évêchés  qui  appartiennent  tantôtà  un  luthérien,  tantôt  à  un 
romain  ?  Je  prie  votre  altesse  royale  de  me  pardonner  ce  tome 
de  Mille  et  une  Nuits.  » 


(1)  Le  prince  Puckler-Muskau  demande  pourquoi  la  Prusse  n'au- 
rait pas  de  colonies ,  dans  les  mers  de  Chine,  par  exemple  :  H  lui 
<lésire  aussi  un  Botany-Bay.  Tulti  frutti,i.  I,pag.  198,  199. 
■Stuttgardt,  1834. 


316  REVUE  DE  PARIS. 

Cum  canerem  reges  et  praelia ,  Cynthius  aurem 
Vellit  et  admonuit. 

Aujourd'hui  la  monarchie  de  Frédéric  ne  considère  pUis 
comme  un  révèle  projet  de  dominer  l'Allemagne,  abandonnant 
au  temps  le  soin  de  consommer  son  ouvrage  et  sa  puissance  ; 
les  noms  des  choses  sont  les  secrets  de  Dieu  révélés  par  le  temps. 
Le  titre  d'empereur  est  vieux;  il  est  d'ailleurs  attaché  ù  la  profes- 
sion de  foi  catholique,  et  la  force  de  la  Prusse  est  de  représen- 
ter le  génie  du  protestantisme. 

Jamais  un  grand  empire  ne  s'est  trouvé  dans  une  situation  plus 
délicate  :  la  Prusse  a  du  fer  et  pas  assez  d'argent;  intelligente, 
elle  craint  la  liberté;  savante,  elle  redoute  l'applicalion  de  la 
science  et  des  idées  aux  destinées  humaines  ;  elle  défend  l'indépen- 
dance religieuse,  et  poursuit  de  rigueurs  implacables  Tindépen» 
dance  politique;  elle  est  pressée  entre  l'Autriche,  la  Russie  et  la 
France;  du  fond  du  Brandebourg,  elle  pousse  aujourd'huises fron- 
tières presquejusqu'aux  portes  de  Metz:  cette  position  la  fait  incli- 
ner à  l'amitiéde  la  Russie,  elle  ne  s'aperçoit  pas  que  Saint-Péters- 
bourg est  plus  menaçant  pour  Berlin  que  Paris. Cependant  elle  n'a 
pris  surrien  encore  un  parti  irrévocable;  mais  cette  démocratie 
mditaire  ne  saurait  vivre  long-temps  sans  une  direction  décidée 
et  sans  un  grand  homme. 

Les  bords  du  Rhin  semblent  devoir  être  entre  la  Prusse  et  la 
France  un  débat  éternel.  Le  Rhin  fait  l'orgueil  de  l'Allemagne, 
et  sur  l'une  et  sur  l'autre  rive ,  l'histoire  et  la  civilisation  ger- 
manique ont  semé  d'elles-mêmes  de  vivans  témoignages. 

Nous  sommes  médiocrement  touchés  de  la  théorie  des  limi- 
tes naturelles  tracées  par  les  fleuves  et  les  montagnes:  les  con- 
figurations du  sol  et  du  climat  peuvent  être  un  indice  de  la 
vérité  politique,  mais  ne  la  font  pas.  Sans  nier  que  la  nature 
semble  inviter  l'empire  de  France  à  se  prolonger  jusqu'à  la 
rive  gauche  du  Rhin ,  nous  aimons  mieux  chercher  dans  l'inté- 
rêt et  l'esprit  des  peuples  la  raison  de  ce  qui  doit  être. 

Il  faut  avouer  que  les  villes  rhénanes  portent  sur  le  front 
l'empreinte  du  génie  germanique.  Ainsi  Cologne,  celte  colonie 
romaine,  attestant  son  origine  par  un  magnifique  débris  de 
temple  anti^pie  dont  elle  a  fait  un  hôtel-de-ville,  jetait  au  moyen- 


REVUE  DE  PARIS.  317 

âge  le  double  éclat  de  la  religion  et  du  commerce;  elle  conte- 
nait cent  cinquante  mille  liabitans  et  deux  cents  églises;  com- 
merciale et  catholique ,  elle  était  la  plus  illustre  cité  de  l'Alle- 
magne et  méritait  ce  dicton:  Qui  n'a  pas  vu  Coiogue,  ne  con- 
naît pas  la  Germanie  ;  gt»'  non  vidit  Coloniam,  non  vidit 
Germaniam.  Aix-la  Chapelle  retient  encore  dans  ses  souvenirs 
tout  l'orgueil  de  l'empire  ;  elle  offre  à  l'adoration  du  monde  le 
tombeau  du  grand  Karl,  Carolo  magno,el  dans  sa  fierté 
semble  tenir  pour  indifférent  d'appartenir  aujourd'hui  à  la  pa- 
trie de  Napoléon  ou  A  celle  de  Frédéric. 

Mais  si  les  traditions  du  passé  sont  germaniques ,  l'esprit 
nouveau  des  provinces  rhénanes  ne  reste  pas  immobile  sous 
leur  charme.  Voici  la  situation:  le  Rhin  n'est  pas  enfermé  dans 
un  empire  ;  mais  il  sépare  deux  nations.  Les  bords  du  Rhin  ne 
peuvent  s'appartenir  à  eux-mêmes  ;  les  provinces  de  la  rive 
gauche ,  nous  ne  voulons  point  parler  ici  de  la  rive  droite , 
doivent  être  de  grandes  municipalités  fleurissant  sous  le  pro- 
tectorat d'un  grand  état.  Quel  sera  ce  protectorat  ?  celui  de  la 
France,  ou  celui  de  la  Prusse  ?  celui  de  Paris,  ou  celui  de 
Berlin  ?  Voilà  la  question. 

Sur  les  bords  du  Rhin  les  réminiscences  de  l'histoire,  les 
habitudes  de  la  religion  ,  les  méthodes  de  la  science  sont  alle- 
mandes ;  mais  la  législation ,  les  idées  poUtiques  et  positives , 
sont  françaises.  La  Prusse  a  dû  respecter  l'influence  du  Code 
Napoléon,  comme  nous  devrions  à  notre  tour  respecter  et 
cultiver  les  traditions  de  la  science  allemande  qui  fleurità  Bonn. 
Cologne ,  qui  ne  compte  aujourd'hui  que  soixante-quatre  mille 
habitans,  incline  à  la  liberté  et  à  l'indépendance ,  et  les  rencon- 
trerait mieux  du  côté  de  la  France  que  du  côté  de  la  Prusse, 
trêves  aime  peu  la  domination  protestante  de  Berlin,  et  croirait 
respirer  plus  librement  sous  une  influence  catholique.  La  Prusse 
a  voulu  établir  sur  les  bords  du  Rhin  le  règne  moral  de  la  science 
et  du  protestantisme  germanique:  le  18  octobre  1818  .  anniver- 
saire de  la  bataille  de  Leipsig,  elle  a  fondé  l'université  de  Bonn; 
mais  elle  a  été  contrainte  de  la  partager  entre  la  foi  catholique 
et  la  foi  de  Luther.  De  même ,  au  milieu  de  ses  soins  pour  ral- 
lumer le  fanatisme  allemand ,  elle  a  été  forcée  de  laisser  debout 
la  foi  française. 

Les  peuplesdeln  rive  gauche  n'aimentni  nehaïssenlla  France 

27 


318  REVUE  DE  PARIS. 

et  la  Prusse  pour  elles-mêmes;  mais  elles  désireront  Tamitié 
de  la  puissance  la  plus  bienfaisante.  Il  serait  insensé  de  faire  de 
la  conquête  des  provinces  rhénanes  le  but  unique  d'une  guerre, 
et  de  vouloir  administrer  Cologne  et  Aix-la-Chapelle  comme 
une  ville  de  Champagne  ou  de  Normandie.  Hormis  Landaw, 
Sarrlouis ,  et  Sarrbruch ,  anciennes  possessions  françaises ,  la 
France  ne  doit  rien  demander  qu'aux  intérêts  positifs  des  po- 
pulations riveraines.  Qu'elle  se  relève  elle-même  de  l'abaisse- 
ment de  sa  politique  ;  qu'en  s'abandonnant  au  cours  heureux 
de  ses  qualités  naturelles,  elle  se  montre  bonne,  vaillante, 
humaine,  désintéressée,  alors  elle  verra  venir  les  peuples  à  elle  ; 
ce  n'est  pas  une  condition  malheureuse  que  la  protection  de  la 
France.  Les  peuples  de  la  rivegauche  pourront  trouver  un  jour 
plus  de  douceur  et  de  félicité  à  reconnaître  la  suzeraineté  de 
Paris  que  celle  de  Berlin. 

Entre  la  Prusse  et  la  France,  il  y  aura  nécessairement  une 
émulati  on  ardente.  A  qui  la  palme  de  la  civilisation  et  de  l'intel- 
ligence ?  à  qui  un  jour  le  prix  du  combat  ?  On  peut  dire  de  la  rive 
du  Rhin  comme  de  la  succession  d'Alexandre  :  Ju  plus  digne. 

La  grandeur  de  la  Prusse ,  s'accomplissant  dans  ses  voies  na- 
turelles ,  ne  saurait  répugner  à  la  France.  Si  les  stipulations  du 
congrès  de  Vienne  n'eussent  point  amené  la  Prusse  sur  les  bords 
du  Rhin,  nous  n'aurions  pas  géographiquement  de  raison  pour 
la  combattre.  Puisque  la  monarchie  prussienne  aspire  à  s'élever 
de  plus  en  plus  comme  la  têle  du  corps  germanique ,  elle  doit 
chercher  à  s'enraciner  au  milieu  de  l'Europe,  et  non  pas  à  se 
prolonger  dans  des  extrémités  qu'elle  ne  pourrait  pas  toujours 
défendre.  Elle  doit  représenter  la  race  allemande  entre  la  race 
slave  et  la  race  romano-celte. 

La  vraie  politique  consiste  dans  l'obéissance  à  la  nature  des 
choses.  Les  petits  états  sont  les  satellites  nécessaires  des  grands 
empires.  La  Saxe  incUne  à  la  domination  prussienne  inévitable- 
ment ,  et  Dresde  un  jour  doit  obéir  à  Berlin,  La  même  cause  en- 
traînera le  Hanovre. 

La  même  cause  doit,  dans  l'avenir,  investir  la  France  de  la 
Belgique,  et  Bruxelles  doit  dépendre  de  Paris,  comme  Dresde  de 
Berlin.  La  Belgique  est  une  province  fertile ,  connaissant  les 
prospérités  de  la  vie  civile  et  matérielle  ,  mais  ne  pouvant  ob- 
tenir seule  refficacité  de  la  vie  politique.  Elle  a  besoin  de  tenir 


REVUE  DE  PARIS.  319 

à  un  autre  corps  ;  la  Hollande  ne  lui  convient  pas  :  lier  ensem- 
ble Bruxelles  et  Amsterdam,  c'est  en  vérité  attacher  un  quadru- 
pède à  un  poisson.  Mais  la  France  offre  naturellement  son  protec- 
torat à  un  pays  qui  parle  sa  langue  et  se  nourritde  sa  littérature. 

Le  lion  de  Waterloo  n'est  point  un  obstacle  éternel  à  ce  que 
la  France  attire  la  Belgique  ;  on  peut  le  renverser.  Waterloo  a 
été  l'épilogue  pathétique  d'une  lutte  de  vingt  années  où  tour  à 
tour  la  France  a  défendu  et  sacrifié  la  liberté,  où  elle  a  secouru 
et  opprimé  l'indépendance  des  peuples,  où  les  principes  de  droit 
et  de  justice  finirent  par  se  confondre  et  se  déplacer  violemment. 
Si  de  nouvelles  guerres  s'entamaient,  la  cause  en  serait  claire 
à  tous ,  et  jamais  les  hommes  ne  se  seraient  battus  avec  pUis  de 
réflexion.  Quant  à  la  fortune ,  puisqu'elle  a  souvent  protégé  les 
folies  de  notre  gloire,  pourquoi  refuserait-elle  ses  faveurs  à 
l'excellence  de  notre  droit  ? 

L'Allemagne  est  assise  au  milieu  de  l'Europe  ;  elle  a  pour  elle 
l'antiquité  des  souvenirs,  la  force  dans  le  présent,  et  un  avenir 
obscur  dont  les  ténèbres  se  dissiperont  à  la  lumière  d'une  gloire 
inconnue.  La  Prusse  lui  prête  la  puissance  acérée  de  l'épée, 
l'Autriche  les  traditions  de  l'empire  des  Césars ,  la  Saxe  la  foi 
vivante  de  la  réforme ,  la  Bavière  la  poésie  d'un  catholicisme 
presque  italien.  Nouvelle  avec  la  monarchie  de  Frédéric,  anti- 
que par  les  successeurs  de  la  maison  de  Hapsbourg,  protestante 
avec  Luther ,  catholique  avec  Munich  et  le  Tyrol ,  l'Allemagne 
a  tous  les  aspects.  Déjeunes  monarchies  constitutionnelles  s'ef- 
forcent de  se  développer  dans  son  sein  ;  les  duchés  et  les  princi- 
pautés travaillent  à  retenir  leur  importance  individuelle  ;  quatre 
villes,  reste  de  l'ancienne  Hanse,  et  qu'on  appelle  encore  libres, 
représentent,  comme  dans  la  Grèce  antique,  l'opulence  indé- 
pendante du  travail  et  du  commerce  :  cependant  l'Autriche  cher- 
che à  retenir  la  nation  sur  le  penchant  du  siècle;  la  Prusse,  se 
trompant  de  mission  et  de  devoir,  veut ,  de  son  côté ,  enfermer 
la  liberté  dans  le  cercle  de  la  métaphysique  et  de  la  religion. 
C'est  avec  ces  forces  et  ces  dispositions  entre  le  passé  et  l'ave- 
nir ,  entre  la  Russie  et  la  France ,  entre  le  Rhin  et  l'Oder,  que 
l'Allemagne  féodale  et  métaphysique,  morcelée  et  vivante, 
idéaliste,  rêveuse,  jeune,  pleine  d'espoir  et  de  vigueur  ,  cher- 
che la  loi  de  ses  destinées  et  de  sa  grandeur.  Lerminier. 
{Extrait  de  la  Revue  des  Deux-Mondes.) 


LUCIE. 

ÉLÉGIE, 


Mes  chers  amis ,  quand  je  mourrai , 

Plantez  un  saule  au  cimetière. 

J'aime  son  feuillage  éploré  ; 

La  pâleur  m'en  est  douce  et  chère  , 

Et  son  ombre  sera  légère 

A  la  terre  où  je  dormirai. 

Un  soir,  nous  étions  seuls  ;  j'étais  assis  près  d'elle. 

Elle  penchait  la  tête,  et  sur  son  clavecin 

Laissait,  tout  en  rêvant,  flotter  sa  blanche  main. 

Ce  n'était  qu'un  murmure  ;  on  eût  dit  les  coups  d'ai  le 

D'un  zéphyr  éloigné  glissant  sur  des  roseaux, 

Et  craignant  en  passant  d'éveiller  les  oiseaux. 

Les  tièdes  voluptés  des  nuits  mélancoliques 

Sortaient  autour  de  nous  du  calice  des  fleurs. 

Les  marronniers  du  parc  et  les  chênes  antiques 

Se  berçaient  doucement  sous  leurs  rameaux  en  pleurs. 

Nous  écoulions  la  nuit  ;  la  croisée  entr'ouverte 

Laissait  venir  à  nous  les  parfums  du  printemps  ; 

Les  vents  étaient  muets  ;  la  plaine,  était  déserte  ; 

Nous  étions  seuls,  pensifs  ,  et  nous  avions  quinze  ans. 

Je  regardais  Lucie.— Elle  était  pâle  et  blonde. 

Jamais  deux  yeux  plus  doux  n'ont  du  ciel  le  plus  pur 

Sondé  la  profondeur ,  et  réfléchi  l'azur. 

Sa  beauté  m'enivrait  ;  je  n'aimais  qu'elle  au  monde. 


REVUE  DE  PARIS.  321 

Mais  je  croyais  Taimer  comme  on  aime  une  sœur  , 
Tant  ce  qui  venait  d'elle  était  plein  de  pudeur  ! 

Nous  nous  tftnies  long-temps  ;  ma  main  toucliait  la  sienne. 

Je  regardais  rêver  son  front  triste  et  charmant , 

Ft  je  sentais  dans  l'ame,  à  cliaque  battement , 

Combien  peuvent  sur  nous ,  pour  guérir  toute  peine , 

Ces  deux  signes  jumeaux  de  paix  et  de  bonheur , 

Jeunesse  de  visage ,  et  jeunesse  de  cœur. 

La  lune ,  en  se  levant  dans  un  ciel  sans  nuage  , 

D'un  long  réseau  d'argent  tout  à  coup  l'inonda. 

Elle  vit  dans  mes  yeux  resplendir  son  image  ; 

Son  sourire  semblait  d'un  ange  ;  elle  chanta. 

Elle  chanta  cet  air  qu'une  fièvre  brûlante 
Arrache ,  comme  un  triste  et  profond  souvenir  , 
D'un  cœur  plein  de  jeunesse  et  qui  se  sent  mourir  ; 
Cet  air  qu'eu  s'endormant  Desdemona  tremblante  , 
Posant  sur  son  chevet  son  front  chargé  d'ennuis  , 
Comme  un  dernier  sanglot  soupire  au  sein  des  nuits. 

D'abord  ses  accens  purs ,  empreints  d'une  tristesse 
Qu'on  ne  peut  définir ,  ne  semblèrent  montrer 
Qu'une  faible  langueur,  et  cette  douce  ivresse 
Où  la  bouche  sourit ,  et  les  yeux  vont  pleurer. 
Ainsi  qu'un  voyageur,  couché  dans  sa  nacelle. 
Qui  se  laisse  au  hasard  emporter  au  courant , 
Qui  ne  sait  si  la  rive  est  perfide  ou  fidèle  , 
Si  le  fleuve  à  la  fin  devient  lac  ou  torrent  ; 
Ainsi  la  jeune  fille ,  écoutant  sa  pensée, 
Sans  crainte ,  sans  effort,  et  par  sa  voix  bercée  , 
Sur  les  flots  enchantés  du  fleuve  harmonieux 
S'éloignait  de  la  rive  en  regardant  les  cieux. 

Déjà  le  jour  s'enfuit  ;  le  vent  souffle  !  silence  ! 
La  terreur  brise,  étend,  précipite  les  sons  ; 
Sous  les  brouillards  du  soir  le  meurtrier  s'avance  , 
Invisible  combat  de  l'homme  et  des  démons  ! 

27 


3â2  REVUE  DE  PARIS. 

A  l'action,  lago  l  Cassio  meurt  sur  la  place. 

Est-ce  un  pêcheur  qui  chante?  est-ce  le  vent  qui  passe? 

Écoute,  moribonde!  il  n'est  pire  douleur 

Qu'un  souvenir  heureux  dans  les  jours  de  malheur. 

Mais  lorsque  au  dernier  chant  la  redoutable  flamme 
Pour  la  troisième  fois  vient  repasser  sur  l'arae 
Déjà  prête  à  se  fondre,  et  que,  dans  sa  frayeur, 
L'enfant  presse  en  criant  sa  harpe  sur  son  cœur... 
La  jeune  fille  alors  sentit  que  son  génie 
Lui  demandait  des  sons  que  la  terre  n'a  pas  ; 
Soulevant  jusqu'à  Dieu  des  sanglots  d'harmonie. 
Mourante,  elle  oubliait  l'instrument  dans  ses  bras. 
0  Dieu  !  mourir  ainsi,  chaste  et  pleine  de  vie  ?... 
Mais  tout  avait  cessé,  le  charme  et  les  terrc-urs. 
Et  la  femme  en  tombant  ne  trouva  que  des  pleurs. 

Pleure,  le  ciel  te  voit  f  pleure,  fille  adorée  f 

Laisse  une  douée  larme  au  bord  de  tes  yeux  biens 

Briller  et  s'écouler  comme  une  étoile  aux  cieux  F 

Bien  des  infortunés  dont  la  cendre  est  pleurée 

Ne  demandaient,  pour  vivre  et  pour  bénir  leurs  maux , 

Qu'une  larme, — une  seule  !  —  et  de  deux  yeux  moins  beaax  ? 

Fille  de  la  douleur ,  harmonie  f  harmonie  f 
Langue  que  pour  l'amour  inventa  le  génie  F 
Oui  nous  vint  d'Italie,  et  qui  lui  vint  des  cieux  ! 
Douce  langue  du  cœur,  la  seule  où  la  pensée  y 
Cette  vierge  craintive,  et  d'une  ombre  offensée. 
Passe  en  gardant  son  voile ,  et  sans  craindre  les  yeux  ? 
Qui  sait  ce  qu'un  enfant  peut  entendre  et  peut  dire , 
Dans  tes  soupirs  divins  nés  de  l'air  qu'il  respire. 
Tristes  comme  son  cœur,  et  doux  comme  sa  voix  '•* 
On  surprend  un  regard,  une  larme  qui  coule; 
Le  reste  est  un  mystère  ignoré  de  la  foule , 
Comme  celui  des  flots,  de  la  nuit  et  des  bois  ! 

Nous  étions  seuls,  pensifs  ;  je  regardais  Lircie. 
L'écho  do  sa  romance  en  nous  semblait  frémir. 


REVUE  DE  PARIS.  325 

Elle  appuya  sur  moi  sa  tète  appesantie... 
Sentais-tu  dans  ton  cœur  Desdeniona  gémir, 
Pauvre  enfant  ?  Tu  pleurais  ;  sur  ta  bouche  adorée 
Tu  laissas  tristement  mes  lèvres  se  poser, 
Et  ce  fut  ta  douleur  qui  reçut  mon  liaiser. 
Telle  je  t'embrassai,  froide  et  décolorée, 
Telle  deux  mois  après  tu  fus  mise  au  tombeau. 
Telle,  ô  ma  chaste  fleur,  tu  t'es  évanouie. 
Ta  mort  fut  un  sourire  aussi  doux  que  ta  vie. 
Et  tu  fus  rapportée  à  Dieu  dans  ton  berceau. 

Doux  mystères  du  toit  que  l'innocence  habite, 
Chansons,  rêves  d'amour,  rires,  propos  d'enfant. 
Et  toi ,  charme  inconnu  dont  rien  ne  se  défend, 
Qui  fit  hésiter  Faust  au  seuil  de  Marguerite, 
Candeur  des  premiers  jours,  qu'êtes-vous  devenus  ? 

Paix  profonde  à  ton  arae,  enfant  !  à  ta  mémoire  ! 
Adieu!  ta  blanche  main  sur  le  clavier  d'ivoire 
Durant  les  nuits  d'été  ne  voltigera  plus... 

Mes  chers  amis,  quand  je  mourrai, 
Plantez  un  saule  au  cimetière , 
J'aime  son  feuillage  éploré , 
La  pâleur  m'en  est  douce  et  chère, 
Et  son  ombre  sera  légère 
A  la  terre  où  je  dormirai. 

Alfred  de  Musset. 
(  Extrait  de  la  Revue  des  Deux-Mondes.) 


Cljrantque* 


-  THÉÂTRES.  —  COMÉDIE-FRANÇAISE.  — Lc  succès  du  bcau  drame 
d'AivGELO  suit  une  marche  de  progression.  Tout  ce  que  Paris 
renferme  de  gens  sensibles  aux  émotions  d'art  et  aux  effets 
dramatiques  veut  voir  réunis  les  beaux  talens  de  M"«  Mars,  de 
jlmo  Dorval  et  de  Beauvallet.  La  dernière  recette  s'est  élevée  à 
5,000  francs.  C'est  un  chiffre  effacé  depuis  long-temps  sur 
les  livres  de  compte  du  Théâtre-Français.  La  direction  est  heu- 
reuse d'êtie  ainsi  préparée  contre  le  malheur  inévitable  qui  va 
fondre  sur  elle.  M.  G.  Drouineau,  sorti  de  son  tombeaut;omme 
une  nonne  du  troisième  acte  de  Robert  ,  va  bientôt  mettre  en 
répétition  son  funèbre  Don  Juan  d'Autriche. 

Espérons  que  M.  Drouineau  vivra  long-temps  encore  ;  mais 
espérons  que  son'drame  mourra ,  et  qu'une  fois  mort ,  il  ne  vou- 
dra pas  revivre.  On  reçoit  dans  la  société  un  homme  ressuscité, 
mais  on  siflle  au  théâtre  un  mauvais  drame  revenant. 

—  PALAIS-ROYAL.  —  VAUDEVILLE.  —  LES  CROIX  D'OR.  —  QUC 

les  phénomènes  du  vaudevillisme  sont  variés  !  Voilà  une  pluie 
de  croix  </'or  qui  vient  inonder  nos  théâtres ,  comme  il  tombe 
ici  des  pierres  détachées  de  la  lune ,  là  une  pluie  de  grenouilles  , 
ou  une  pluie  de  feu ,  ou  une  pluie  de  sauterelles.  Par  <iuelle 
simultanéité  sympathique  douze  ou  quinze  hommes  lisent-ils 
le  même  soir ,  à  la  même  heure ,  le  même  livre ,  avec  la  même 
préméditation  ?  Comment  se  fait-il  qu'un  livre  assez  ignoré  , 
l'if  DE  cROissEY,  par  M.  Maurice  Saint-Aguet,  soit  tombé  en 
même  temps  aux  mains  de  MM.  Brasier  et  Mélesville,  de 
MM .  Bayard  et  Gabriel,  queles  acteurs  des  deux  théâtres  aient  mis 
leur  mémoire  au  pas ,  et  qu'à  huit  heures  sonnantes ,  aux  deux 
théâtres ,  le  phénomène  se  soit  déclaré  ?  Sachez  que  le  déluge 


REVUE  DE  PARIS.  3âS 

des  croix  d'or  n'est  pas  fini  :  vous  pouvez  rester  dans  votre 
arche  ;  les  l'ariétés ,  Y  Opéra  lui-même  vont  être  submergés  ; 
c'est  une  pluie  qui  va  durer  quarante  jours  comme  celle  de  saint 
Médard  :  tous  les  vaudevillistes  vont  cracher  des  croix  d'or 
comme  les  dragons  du  grand  bassin  de  Versailles  vomissent  de 
l'eau  de  Marly.  Pour  en  finir  avec  cette  métaphore  et  en  pren- 
dre une  autre ,  une  quantité  de  vaudevillistes  de  Paris  viennent, 
dit-on  ,  de  s'atteler  sur  le  roman  de  M.  de  Saint-Aguet. 

Tous  les  systèmes  d'attelage  ont  été  employés  :  l'attelage  à 
deux ,  c'est-à-dire ,  quand  les  deux  auteurs  ont  un  égal  degré 
d'intelligence  ;/a  demi-daumont ,  quand  un  des  deux  est  plus 
fort ,  plus  ardent  que  son  camarade ,  et  devient  le  porteur  ; 
l'arbalète  représente  deux  vaudevillistes  dont  l'un ,  qui  est  dans 
les  brancards,  a  faille  plan,  le  canevas  du  dialogue ,  tandis 
que  l'autre  a  rimé  les  couplets ,  fait  les  démarches  auprès  des 
théâtres  et  la  cour  aux  actrices  ;  l'attelage  à  quatre  devient  assez 
rare ,  l'attelage  à  trois  plus  fréquent  (  dans  ce  dernier  le  sous- 
verge  ne  fait  rien  )  :  il  reste  peu  d'exemples  d'un  vaudevilliste 
attelé  tout  seul,  en  demi-fortune.  Il  n'y  a  que  M.  Scribe  qui  ait 
les  reins  assez  forts  pour  s'y  prêter,  et  la  plupart  du  temps  il 
prend  un  vaudevilliste  de  renfort.  Peu  nous  importe,  au  reste, 
si  l'équipage  marche  et  roule  bien.  Le  fait  est  que  les  deux  cas 
de  croix  dor  observés  jusqu'ici  ont  été  heureux,  et  qu'un  suc- 
cès parallèle  les  a  accueillis  :  si  bien  qu'une  seule  analyse  peut 
servir  à  tous  deux.  En  1813,  un  conscrit  met  la  main  sur  le  n°  1, 
il  va  partir  ;  car  dans  ce  temps-là  on  partait  avec  tous  les  nu- 
méros, à  plus  forte  raison  avec  le  numéro  1.  Sa  sœur  désolée 
dit  qu'elle  donnerait  sa  main  à  celui  qui  remplacerait  son  frère, 
et,  pour  gage  de  cette  promesse,  elle  offrirait  au  remplaçant  sa 
croix  d'or. 

Un  jeune  homme  qui  entend  ce  vœu  sans  être  vu  trouve  le 
marché  excellent ,  se  fait  remettre  la  croix  d'or  par  le  sergent 
auquel  Catherine  l'a  remise ,  et  part  le  sac  sur  le  dos.  Au  bout 
de  deux  ans ,  un  officier  vient  habiter  le  village  de  Catherine , 
et  se  fait  aimer  d'elle.  Mais  à  quoi  bon  ?  sa  foi  est  engagée  ;  elle 
ne  livrera  son  cœur  et  sa  main  que  sur  le  vu  de  sa  croix  d'or. 
N'est-ce  que  cela?  l'officier  est  le  propriétaire  de  cette  croix 
d'or  ;  mais  il  ne  la  possède  plus.  Blessé  à  mort ,  il  l'a  confiée  au 
vieux  sergent  qui  vient  confirmer  cette  version ,  et  rendre  à  sou 


S26  REVUE  DE  PARIS 

capitaine  cette  croix  d'or,  lettre  de  change  symbolique ,  dont 
le  prix  est  Catherine.  Dès  la  seconde  scène,  la  conclusion  de 
cette  historiette  est  prévue.  L'intérêt  consiste  dès-lors  dans  les 
détails  ;  ils  sont  également  spirituels ,  également  attachansdans 
les  deux  croix  d'or  ,  comme  ils  le  seront  au  même  degré  dans 
celles  qui  vont  nous  arriver.  Un  amateur  qui  voudra  se  mettre 
au  courant  fera  bien  de  mettre  le  matin,  dans  un  chapeau,  le 
nom  des  théâtres  enrichis  àe  croix  d'or,  et  de  tirer  au  sort 
celui  qui  sera  honoré  de  sa  présence  ;  il  aura  partout  une  Ca- 
therine ,  un  conscrit ,  un  remplaçant  et  un  vieux  sergent  qui 
s'appellera  Austerlitz,  Marengo,  TVagram  ou  Lodi. 


LES  RUINES. 

J'étais  auprès  de  toi ,  la  main  pressait  ma  main. . . 
Nous  marchions  lentement  vers  ces  hautes  murailles 
Qu'éveillait  autrefois  le  clairon  des  batailles , 
Et  dont  le  pâtre  seul  sait  encor  le  chemin. 

Je  prêtais  à  ta  voix  une  oreille  attentive , 
Car  elle  avait  des  sons  doux  et  mystérieux. 
Comme  le  flot  d'été  qui  caresse  la  rive  , 
Comme  le  jour  qui  luit  dans  l'azur  de  tes  yeux. 

Vu  voulus  visiter  l'église  solitaire 
Où,  dans  tes  jours  de  deuil,  seule  avec  ta  douleur  , 
Tu  venais ,  fléchissant  le  genou  sur  la  pierre , 
Verser  aux  pieds  du  Christ  les  chagrins  île  ton  cœur. 

Là  s'élevait  pour  toi  le  marbre  funéraire 
Qui  couvre  de  son  ombre  un  gazon  consacré  ; 
El  je  vis  ton  regard  se  baisser  vers  la  terre 
Sur  ces  restes  si  chers  à  ton  cœur  déchiré. 

•(  Mon  père  \ ....  disais-tu ,  c'est  ici  qu'il  sommeille , 
n  Mais  son  ame  est  au  sein  de  son  divin  sauveur  : 
i>  Je  le  vois  dans  les  cieUx  qui  pour  moi  prie  et  veille  ; 
»  La  paix  demi  il  jouit  redescend  dans  mon  cœur.  >» 


REVUE  DE  PARIS.  327 

Cependant  le  soleil  poursuivait  sa  carrière  ; 
L'oiseau  volait  aux  bois  et  l'abeille  à  ses  fleurs  ; 
Mais  à  ce  doux  tableau  tu  voilais  ta  paupière  , 
Et  je  sentais  mes  yeux  se  mouiller  de  tes  pleurs. 

Bientôt  ton  pied  sur  la  colline 
Gravit  l'humble  sentier  qui  fuit  , 
Tourne ,  serpente  et  se  dessine 
Comme  un  ruisseau  que  l'œil  poursuit. 

Nous  marchons,  puis  marchons  oncore 
A  l'ombre  des  vieux  châtaigniers  , 
Qu'un  rayon  de  pourpre  colore 
Reflété  sur  les  verts  noyers. 

Près  de  nous  la  source  sonore 
Descend  la  pente  des  coteaux , 
Et  dans  les  airs  elle  évapore 
La  blanche  écume  de  ses  eaux. 

Mais  ton  pied  glisse  sur  la  pierre , 
Et  ton  bras,  ô  mon  doux  fardeau  , 
S'enlace  au  mien  comme  le  lierre 
Se  prend  aux  branches  de  l'ormeau. 

Hâtons-nous,  car  l'ombre  s'allonge, 
Et  déjà  sur  le  mont  lointain 
Le  soleil  s'abaisse ,  et  se  plonge 
Dans  un  océan  de  carmin. 

Un  pas  encor,  le  terme  est  proche  : 
Redresse-toi ,  charmant  roseau  ; 
Déjà  tu  touches  à  la  roche 
Où  s'assied  l'antique  château. 

Les  voilà ,  ces  débris  d'un  âge  poétique , 
Siècles  retentissaus  de  combats  et  d'amour  : 
Voilà  le  seuil  massif  et  le  large  portique 
Que  gardait  dans  la  nuit  le  soldat  au  pas  lourd. 


REVUE  DE  PARIS. 

Voici  le  mur  croulant  qui  charme  l'œil  des  peintres. 
Et  la  tour  octogone  avec  ses  noirs  créneaux , 
Ses  balustres  rompus,  ses  ogives  ,  ses  cintres , 
Et  le  jet  vigoureux  de  ses  hardis  arceaux. 

Voici  le  marbre  usé  de  la  chapelle  sainte 
Qui  vit  les  pleurs  d'amour  en  secret  épanchés  : 
0  vous  qui  les  versiez,  voici  l'étroite  enceinte 
Où  pour  un  long  sommeil  vous  vous  êtes  couchés. 

Fiers  barons  endormis,  mon  esprit  vous  évoque  : 
Debout,  varlets,  servans,  pages  et  chevaliers  ; 
Vous  qui  portiez  le  casque,  ou  la  plume,  ou  la  toque  ; 
Debout,  faucons  criards ,  et  vous ,  ardens  coursiers  ! 

Debout,  ô  vous  surtout,  aux  yeux  bleus,  au  cœur  tendre, 
Vous,  l'honneur  de  ces  murs ,  et  qui  dormez  aussi , 
Châtelaine  timide,  et  qu'amour  ne  peut  prendre 
Qu'après  un  long  servage  et  demandant  merci. 

Emplissez  ces  paliers,  peuplez  ces  cours  désertes, 
Redescendez  encor  dans  la  salle  au  festin... 
Quoi  !  déjà  refermer  vos  tombes  enlr'ouverles  !... 
Minuit  n'a  pas  pourtant  sonné  dans  le  lointain.. 

Restes  forts  et  superbes , 
Ainsi ,  planant  sur  vous , 
,1e  rêvais  dans  vos  herbes 
Assis  à  ses  genoux. 

Le  flot  de  ma  pensée 
Allait  et  revenait , 
Comme  l'onde  bercée 
Sur  le  bord  qui  lui  plaît. 

La  brise  de  la  plaine 
Jouait  dans  ses  cheveux  , 
Et  de  sa  douce  haleine 
iXous  caressait  tous  deux. 


REVUE  DE  PARIS.  329 

Pensive  et  recueillie, 

Elle  me  regardait. 

Et  la  mélancolie 

Dans  son  cœur  descendait. 

Mais  déjà  venait  l'heure 
Où,  noyé  dans  ses  feux , 
L'astre  du  jour  effleure 
L'occident  radieux. 

Alors  nous  nous  levâmes , 
Et  tous  deux  lentement 
A  regret  nous  quittâmes 
L'antique  monument. 

Puis,  tournant  la  colline 
Qui  dérobe  à  nos  yeux 
Le  lac  où  se  dessine 
L'image  de  ces  lieux  , 

Nous  cherchons  une  place 
Sur  cet  étroit  plateau 
D'où  le  regard  embrasse 
Tout  un  monde  nouveau. 

Quel  merveilleux  tableau  se  déroule  à  ma  vue  ! 
Çu'il  étonne  mon  ame ,  et  qu'il  parle  à  mon  cœur  ! 
Une  terreur  secrète  y  descend  imprévue , 
Et  l'incline  au  Seigneur. 

Oui,  c'est  bien  là  ton  œuvre ,  architecte  sublime  ! 
Ta  main  s'ouvrit  ici  sans  mesurer  ses  dons  : 
Ta  puissance  se  lit  sur  le  front  de  l'abîme  , 
Ta  gloire  sur  ces  monts  ! 

Ta  bonté  sur  ces  champs ,  ta  grâce  sur  ces  rives , 
Car  tu  n'as  pas  voulu  la  crainte  sans  l'amour  ; 
Et  pour  qu'en  nous,  Seigneur,  tu  régnes  et  tu  vives , 
Après  ta  nuit,  ton  jour. 
TOME  V.  28 


330  REVUE  DE  PARIS. 

Mais  dans  ton  œuvre  immense  en  vain  tout  te  proclame.. 
Vois,  Elvire,  ces  monts,  ces  champs,  ces  bois,  ces  ci  eux , 
Ils  seraient  morts  pour  moi  sans  la  céleste  flamme 
Qui  s'allume  à  tes  yeux  ! 

C'est  elle  qui  là-bas  empourpre  ces  nuages, 
Qui  jette  ses  reflets  sur  ces  prés  et  ces  eaux  , 
Qui  dore  ces  guérets,  argenté  ces  rivages. 
Et  se  mire  à  leurs  flots. 

C'est  elle ,  quand  l'aurore  a  déchiré  ses  voiles , 
Qui  brille  au  firmament  sur  son  front  radieux; 
C'est  elle  qui ,  la  nuit,  étincelle  aux  étoiles , 
Et  scintille  à  mes  yeux. 

Partout,  sur  ces  rochers,  ces  vallons,  ces  collines , 
Du  flambeau  qui  me  luit  tu  fais  jaillir  les  feux  ; 
Partout,  astre  charmant,  partout  où  tu  t'inclines 
Sur  ce  cœur  amoureux  ! 

Ferdiivand  de  Wegmann  , 
(de  Genève). 


VARIÉTÉS.  —  VAUDEVILLE.  —,  LE  PÈRE  GORIOT.  —  DcS  dCUX 

PÈRES  Goriot,  un  seul  a  survécu,  celui  des  Variétés.  Le  Vaude- 
ville a  égorgé  le  sien  d'assez  bonne  grâce  ;  aussi  n'en  parlerons- 
nous  que  pour  faciliter  un  rapprochement.  Sur  tous  les  deux,  il 
est  une  chose  utile  à  dire,  c'est  qu'il  était  impossible  de  faire  une 
bonne  pièce  de  théâtre  avec  le  roman  si  vrai  de  M.  de  Balzac. 
L'amour  du  père  Goriot  pour  ses  filles  est  tellement  idéal  qu'il  a 
besoin  d'être  expliqué  à  l'aide  des  développemens  les  plus  éten- 
dus ,  et  que  l'auteur  a  dû  recourir  à  des  efforts  de  psychologie 
incroyables.  Si  vous  supprimez  un  seul  des  anneaux  de  cette 
chaîne  de  dévouement ,  tous  les  autres  dévouemens  deviennent 
des  folies  dignes  de  pitié.  Or,  la  scène  en  vit  pas  de  monologues, 
de  méditations,  de  syllogismes,  mais  de  mouvement,  d'action  ; 
alors  il  faut  bouleverser  le  Père  Goriot  de  M.  de  Balzac,  faire 
ici  de  Vautrin  un  honnête  homme,  là  du  père  Goriot  un  père 


REVUE  DE  PARIS.  Ô31 

qui  a  encore  500,000  francs ,  ce  qui  n'est  plus  d'un  vrai  père 
(.îoriot;  lui  ôter  une  fille  comme  au  Vaudeville,  lui  en  donner 
une  troisième  comme  aux  Variétés ,  total  :  quatre  pour  deux 
théâtres,  l'un  portant  l'autre,  ce  qui  revient  au  même. 

Il  est  de  si  mauvais  goût  d'insister  sur  les  fautes  des  gens  qui 
les  confessent ,  que  nous  laissons  dormir  en  paix  le  Goriot  de 
MM.  Ancelot  et  Paulin  ,  dans  lequel  on  remarquait  une  volonté 
assez  formelle  d'oublier  la  composition  du  livre.  Il  n'y  a  plus  à 
s'occuper  que  du  Goriot  de  la  raison  sociale  Théaulon ,  Jairae 
et  Comberou»se ,  qui  s'est  mieux  trouvé  d'une  imitation  plus 
servile.  Outre  la  haroime  et  la  comtesse  ,  ce  Goriot  a  donc  une 
fille  naturelle  qu'il  a  abandonnée,  pour  laipielle  il  tient  en  ré- 
serve un  caj)ital  de  500,000  francs ,  et  que  Vautrin  a  recueillie, 
Vautrin  ,  qui  sait  le  prix  d'un  pareil  secret,  ne  veut  le  lâcher 
qu'à  bon  escient.  Il  propose  donc  à  Raslignac  d'épouser  une  dot 
de  500,000  francs,  moyennant  une  remise  de  100,000;  mais 
Rastignac  refuse  ses  offres ,  parce  qu'il  est  amoureux  d'une  pe- 
tite fille  qui  est  précisément  l'enfant  naturel  du  père  Goriot  et 
l'héritière  que  Vautrin  voulait  escompter.  Mais  le  mystère  de 
cette  naissance  se  révèle;  la  réalisation  des  espérances  de  Ras- 
tignac s'opère  gratuitement  :  il  n'en  coûte  pas  un  sou  au  jeune 
amoureux ,  il  n'en  revient  pas  un  liard  à  Vautrin.  Celui-ci ,  ne 
pouvant  empêcher  la  reconnaissance  du  père  et  de  l'enfant, 
vient  lui-même  la  précipiter,  en  se  posant  comme  honnête 
homme,  u  Je  suis  volé,  dit-il  ;  j'ai  fait  une  bonne  action,  n 

Le  seul  reproche  qu'on  puisse  faire  à  l'ouvrage  de  M.  Théau- 
lon, c'est  de  ne  rien  apprendre  de  nouveau  :  on  connaît  tous 
ses  personnages,  déjà  on  les  a  vus  agir;  on  se  rappelle  la  pein- 
ture si  fidèle  de  la  pension  bourgeoise ,  on  a  médité  sur  le  Père 
Goriot  et  son  terrible  abandon,  admiré  l'affreuse  poésie  de 
Vautrin.  A  cela  près  qu'elle  n'apprend  rien,  n'invente  rien, 
cette  pièce  est  spirituelle ,  bien  conduite ,  et  surtout  fort  ap- 
plaudie. Si  le  roman  de  M.  de  Balzac  n'existait  pas ,  ce  serait  un 
petit  chef-d'œuvre  :  si  les  éloges  circulaires  de  l'administration 
des  Variétés  n'avaient  pas  fait  dire  à  tous  les  journaux  que  Ver- 
net,  comme  père  Goriot,  était  aussi  beau  que  Bouffé  comme 
PÈRE  Grandet,  nous  aurions  été  heureux  de  faire  ce  rapproche- 
ment, qui  est  juste  et  vrai  :  Vernet  est  admirable! 


332  EVUE  R  DE  PARIS. 

—  P0RTE-SAIM-3IARTI>  — CROMWELI,    ET    CHARLES   I^' ,  par  M.  ' 

Cordelier  Delanoue.  —  On  a  fait  à  M.  Cordelier  le  reproche  d'avoir 
aiidacieiisement  massacré  rijistoire.  On  lui  aurait  à  aussi  bon 
droit  fait  le  reproche  de  l'avoir  servilement  copiée.  M.  Cordelier 
n'a  commis  qu'une  faute,  celle  de  faire  ce  drame ,  parce  qu'il  ne 
renfermait  aucun  germe  d'intérêt,  aucun  élément  d'action.  La 
grande  réforme  d'Angleterre  n'est  pas  un  coup  de  main  ,  un 
mouvement  populaire,  ou  le  dénoûment  d'une  conspiration  dont 
les  incidens  peuvent  se  ramaser  dans  un  petit  cercle ,  et  qu'un 
auteur  peut  tenir  danssa  main,  pour  les  disposer  dans  un  nombre 
d'actes  convenu.  Préparée  de  loin,  elle  a  marché  à  petits  pas, 
procédé  par  des  effets  graduels ,  éclaté  à  coup  sûr;  bien  différente 
de  ces  insurrections  dont  le  sort  se  joue  dans  une  bataille.  La 
vie  de  Charles  l"  n'a  pas  été  en  sûreté  la  veille  du  jour  où  il  fut 
décapité.  Sa  tête,  long-temps  disputée,  n'est  tombée  que  devant 
un  arrêt  formulé  depuis  long-temps ,  et  dicté  à  la  chambre  des 
communes  par  l'influence  calme  et  méditative  d'Olivier  Cromwell; 
et  comme  on  ne  peut  au  théâtre  alourdir  un  fait  d'histoire  par  des 
préparations  pohtiques  et  des  considérations  sociales  sur  l'état 
des  esprits  d'un  peuple  ;  comme  il  faut ,  au  théâtre ,  écouter  la 
voix  du  public,  qui  vous  dit  sans  cesse:  n  Parle  si  tu  veux  ;  mais 
marche  en  parlant,  )>  il  n'y  a  pas  l'étoffe  d'un  drame  dans  cet 
épisode  de  l'histoire  d'Angleterre ,  qui  s'est  accompli  avec  des 
préparations  lentes  et  insaisissables.  M.  Cordelier  a  obéi  sans  s'en 
douter,  ou  en  la  reconnaissant,  à  cette  nécessité,  et  dès  lors  il 
s'est  jeté  dans  l'invention;  et  comme  l'invention,  en  général,  est 
chose  diffiicile,  il  n'a  trouvé  à  sa  disposition  que  les  moyens  vul- 
gaires de  la  mise  en  scène ,  pour  racornir  la  figure  de  Cromwell 
et  la  faire  entrer  à  grands  efforts  dans  le  petit  espace  de  ses  actes. 
On  ne  fait  jamais  injure  au  public  en  le  croyant  ignorant; 
c'est  uneprécaution  utile  :  à  tout  prix  il  faut  lui  donner  l'origine 
et  la  fin  d'un  personnage,  et  quand  on  ne  peut  l'initier  aux 
commencemens  ténébreux  de  la  vie  de  Cromwell ,  on  fait  comme 
M.  Cordelier  de  la  Noue ,  on  ment  à  l'histoire ,  pour  le  faire 
entrer  de  piano  sous  des  formes  saisissantes  dans  le  cadre  drama- 
tique. Le  Cromwell  de  M.  Delanoue  se  présente  chez  Strafford , 
ministre  de  Charles  î",  pour  vendre  à  l'homme  d'état  sa  personne, 
sa  conscience ,  sa  plume  ou  son  épée  selon  qu'on  voudra  faire  de 
Uii  un  libelliste  gagé, un  évêque  ou  un  capitaine. Strafford  mé- 


REVUE  DE  PARIS.  553 

connaît  la  portée  de  cet  esprit  et  n'attache  aucun  prix  à  la  con- 
quête d'Olivier  ,  qui  dès-lors  va  porter  dans  la  chambre  des 
communes  toutes  les  ardeurs  de  son  ressentiment.  Avant  d'être 
êconduit  complètement  par  le  ministre,  il  reste  cinq  minutes 
dans  son  cabinet ,  pendant  que  celui-ci  est  appelé  ailleurs  par 
un  message  important.  Comme cescinqminutessontemployées! 

Charles  h""",  entrant  dans  le  cabinet  de  Stralford,  voit  Olivier 
assis  et  occupé  devant  un  bureau  ,  et  ne  doutant  pas  que  ce  ne 
soit  un  secrétaire  intime  de  son  favori,  il  le  charge  de  porter 
une  proclamation  de  la  plus  haute  gravité  :  Olivier  sort  avec 
cette  pièce  et  s'en  va  la  porter  à  la  chambre  des  communes. 

Voilà  Charles  ]•=■■  posé  conmie  un  roi  de  la  plus  haute  imbécil- 
lité :  quel  moyen  !  A  paitir  de  ce  moment ,  la  vie  de  Cromwell 
marche  à  grands  pas ,  arrêtée  çà  et  là  par  quelques  incidens  du 
plus  mauvais  goût,  par  une  fille  séduite ,  par  une  tante  bavarde 
et  grossière  qui  veut  le  faire  arrêter  ;  situation  déplorable  et 
burlesque  dont  il  se  tire  par  une  farce  de  Scapin ,  et  comme  un 
Lovelace  de  mansarde.  StrafFord  est  condamné  à  mort;  le  peuple 
demande  sa  tête ,  et  comme  Charles  I®""  veut  user  de  son  droit 
de  grâce ,  Cromwell  force  Charles  !<"■  à  donner  la  tête  de  son 
favori.  Après  le  favori  vient  le  roi.  Car  les  i)euples  sont  ainsi 
faits  :  ils  prennent  goût  au  sang  ;  et  cette  ivresse  leur  dure 
long-temps.  Il  est  parfaitement  avéré  que  la  mort  de  Charles  !«•■ 
est  l'œuvre  méditée  de  Cronnvell;  mais  pour  rendre  son  héros 
intéressant,  peut-être  pour  en  faire  un  symbole  populaire, 
M.  Delanoue  veut  absolument  qu'il  soit  généreux,  et  qu'il 
tâche  de  sauver  les  jours  du  roi ,  après  avoir  fait  périr  son  mi- 
nistre responsable  :  lorsque  le  roi  d'Angleterre  est  conduit  au 
supplice,  Cromwell  est  en  scène ,  et  quand  la  hache  a  résonné 
sur  le  billot ,  le  protecteur  se  frappe  le  front  en  signe  de  deuil. 
A  l'instant  même ,  quatre  hommes  apportent  le  cadavre  royal 
dans  un  cercueil  de  velours  noir. 

Cette  imitation  animée  du  tableau  de  M.  Delaroche  est  d'une 
puérilité  impardonnable,  et  classe  l'ouvrage  de  M.  Delanoue 
dans  la  catégorie  des  drames  lithographiques  représentés  chez 
Franconi.  Après  avoir  défiguré  l'histoire,  M.  Delanoue  a  défi- 
guré le  langage  de  chacun.  Au  lieu  de  nous  lendre  les  illumi- 
nations puritaines  et  les  folies  bibliques  de  l'époque,  il  a  prêté 
à  ses  personnages  des  vues,  des  idées  et  un  style  de  ce  temps-ci. 


534  REVUE  DE  PARIS. 

Tout  l'ouvrage  est  écrit  dans  ce  jargon  démocratique  et  soi- 
disant  progressif  qui  nous  inonde,  sous  forme  de  pamphlets, 
de  journaux,  de  livres  et  de  drames.  Les  acteurs  ont  joué  comme 
des  acteurs  de  la  Porte-Saint-Marlin ,  avec  cette  uniformité  d'in- 
tonation, ce  déhanchement ,  ce  dél)it  saccadé  qui  les  rend  tous 
également  bons  ou  également  mauvais  :  on  ne  saurait  dire 
lequel  des  deux.  Jemma,  Lockroy ,  Mélingue,  personne  ne  peut 
les  distinguer,  tant  ils  affectent  de  se  ressemiiler ,  de  s'emprunter 
des  gestes  et  des  inflexions  de  voix,  dont  aucun  plus  qu'un 
autre  n'est  le  créateur.  L'habitude  de  dialoguer  ensemble  a 
nivelé  leur  intelligence  et  harmonisé  leur  diapason ,  à  ce  point 
que  la  couleur  de  leurs  hal)its  peut  seule  les  faire  reconnaître, 
la  pièce  de  M.  Cordelier-Delanoue  se  compose  de  cinq  actes  avec 
un  prologue,  autrement  dit,  six  actes.  Le  prologue,  c'est  le  dé- 
cime de  guerre  exigé  en  sus  de  l'impôt,  et  qu'on  ne  paie  pas  moins. 


LAURE. 

Laure,  ma  belle  enfant,  vous  demandez  pourquoi 

Ce  nom,  quand  je  l'entends,  me  trouble  malgré  moi; 

Et  votre  mère  alors  ,  feignant  quelque  mystère , 

En  souriant  tout  bas,  vous  gronde  et  vous  fait  taire; 

Car  votre  mère  est  belle ,  et  des  propos  trop  doux 

Ont  fait  son  cœur  léger ,  même  à  côté  de  vous. 

Votre  mère  est  rieuse,  et  sa  gaîté  frivole 

Sur  mon  trouble  bâtit  quelque  histoire  bien  folle.  ^ 

Je  le  vois  à  son  rire ,  à  son  air  triomphant , 

Et  pourtant  ce  n'est  rien  qu'un  souvenir  d'enfant. 

Ma  Laure  avait  douze  ans ,  j'étais  jeune  comme  elle. 
Je  ne  me  souviens  pas  si  Laure  était  bien  belle  ; 
Laure  était  une  enfant  blonde ,  avec  des  yeux  bleus 
Qui  me  semblaient  alors  pensifs  et  sérieux. 
Au  bourg  oil  je  naquis  ,  bourg  où  ma  mère  est  morte , 
Dès  long-temps ,  nos  parens  demeuraient  porte  à  porte , 
Ils  étaient  bons  voisins,  et  nos  mères  souvent 
L'une  à  l'autre  en  sortant  confiaient  leur  enfant. 


REVUE  DE  PARIS. 

Nous  étions  tout  petits  et  nous  jouions  ensemble. 
Vint  l'âge  du  collège ,  où  l'on  pleure  et  l'on  tremble  ; 
Les  vacances  suivaient ,  jours  de  paresse  et  d'or; 
Je  rentrais  chez  ma  m^re  et  nous  jouions  encor. 
Une  fois ,  la  dernière,  à  la  fin  de  septembre, 
Elle ,  légère ,  svelte  et  fine  comme  l'ambre , 
Et  moi  joyeux,  bruyant,  je  Tétais  autrefois, 
Nous  avions  épuisé  tous  nos  jeux  dans  les  bois , 
Sur  la  mer  du  jardin  fait  de  grandes  nacelles  ; 
Nous  avions  déniché  de  blanches  tourterelles , 
Cueilli  la  clématite  arborée  aux  vieux  murs , 
Et  de  notre  verger  dérobé  les  fruits  mûrs. 
Nous  nous  étions  tous  deux  assis,  seuls,  sur  la  pierre 
'Bordant  de  nos  maisons  la  porte  hospitalière, 
Et ,  joueurs  obstinés ,  fatigués  de  nos  jeux , 
Nous  jouions  avec  l'air  en  y  soufïlant  tous  deux. 
Le  soir  vint  ;  avec  lui  vint  aussi  le  silence , 
Mêlé  des  bruits  lointains  que  la  brise  balance. 
Nous  nous  taisions  tous  deux ,  et ,  la  main  dans  la  main , 
Pensions  qu'il  me  fallait  partir  le  lendemain. 
L'espérance  appartient  même  aux  plus  jeunes  peines  : 
«c  Tu  reviendras,  dit  Laure,  aux  vacances  prochaines, 
Et  tu  verras  alors,  le  matin  nous  jouerons  ; 
Mais  le  soir,  si  tu  veux ,  ainsi  nous  causerons.  » 
Et  nous  n'avions  rien  dit ,  et  je  répondis  :  (c  Laure , 
Oui...  oui,  le  soir  ainsi  nous  causerons  encore.  » 
Je  partis.  Je  revins  après  un  an  passé. 
Quand  ma  mère  et  ma  sœur  m'eurent  bien  embrassé , 
Moi ,  je  demandai  Laure  ;  et ,  parlant  de  la  sorte  : 
ti  Comment,  tu  ne  sais  pas?  la  pauvre  fille  est  morte  !  » 
Dit  ma  sœur.  Et  ma  mère ,  avec  un  âir  serein  , 
Reprit  :  (t  Sa  mort  nous  a  fait  beaucoup  de  chagrin  ! 
Allons ,  va  t'habiller  pour  le  bal  qui  commence.  » 
Puis ,  quand  je  fus  le  soir  dans  la  salle  où  l'on  danse  , 
La  mère  de  ma  Laure  accourut  et  me  dit  : 
«t    Ah  !  te  voilà.  Bonjour  !  Voyez  comme  il  grandit.  » 
Moi ,  depuis  le  matin  ,  j'avais  sous  ma  paupière 
Une  larme  de  deuil ,  affreuse  !  la  première  ! 
Et  je  cherchais  un  cœur  où  la  verser.  Mais  rien. 


336  REVUE  DE  PARIS. 

EL  cette  larme  alors  retomba  sur  le  mien. 
Je  fus  chercher  sa  tombe  afin  de  l'y  répandre; 
L'herbe  couvrait  sa  tombe  et  vint  me  la  défendre. 
Je  yardai  ma  douleur,  ne  sachant  où  pleurer. 
Cette  larme  en  mon  cœur  a  donc  dii  demeurer  ; 
El  lorsque  je  me  trouble  à  votre  nom  de  Laure 
Prononcé  devant  moi,  c'est  qu'elle  y  treml)le  encore. 
C'est  que  ce  fut  alors,  pour  la  première  fois , 
Que  j'entrevis  le  monde  et  compris  bien  sa  voix , 
Voix  qui  dit  que  le  temps  ,  ce  maître  inexorable. 
Ne  laisse  rien  durer  de  ce  qu'on  croit  durable  , 
Et  fait  vite  pousser,  pour  voiler  sa  rigueur. 
L'herbe  sur  une  tombe  et  l'oubli  sur  le  cœur. 

Frédéric  Sollié. 

THÉÂTRES.     —    PORTE-SAl?iT-MARTIN.   —    KARL    OU    le    Châti- 

Dient ,  diame  en  quatre  actes,  par  MM.  Lockroy  et  Anicet 
Bourgeois.  —  L'Espagne  est  le  pays  des  crimes ,  rAllemagne  le 
pays  des  remords.  Un  homme  dont  le  crâne  est  plombé  par  un 
beau  soleil  de  Cadix  se  laisse  aller  auxdouceurs  du  meurtre.  Le 
lendemain ,  un  nouveau  soleil  entrelient  le  feu  de  sa  tète  au 
même  degré  de  chaleur  et  torréfie  tous  ces  germes  de  repentir 
méditatif  qui  ne  peuvent  croître  qu'en  Saxe ,  en  Bavière  ou  en 
Hollande,  patries  des  redingotes  à  brandel)ourgs,  des  enge- 
lures et  du  remords.  Karl,  qui  s'entend  aux  affaires  de  meur- 
tres ,  se  soumet  à  cette  logique  du  théâtre  qui  n'admet  pas  un 
Espagnol  regrettant  son  crime  et  un  Allemand  sourd  aux  cris 
de  sa  concience.  Il  tue  fort  proprement  son  ami  Alfonsc,  près 
du  château  d'Almeïda  ,  dans  une  partie  de  chasse ,  d'un  couj)  de 
fusil;  épouse  sa  femme ,  doua  Juana  ;  adopte  son  fils  Fernando , 
et  vient  cuver  celle  belle  action  en  Norwége.  Là  il  s'arrange 
une  vie  suportable,  une  vie  d'expiation;  il  fait  enrager  sa  femme  et 
Fernando  i)ar  les  brusqueries  les  plus  folles.  Son  château  est 
noir  ,  sordide  ,  meublé  de  chaises  fripées ,  éclairé  à  la  chan- 
delle ,  et  il  faut  dire  en  passant  que  le  matériel  de  la  Porte- 
Sainl-3Iarlin  ajoute  admirablement  à  celle  couleur.  Dans  cette 
retraite ,  composée  d'un  :  alon  fané  de  Lucrèce  Borgia  ,  d'une 
chambre  de  Marie  TiiiOR  ,  d'un  panneau  de  Richard  d'Arling- 


REVUE  DE  PASIS.  ôô7 

TON  et  d'une  armoire  des  MALcoisTETis  ,on  pourrait  devenir  fou, 
si  l'on  n'était  criminel.  Karl  est  simplement  criminel,  ennuyeux 
et  ennuyé.  Sa  femme  a  stéréotypé  sur  son  visage  une  grimace 
moitié  espagnole,  moitié  Norwégienne ,  de  l'effet  le  plus  désa- 
gréable. Toute  la  famille ,  couverte  de  fourrures ,  grelotte  et 
pleure  sans  cesse  ;  puis  il  y  a  des  raccommodemens  ,  des  effu- 
sions ,  des  accolades  à  n'en  plus  finir.  Dans  le  troisième  acte , 
M"»  Georges ,  dont  la  grimace  est  bien  excusable  quand  on 
songe  à  l'étrange  manière  d'être  de  son  mari  Karl ,  se  précipite 
au  moins  trois  fois  dans  ses  bras.  C'est  beaucoup  pour  M"e  Geor- 
ges, qui  ne  se  précipite  pas  aussi  facilement qu'ellele voudrait; 
beaucoup  surtout  pour  Lokroy,  dont  la  frêle  stature  ne  résiste 
pas  à  de  pareils  assauts.  M""  Georges,  fortement  emballée 
dans  une  immense  robe  de  satin  blanc ,  bordée  de  cygne ,  roule 
sur  son  pauvre  Karl  comme  un  vaste  édredon.  Dans  les  efforts 
de  cette  scène  éléphantique ,  l'édredon  vient  à  crever,  et  les 
débris  légers  de  la  fourrure  voltigent  sur  les  cheveux ,  sur  la 
barde  et  dans  la  gorge  de  Karl ,  qui  se  trouve  anéanti  ,  étouffé, 
couvert  de  plumes ,  et  ressemble  à  un  cardeur  de  matelas. 

Pour  égayer  cet  intérieur  pleurard  et  glacé,  survient  le 
comte  d'Almeïda  ;  il  a  quitté  l'Espagne  pour  courir  après  le 
meurtrier  de  son  fils  :  Karl  éprouve  des  remords  si  niais ,  si 
expansifs  ,  si  grimaciers ,  qu'ils  laisse  bientôt  percer  à  jour  son 
secret:  le  vieillard  écoute  ces  demi-révélations  en  faisant  aussi 
une  grimace  inexprimable ,  et  propose  un  duel  à  Karl;  celui-ci 
brise  son  épée  et  présente  sa  poitrine  au  comte  qu'il  trouve  trop 
cassé  pour  accepter  le  combat;  le  vieil  Espagnol  n'a  plus 
d'autre  espoir  qu'en  Fernando ,  qu'il  veut  mettre  aux  prises 
avec  le  meurtrier  de  son  père.  Doua  Juana,dont  la  grimace 
vient  d'acquérir  une  intensité  alarmante  ,  fait  asseoir  son  fils  à 
ses  côtés,  lui  conte  une  histoire  fort  longue  pour  lui  révéler  que 
Karl  est  son  véritable  père,  et  défend  au  jeune  homme  de 
courir  la  chance  d'un  parricide.  <;  11  est  trop  tard  ,  ma  mère, 
je  viens  de  le  tuer.  »  C'est  M"»  Noblet,  chargée  du  rôle  de 
Fernando ,  qui  dit  ce  dernier  mot  avec  une  expression  de  can- 
deur et  d'effroi  qui  fait  honneur  à  sa  haute  intelligence. 

Les  auteurs  de  ce  drame  ont  voulu  l'envelopper  de  terreur  et 
de  fatalité.  Ils  n'ont  réussi  qu'à  le  couvrir  d'une  sorte  de  torpeur 
fatigante  comme  les  engourdissemens  de  l'opium  ;  il  est  décidé 


358  REVUE  DE  PARIS. 

à  l'avance  que  Karl  doit  mourir  par  le  duel  ou  le  suicide , 
ou  la  justice  humaine.  Cette  certitude  accjuise ,  il  est  dur 
de  subir  tous  les  monologues  du  meurtrier ,  de  le  suivre 
dans  les  développemens  psychologiques  de  sa  position.  Rien 
n'est  moins  attendrissant  que  ces  sanglots  étouffés  ,  ces 
soulèvemens  de  poitrine,  ces  redressemens  de  cheveux  et 
ces  longues  enjambées  :  11  n'y  a  lu  aucun  élément  de  pitié, 
d'intérêt;  et  d'ailleurs,  il  y  a  long-temps  que  nous  sommes 
aguerris  contre  les  remords  de  théâtre ,  la  plus  fausse ,  la 
plus  stérile,  la  plus  énervante  des  inventions  dramatiques, 
quand  elle  se  borne  à  des  déclamations ,  à  des  cris  ,  à  des 
explosions  de  conscience.  L'œuvre  de  MM.  Lockroy  et  Anicet 
n'est  d'aucun  temps,  d'aucune  époque:  pour  toute  couleur 
locale  ,  il  y  a  des  peaux  de  renard  adaptées  à  des  habits  de 
velours  ;  une  misère  froide ,  une  tristesse  souffreteuse  régnent 
dans  cette  famille  fourrée;  on  croit  qu'il  y  a  des  rats 
dans  les  soUves  du  plafond  et  que  les  personnages  n'ont  pas 
de  chemise ,  les  portes  et  les  fenêtres  s'ajustent  aussi  mal  que 
leur  dialogue,  et  il  ne  fait  pas  plus  clair  dans  leurs  salons 
que  dans  leurs  âmes  ;  la  pleurnicherie  de  Lockroy  et  les  cris  de 
M^'o  Georges  leur  ont  pourtant  valu  une  de  ces  ovations  que 
M.  Harel  a  consacrées  comme  sur'etitr'actes  :  on  les  a  rede- 
mandés ,  et  avec  eux  31""  N  oblet ,  qui  le  méritait  bien. 

Vaudeville  — LES  boudeurs. —Les  feuilletonistes  sont  sur 
les  dents  :Ies  théâtres  courent  la  poste,  et  la  critique  ne  peut  les 
suivre.  Coup  sur  coup  les  premières  représentations  se  succèdent. 
Après  la  chasse  aux  maris  voici  les  boudeurs,  petite  pièce 
de  circonstance,  tableau  de  mœurs  pohtiques,  que  M.  de 
Longpré  destinait ,  dit-on  ,  au  Théâtre-Français ,  et  qu'il  a 
fallu  chausser  de  couplets  pour  lui  faire  traverser  le  ruisseau 
de  la  rue  Saint-Honoré.  Ce  tire  de  boudeurs  fait  assez  pressen- 
tir un  tableau  des  rancunes  aristocratiques  du  faubourg  Saint- 
Germain  contre  le  gouvernement  actuel:  un  marquis  de  Fer- 
ville  et  un  baron  de  Monricard  s'ennuient  à  la  campagne  avec 
leurs  femmes  et  leurs  filles ,  qui  ne  s'amusent  guère:  unhomme 
de  transaction ,  un  roué  politique,  leur  tourne  si  bienla  tête, 
qu'ils  envoient  au  diable  leurs  bouderies,  leurs  résolutions, 
et  se  commandent  des  habits  à  la  française  pour  le  bal  de  la 
cour  citoyenne  :  du  même  coup ,  il  fait  conclure  le  mariage  de 


REVUE  DE  PARIS.  Ô39 

son  neveu  avec  M""  Louise,  fille  de  la  marquise  boudeuse  : 
ce  petit  proverbe  ,  dont  l'action  est  claire  et  transparente  com- 
me une  toile  d'araignée  ,  est  traité  avec  infiniment  de  goftt  et 
de  délicatesse.  On  applaudissait  à  une  foule  de  mots  spirituels  , 
jetés  sur  des  scènes  d'un  bon  comique,  et  surtout  à  la  création 
d'un  personnage,  assez  commun  dans  notre  nouvelle  société. 
C'est  un  capitaine  delà  garde  nationale,  qui  prend  très  au  sé- 
rieux ses  épaulottes ,  et  dont  la  femme  dit  :  notre  compagnie  , 
notre  bataillon.  —  Nous  tlomierons  notre  démission,  nous 
allons  à  la  cour,  etc.  Nous  recommandons  les  eoudecrs  au 
public  qui  aime  l'esprit  distingué ,  et  s'amuse  des  sarcasmes 
qui  n'arrivent  jamais  à  la  grossièreté.  Les  griselles  qui  aiment 
l'uniforme  sont  prévenues  que  M.  Brindot  paraît  au  dernier 
acte  en  officier  du  4«  régiment  de  hussards:  dolirnan  et  pelisse 
rouges,  pantalon  bleu  de  ciel,  tresses  et  corde ù  fourrage  d'ar- 
gent, éperons  noirs. 

—  GYMNASE.  —  U>E  CHAUMIÈRE  ET  SON  COEUR  !  Ce  poiut  d'CX- 

clamation  est  sur  l'affiche ,  je  vous  en  préviens  ;  il  doit  être  du 
fait  de  M.  Poirson,  le  directeur-affiche,  l'homme  des  lettres 
capitales ,  des  lettres  grasses  et  des  italiques.  Si  par  un  re- 
tour de  fortune  le  Gymnase  venait  à  perdre  sa  clientèle  de 
clercs  dévoués  et  qu'il  fallût  à  tout  prix  la  rappeler ,  l'affiche 
de  son  théâtre  serait  un  jour  ainsi  composée:  Théâtre  du 
Gymnase  Dramatique ,  dirigé  par  M.  Poirson-Delestre , 
chevalier  de  la  Légion-d!' Honneur,  ayant  calèche,  coupé,  et 
portant  lunettes.  Quel  que  soit  le  sens  de  ce  point  d'admira- 
tion, laissons-en  l'honneur  ù  qui  l'a  inventé.  M.  Poirson  peut 
même  ,  s'il  lui  convient ,  le  transposer  et  le  placer  après  le  nom 
de  M.  Scribe;  nous  n'y  verrons  qu'un  acte  de  reconnaissance 
envers  l'auteur  qui  a  fait  sa  fortune  ,  et  lui  a  donné  un  attelage 
et  des  lunettes  d'or. 

C'est  un  parti  pris  ;  nous  allons  voir  tomber  un  à  un  tous 
les  préjugés  romanesques  ;  M.  Scribe  s'est  fait  le  chef  d'une 
bande  noire  qui  va  mettre  le  maiteau  dans  l'édifice  de  la  sen- 
timentalité et  coucher  sur  le  sol  les  débris  de  la  passion  de  con- 
vention. Être  aimé  ou  mourir  est  le  premier  coup  portéàl'aw- 
ioMjsme ,  qui  a  passé  du  théâtre  dans  le  monde.  Une  chaumière 
ET  SON  coeur  est  une  critique  des  mœurs  désintéressées  et  pro- 
létaires de  ces  amours  qui  foulent  aux  pieds  le  rang  et  les 


340  REVUE  DE  PARIS. 

guinées ,  qui  brisent  des  blasons  et  répondent  à  tout  :  Qu'est- 
ce  que  cela  me  fait,  à  moi  ? 

Un  Anglais  riche,  comme  le  sont  tous  les  Anglais,  au  théâtre 
en  général ,  et  au  Gymnase  en  particulier ,  enlève ,  en  voya- 
geant sur  les  grandes  routes,  une  petite  fille  de  douze  ans,  jolie, 
appétissante  comme  la  mousse  d'un  verre  de  porter,  qui  jouait, 
sautillait ,  pétillait  devant  un  cottage  ;  pur  caprice  d'Anglais 
qui  aime  les  jolis  enfans ,  comme  un  joli  boule-dogue  ,  comme 
un  joli  poney.  Cette  petite  fille  a  grandi  ;  ses  dix-huit  ans  ont 
sonné.  Lord  Wolsey,  un  jour  qu'il  était  en  culotte  courte  et 
que  les  mailles  de  son  bas  transparent  laissaient  entrevoir  la 
chair  de  ses  mollets ,  fait  asseoir  Jenny  ,  s'assied  près  d'elle , 
lui  prend  la  main  gauche ,  la  regrrde  entre  les  deux  yeux  et 
lui  dit  :  «  Je  veux  vous  épouser.  »  Jenny  retire  sa  main  et  de- 
mande à  réfléchir.  Lord  Wolsey, qui  veut  utiliser  sa  toilette  et 
produu'e  quelque  part  des  effets  de  culotte  courte  ,  va  passer 
la  soirée  dans  une  réunion.  Jenny,  seule  ,  rappelle  un  à  un  tous 
ses  souvenirs  d'enfance ,  se  demande  s'il  n'y  a  pas  dans  le  monde 
un  être  qu'elle  aime  mieux  que  son  protecteur ,  et  se  souvient 
à  propos  qu'elle  a  barboté  dans  les  mares  d'une  ferme  avec  un 
jeune  polisson  nommé  John  Gripp.  Son  imagination  grandit  cet 
individu,  le  façonne,  l'embellit,  l'orne  de  raille  quahtés  agrestes 
et  honorables  ;  il  faut  qu'elle  le  voie ,  l'embrasse ,  l'aime  et  l'é- 
pouse .  Lord  Wolsey ,  son  luxe  ,  ses  chevaux ,  sa  maison , 
qu'est-ce  que  cela  lui  fait,  à  elle  ?  Donc ,  en  pleine  nuit ,  elle 
s'échappe  du  château  et  court  à  la  taverne ,  où  bien  certaine- 
ment John  Gripp  l'attend  tous  les  jours  ;  mais  John  Gripp  est 
un  atroce  marchand  de  bœufs;  mais  John  Gripp  sent  le  suif, 
jure,  sacre,  boit ,  corrompt  des  intendans  pour  attraper  des 
fermages ,  perd  tout  son  argent  au  jeu  ;  John  Gripp  enfin  est  un 
paysan  madré  ,  brutal,  avide,  qui  va  épouser  la  maîtresse  de 
la  taverne  où  Jenny  s'est  présentée  pour  être  servante. 

Autre  escapade.  Jenny  laisse  là  son  Gripp  ,  se  sauve  par  une 
fenêtre  et  retourne  au  château  ,  et  à  lord  Wolsey  ,  qui  a  tout 
appris.  Celui-ci,  délicat  outre  mesure ,  veut  absohiment  faire 
de  Jenny  madame  Gripp.  Avez-vous  remarqué  qu'au  théâtre 
on  nous  donne  des  Anglais  idéalement  généreux,  résolument 
suicides  quand  on  n'en  fait  pas  des  êtres  parfaitement  ridicules, 
des  éléphans  gloutons  qui  demandent  toujours  des  beef steaks , 


REVUE  DE  PARIS.  341 

en  disant:  Je  vouloir  des  pommes  de  terre  beaiecoup  fort. 
Jenny  se  défend  comme  elle  peut  de  celte  générosité  qui  lui  fait 
lioireiir,  et  fait  comprendre  enlin  à  lordWolsey  que  c'est  lui  qu'elle 
veut  épouser,  lui  et  son  château,  et  sa  riche  vaisselle ,  etson  linge 
odorant, et  ses  chevaux,  et  sa  culotte  courte,  et  ses  bas  à  jour. 

M"e  Sauvage ,  petite  salamandre  sortie  vivante  des  débris 
fumans  de  la  Ga//é-Pixérécourt,  et  qui  n'a  pas  voulu  s'engager 
avec  la  Ga?Vé-Bernard-Léon,  a  débuté  dans  cette  pièce  com- 
posée pour  elle  par  MM.  Scribe  et  Laforét:  son  intelligence  si 
line  et  si  délicate  l'a  bien  vite  initiée  aux  petits  secrets  de  l'art 
dramatitiue  qui  règne  au  Gymnase.  Elle  a  été  distinguée  et 
spirituelle  surtout  dans  celte  scène  de  désenchantement  où  la 
grossièreté  de  John  Gripp  la  dégoûte  pour  jamais  des  inclina- 
lions  de  chaumière:  la  décence  et  la  sensibilité  mesurée  de  son 
jeu  ont  jeté  du  charme  sur  les  scènes  du  1<='' et  du  2<=  actes. 
Boutié  s'est  donné  dans  le  rôle  de  John  Grii)p  des  allures  de 
rustaud  fort  comiques. 

Le  succès  de  cette  pièce  a  été  consacré  à  la  première  repré- 
sentation par  des  applaudissemens  partis  de  bonne  source.  Un 
siffiet  systématique  a  seul  troublé  le  couplet  linal  ;  mais  une 
trenlaine  de  lutteurs  du  parterre  ont  livré  combat  à  cet  oppo- 
sant déterminé.  Un  instant  sa  vie  a  été  en  danger,  malgré  sa 
bonne  contenance.  Je  préférerais  la  position  de  l'ours  Carpo- 
/flm,  harcelé  par  les  cent  dogues  de  la  barrière  du  combat,  à 
celle  de  ce  courageux  citoyen. 

On  a  fait  à  cette  pièce  le  reproche  de  ressembler,  quant  à 
la  donnée,  aux  premières  amours,  deM.  Scribe.  Ce  n'est  peut- 
être  là  qu'une  chicane ,  tant  les  détails  diffèrent,  tant  les  effets 
employés  cette  fois  sont  nouveaux  et  piquans.  Nous  ne  savons 
pas  quelle  est  la  part  des  deux  auteurs  ;  mais  à  coup  sûr 
M.  Scribe  a  dû  s'applaudir  de  l'adjonction  d'un  collaborateur 
qui  a  dépensé  dans  le  feuilleton  d'un  journal  important  beau- 
coup d'esprit  et  d'invention. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Pages. 

Les  Piédicaleurs  du  Carême,  par  M.  Philarète  Chasles    .  îî 
Théâtre-Français.  —  Jngelo  Malipieri,  de  M.  Victor 

Hugo ,  par  M.  A.  Granier  de  Cassagnac 24 

Challcrton  et  le  moine  Rowley ,  par  M.  G.  Goqiierel    .     .  41 

Le  Château  d'Écouen ,  par  3L  Léon  Gozlan 58 

Variations  de  rÉglise  française ,  par  M.  Marc  Ogier  .     .  112 

Italie.  —  Un  Dimanche  à  la  Villa  Catalani,  par  M.  Méry  .  120 

Les  Vaudevillistes,  par  31.  Paul  Vermond 154 

L'Égoïsme  et  la  Peur ,  par  M.  Antoni  Deschamps    .     .     .  ISO 
De  la  Langue  et  des  Styles ,  par  M.  A.  Granier  de  Cas- 
sagnac    135 

Visite  à  Abbotsford ,  par  M.  Washington  Irving.     .     .     .  160 

André,  —  Léoni ,  de  George  Sang,  par  M.  Ad.  Guéroult  .  18G 
Les  Femmes  poètes  au  dix-neuvième  siècle ,  M"'"  Tastu , 

par  M.  Antoine  de  Latour 200 

Huit  jours  au  château  de  Montfîllon ,  par  M.  Frédéric 

Soulié 214 

Musique.  —  Variétés,  par  M.  Castil-Blaze 266 

Au-delà  du  Rhin ,  par  Lerminier ,  (  Extrait  de  la  Revue 

des  Deux-Mondes.) 27î) 

Lucie  ,  élégie  ,  par  Alfred  de  Musset.  (Extrait  de  la 

Revue  des  Deux-Mondes.) 320 

Chronique ,    .  524